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La question que posent les sectes en Palestine au temps de Jésus est capitale. En effet, si le christianisme naît de ce vague quelque chose que, de plus en plus nombreux aujourd’hui, les historiens-théologiens nomme le « mouvement de Jésus » ou le mouvement des disciples de Jésus, force est d’abord de constater que, pas plus que de Jésus dans les sources profanes ou les sources juives, il n’est question d’un tel mouvement ; il faut ensuite se demander si d’aventure, parmi les sectes juives que nous connaissons, telle ou telle d’entre elles, ne pourrait pas être ce mouvement, à cette nuance qu’il porterait un autre nom.
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Renan en avait fait presque l’hypothèse en qualifiant le christianisme « d’essénisme qui avait réussi". D’autres historiens avec lui et après lui ont exploré cette piste qui n’est pas tout à fait dénuée de consistance, mais tout-à-fait convaincante non plus.
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Dans son petit livre, intitulé « Les sectes juives au temps de Jésus »[1] Marcel Simon consacre un chapitre à la secte des Esséniens. Du moins par rapport à celle-ci, on peut écrire que l’on en sait plus qu’au temps de Renan, puisque les découvertes de Qumran portent, non exclusivement mais principalement, sur l’essénisme. Mais le chapitre IV a pour titre « Autres sectes palestiniennes », où il écrit : « Si important qu’ait été le groupement essénien de Qumran, il est très loin de représenter à lui seul toute la réalité complexe, nuancée, mouvante, du judaïsme marginal. Il n’est qu’une secte entre beaucoup d’autres (…) Nous les connaissons grâce à quelques auteurs ecclésiastiques de l’Antiquité (…) Nous pouvons donc nous en tenir, pour l’essentiel, aux listes les plus anciennes. Elles se trouvent chez Justin Martyr (Dialogue avec Tryphon, 80, 4) et chez Hégésippe, cité par Eusèbe (Histoire ecclésiastique, 4,22,7), tous deux auteurs du IIème siècle. L’un et l’autre parlent de sept sectes, chiffre symbolique et certainement arbitraire. L’un et l’autre mentionnent les Pharisiens et les Sadducéens ; Hégésippe nomme également les Esséniens et les Samaritains. A ces sectes bien connues, tous deux en ajoutent d’autre, dont l’identité est beaucoup moins claire. Ce sont les Galiléens, les Hémérobaptistes et les Masbothéens chez Hégésippe, les Génistes, les Méristes, les Galiléens, les Helléniens et les Baptistes chez Justin. Joignons-y les Nasaréens que décrit Epiphane et nous aurons réuni les éléments essentiels d’un tableau qu’il s’agit maintenant d’éclairer ».[2]
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Mais Marcel Simon, pourtant grand spécialiste, ne va pas éclairer beaucoup ce tableau.
Et, notamment sur la sectes des « Nazoréens », il est particulièrement discret. [3] Il l’est tout autant dans le chapitre VI, intitulé « Les sectes juives et le christianisme »[4] M. Simon écrit : « On doit noter tout d’abord que le christianisme n’a fait au début qu’ajouter une nuance de plus à un tableau déjà singulièrement bigarré. Il constitue au premier stade de son développement, une secte juive parmi d’autres : « l’hérésie des Nazaréens est mentionnée par les Actes des Apôtres (24, 5) au même titre que « l’ hérésie des Sadducéens (5, 17) et celle des Pharisiens(15, 5) ».
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C’est vraiment vite dit ! Le christianisme « au premier stade de son développement » n’a pas fait qu’ajouter une « nuance de plus » ! Le christianisme naissant est l’une ou plusieurs de ses sectes.
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Au demeurant, on les distingue mal les unes des autres. Le chiffre sept, identique chez Justin et chez Hégésippe est, en effet, symbolique et arbitaire et ne correspond à aucune valeur réelle, étant donné qu’une même secte peut avoir plusieurs noms différents, de même qu’un même nom peut désigner des sectes différentes. C’est le flou le plus complet quant aux réalités qui se trouvent en arrière-plan. Toutefois, c’est vraiment trop peu dire que de signaler en passant que les Actes des Apôtres mentionnent la secte des Nazoréens. Les Actes des Apôtres mentionnent surtout que Paul, arrêté à la fin de sa carrière missionnaire et mis en jugement est accusé d’être « un chef de file de la secte des Nazoréens » [5] Mais ce qui est pour le moins étrange, c’est que l’auteur semble oublier que Jésus est constamment appelé le Nazoréen, dans les évangiles synoptiques. (Dans l’évangile johannique, le qualificatif n’apparaît que vers la fin).
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Toute une savante littérature existe sur les origines possibles du terme de « nazoréen » que, jusque vers les années 1960, toutes les éditions du Nouveau Testament orthographiaient « nazaréen », pour créditer un rapport avec la ville de Nazareth, (à l’existence au demeurant très hypothétique au temps de Jésus). Mais systématiquement, on veut ignorer ce qu’un auteur du IVème siècle, Ephiphane de Salamine, nous apprend sur les Nazaréens. Notons que Justin et Hégésippe, qui sont des auteurs du IIème siècle (et même début du IIème siècle) ne mentionnent ni l’un ni l’autre dans leur liste, la secte des Nazoréens. Mais, d’après ce qu’en dit Epiphane qui dresse une liste des sectes de son temps, c’est-à-dire des sectes déviantes du christianisme orthodoxe, les Nazoréens ont un passé très ancien antérieur même à Jésus-Christ. Epiphane connaît encore une autre secte qui précèdent même les Nazoréens et qu’il appelle les « Jesséens » : « Viennent après eux, dans l’ordre, les Nazoréens qui existaient à la même époque ; qu’ils aient vécu avant eux, avec eux ou après eux, ils sont de toutes façons leurs contemporains ; je ne puis indiquer d’une manière plus précise qui a succédé à qui. Car, comme je l’ai dit, ils étaient contemporains les uns des autres et avaient des conceptions semblables entre eux. (…) Ces gens se sont donné un nom qui n’est pas celui du Christ ni le nom même de Jésus, mais celui de Nazoréens (…) Tous les chrétiens étaient alors appelés semblablement Nazoréens ; mais il arriva qu’au bout de peu de temps ils furent appelés aussi Jesséens, avant qu’à Antioche les disciples ne commencent à être appelés Chrétiens ». [6]
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« Ils furent donc appelés alors Jesséens pendant une courte période après l’ascension du Sauveur (…) A la même époque, Marc annonçait l’Evangile dans la campagne égyptienne. C’est alors qu’on vit apparaître d’autres hommes qui se disaient disciples des apôtres, à savoir les Nazoréens dont je traite ici ; ils étaient de race juive, observaient la Loi et avaient la circoncision » [7]
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« Puis, sachant qu’il avait été conçu à Nazareth et élevé dans la maison de Joseph et qu’à cause de cela il est appelé dans l’Evangile « Jésus le Nazoréen – et les apôtres disent de même : « Jésus le Nazoréen », homem recommandé par des signes et des prodiges, etc – ils prirent le même nom et se firent appeler « Nazoréens » (…) Ces hérétiques déjà nommés dont nous traitons ici, laissant de côté le nom de Jésus, ne se donnèrent pas le nom de Jesséens ; ils ne continuèrent pas davantage à porter le nom de Juifs et ne prirent pas non plus le nom de Chrétiens, mais celui de Nazoréens, à ce qu’ils disent du toponyme de Nazareth ».[8]
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Les querelles savantes sur l’origine du terme de Nazoréen , Nazaréen ou « Naziréen » et un éventuel rapport avec la ville de Nazareth sont donc en cours aussi tôt que le IVème siècle : « Non pas « naziréens » qui se traduit par « consacrés » car c’était là un titre qu’on donnait anciennement aux premiers-nés offerts à Dieu, comme Samson et beaucoup d’autres après et avant lui. Jean-Baptiste fut lui aussi un de ces consacrés à Dieu (…) Ils ne s’appelèrent pas davantage « nazaréens »,car il y eut une hérésie des Nazaréens avant le Christ et elle ne reconnaissait pas le Christ »[9]
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La lecture de la notice 29, et d’ailleurs de tout le Panarion [10] d’Epiphane, nous en apprend plus sur la question nous en apprend plus que le livre de Marcel Simon ; mais elle laisse entrevoir que les chrétiens du IVème siècle se faisaient de leurs origines une image infiniment plus nuancée que celle qui s’est imposée par la suite. Cette image est, en outre, assez peu compatible avec ce que les quatre Evangiles laissent supposer.
Elle deviendra inacceptable. Le mouvement de Jésus ne serait donc rien d’autre que la secte des Jesséens, vite transformée en secte des Nazoréens. Jésus, chef d’une secte qu’il n’aurait même pas fondée ?
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jean-paul yves le goff
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[1] Marcel Simon, les sectes juives au temps de Jésus, PUF, 1960
[2] op. cit. page 75
[3] pages 89, 90, 91, 92
[4] p 114 et s.
[5] « Nous avons découvert que cet homme était une peste, qu’il provoquait des émeutes parmi touts les Juifs du monde et que c’était un chef de file de la secte des Nazoréens » Actes 24,5
[6] Epiphane, Panarion, notice 29,1, 3 cité par Aline Pourkier , « L’hérésiologie chez Epiphane de Salamine » Beauchesne, 1988, page 418
[7] Epiphane, Panarion, not. 29, 5, 4 ; Pourkier pages 447, 448
[8] Epiphane, Panarion, not. 29, 7, 1 ; Pourkier page 450
[9] id, not. 29, 5, 7 ; Pourkier, page 451
[10] Panarion =boite à remèdes