Patrice Grevet

Professeur honoraire de sciences économiques à l'université de Lille

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Billet de blog 12 mai 2025

Patrice Grevet

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Critique des verticalismes numériques et pistes pour une alternative

Ce billet critique les verticalismes numériques au sens de domination sans partage de processus verticaux utilisant le numérique dans la coordination économique, soit en allant unilatéralement de façon autoritaire du haut vers le bas, soit en comportant une phase ascendante plus ou moins démocratique et une phase descendante impérative pour le bas. Il propose des pistes pour une alternative.

Patrice Grevet

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La rédaction de cette note est partie de la lecture très suggestive du livre publié en février 2025 par Cédric Durand Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (collections de l'Institut La Boétie, éditions Amsterdam). Elle est partie aussi de la lecture antérieure ou postérieure d'auteurs qui apparaissent comme des références dans celui de C. Durand : Alexandre Bogdanov au début du XXe siècle[1], Otto Neurath entre les deux guerres mondiales[2], Paul Cockshott et Allin Cottrell fin du XXe-début du XXIe siècle[3]. D'une citation plus ou moins partielle par Cédric Durand d'un des quatre auteurs précédents, on ne peut pas tirer la conclusion d'un accord général. De profondes différences marquent les contextes de rédaction des uns et des autres et leurs rapports au numérique. Les premiers (Bogdanov et Neurath) précédent le développement du numérique, mais d'une certaine façon l'anticipent ; ils y auraient trouvé un outil majeur de la mise en œuvre de leurs conceptions. Au-delà des différences profondes entre les cinq auteurs cités, ceux-ci participent à une conception de la coordination économique que je qualifie de verticaliste au sens d'hégémonie (domination sans partage) de processus verticaux dans la coordination économique, soit en allant unilatéralement de façon autoritaire du haut vers le bas, soit en comportant une phase ascendante plus ou moins démocratique et une phase descendante impérative pour le bas. La coordination entre les agents économiques s'effectue de façon plus ou moins horizontale et verticale. Aujourd'hui une coopération entre deux paysans indépendants voisins disposant de moyens de production équivalents relève de l'horizontal; la fixation des taux d'intérêt par la Banque Centrale européenne constitue une intervention verticale sur les agents économiques. De façon la plus fréquente dans les rapports capitalistes, se mêlent des éléments horizontaux et verticaux marqués par des rapports de force inégaux, avec en premier lieu la subordination des salariés à leurs employeurs et des configurations d'exploitation en cascade à plusieurs échelles comme dans la sous-traitance ou avec la présence de créanciers. Comme l'analyse Ulysse Lojkine, le capitalisme couple un système d'exploitation et un système de coordination tous deux à plusieurs échelles[4]. C'est à partir de ce couplage actuel que se présentent deux grands types antagoniques de verticalisme numérique.

Deux types antagoniques de verticalisme

Le premier type est en œuvre aujourd'hui, c'est celui de firmes monopolistes, les GAFAM (Google renommé Alphabet, Amazon, Facebook renommé Meta, Apple, Microsoft), les BATX (géants de l'Internet chinois : Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), etc. Ce verticalisme s'inscrit dans les processus d'exploitation capitaliste, de domination, de contrôle des êtres humains, de destruction de la nature ; il est autoritaire, voire dans certains cas fascisant. Le second, celui des cinq auteurs mentionnés dans le paragraphe précédent, relève jusqu'à présent de la préconisation. Ces auteurs cherchent à aller vers le progrès de la vie humaine et l'équilibre avec la nature ; ils mettent l'accent sur la démocratie.

Le verticalisme impulsé par des firmes monopolistes

Le développement et l'usage du numérique sous l'impulsion de firmes monopolistes s'effectue sur un mode vertical ultra-centralisateur constitutif de positions monopolistiques leur permettant de drainer une part du surtravail résultant de l'exploitation capitaliste dans les différents secteurs de l'économie. Les monopoles du numérique utilisent eux-mêmes directement les connaissances qu'ils centralisent et vendent l'accès à celles-ci à d'autres acteurs (firmes capitalistes, États…) en leur imposant des péages. Dans les deux cas, ils tirent des rentes de la connaissance de multiples aspects de la vie de la société. Cette connaissance est utilisée pour contrôler et piloter des processus de production éclatés entre des centaines d'acteurs, des dizaines de pays et une multitude de marchés de consommateurs. Elle sert à contrôler et dominer les êtres humains[5]. Je ne développe pas plus sur le verticalisme impulsé par les firmes monopolistes; je renvoie à une vaste littérature notamment Durand 2025 p. 31-51.

Le verticalisme dans la recherche d'alternatives de progrès

Alexandre Bogdanov

Le verticalisme dans la recherche d'alternatives de progrès comporte des antécédents antérieurs au numérique même s'ils avaient pu l'anticiper plus ou moins. Ainsi Alexandre Bogdanov, qui fut un dirigeant bolchévique de premier plan, publia en 1908 L'étoile rouge, après donc sa rupture avec Lénine en 1907 sur la stratégie politique et sur l'opposition entre l'idéalisme au sens philosophique et le matérialisme[6]. L'étoile rouge raconte l'aventure d'un ingénieur russe, Leonid, arrivé sur une planète Mars habitée et organisée en une société communiste. Celle-ci s'est constituée pour résoudre par la construction socialisée de canaux un dramatique asséchement; l'évolution se fit de façon calme, sans véritables luttes de classe (Bogdanov op cit. p. 59-62). Tout est réglé par un Institut de statistiques omniscient : "L'Institut de statistiques a des agences partout qui suivent les mouvements des produits dans les dépôts, la productivité dans toutes les entreprises et les changements qui interviennent dans leur nombre d'ouvriers. De la sorte, il est aisé de voir ce qu'il convient de produire et en quelle quantité dans un délai précis et combien d'heures de travail sont nécessaires pour cela. L'Institut n'a plus ensuite qu'à compter les différences entre ce qui existe et ce qui devrait exister pour chaque branche d'industrie et de communiquer ses résultats partout. Le flot des volontaires rétablira alors l'équilibre… le travail est une exigence naturelle de l'homme social évolué et tous les moyens de coercition masqués ou déclarés sont chez nous inutiles" (p. 74). Lénine critiqua Bogdanov sur sa description d'un monde où régnait "l'impérialisme des machines", sur son "machinisme-idéalisme" (Bogdanov op cit. Préface p. 7).

Otto Neurath

L'économiste et philosophe autrichien Otto Neurath (1882-1945) représente la référence de loin la plus importante dans Durand 2025 p. 114-117. Antérieurement Cédric Durand et Razmig Keucheyan dans Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique (La Découverte, 2024) avaient présenté Neurath comme une des figures tutélaires de leur livre (p. 34). J'ai une appréciation plus contradictoire de Neurath qui me paraît constituer un mélange étrange de traits attachants - sa formidable capacité novatrice, l'attention qu'il porte au bien-être des gens en théorie et de façon pratique à propos du logement, l'importance qu'il attache à l'éducation populaire, son invention à cette fin d'outils graphiques, l'Isotype (système international d'éducation par l'image typographique) - et de traits inquiétants, l'étatisme et le technocratisme extrêmes, lui-même se définissant comme "Gesellschaftstechniker" (ingénieur de la société), position très contestable de faiseur de société coupé des luttes de classe (Zwer 2018 et Dale 2023).

Neurath s'est attaché aux règles de l'économie de guerre avec le rationnement, autre nom du calcul en nature (Durand et Keucheyan 2024 p. 32) à tendance égalitaire et avec le centrage sur les ressources réelles, les valeurs d'usage requises par l'État. Il voyait dans de l'économie de guerre la voie vers une économie souhaitable après la guerre au nom de l'opposition avec les désordres du marché. Je suis en en désaccord profond. Les hyper contraintes d'un état de guerre ou d'un état similaire ne sont pas l'inéluctable ou même le souhaitable dans une économie post-croissance en harmonie avec la nature. Elles peuvent s'imposer brutalement dans des épisodes à venir de la crise écologique, mais il s'agit de les éviter autant que possible et sinon de chercher à en sortir. Le développement de quantifications en nature est nécessaire face à la crise écologique et pour chercher à dépasser celle-ci. Mais un calcul en nature généralisé et centralisé faisant disparaître le calcul monétaire constituerait une utopie régressive. Dans un article précédent[7], j'ai essayé de justifier la nécessité à des fins écologiques et démocratiques d’indicateurs à la fois en nature et monétaires avec appui sur une monnaie dont l’émission serait émancipée de l’accumulation capitaliste. Cette monnaie serait une des conditions d'une gestion autonome d'entreprises démocratiques. À l'échelle de l'ensemble de la société, elle interviendrait en tant qu’outil général de mesure des coûts, y compris dans les secteurs non marchands. Des tableaux synthétiques des coûts et des financements auraient une place majeure dans les choix démocratiques prenant en compte l'incommensurabilité des valeurs d'usage.

Paul Cockshott et Allin Cottrell

Je vais considérer plus longuement l'ouvrage de Paul Cockshott et Allin Cottrell (désignés ensuite de façon résumée par "CC") parce que ces auteurs poussent à réfléchir par contraste à l'usage qui pourrait être fait des outils numériques face à la crise écologique. Je ne m'attacherai pas à tous les aspects de la description détaillée du cybercommunisme qu'ils promeuvent. Je me centrerai sur son cœur économique et politique. Au-delà d'objectifs très généraux incontestables dits de premier ordre (p.103-104), CC proposent des moyens de réalisation de ceux-ci concernant en particulier la coordination économique. ils rejettent le marché sauf pour les biens de consommation individuelle (par opposition aux consommations collectives d'éducation, de santé, etc.). Leur proposition est d'instaurer une planification reposant sur une comptabilité sociale en temps de travail. Les inégalités pourraient être éliminées par le paiement des personnes en certificats de travail correspondant à la quantité de travail considérée comme homogène qu'elles ont effectuée, paiement déduction faite pour les besoins collectifs. À des fins d'efficacité, la proposition est aussi de calculer les coûts en temps de travail total (direct et inclus dans les intrants) avec l'objectif de minimiser ce total pour une production donnée. La qualification de la main d'œuvre au-delà d'un niveau de base général est traitée comme un intrant produit à l'instar des machines. Le calcul du temps de travail total inclut des amortissements similaires pour les machines et la qualification des êtres humains allant au-delà d'une base (p. 71-74).

À ce point surgit la question vivement débattue depuis les années 1920 de l'information nécessaire. En 1922, Ludwig von Mises publia Die Gemeinwirtschaft (Socialisme) dans lequel il argumente la thèse selon laquelle le socialisme est voué à l'échec et irrationnel, car ne disposant pas de l'information venant des prix fixés par l'offre et la demande sur le marché. L'argument fut repris et développé par Friedrich A. Hayek depuis la fin des années 1930[8]. Contre Mises et Hayek, CC soutiennent qu'aujourd'hui un calcul économique bien plus rationnel que celui effectué en monnaie à partir des prix de marché est possible. Ils proposent d'utiliser les informations qui viennent de la demande sur le marché des consommations individuelles et des besoins d'intrants des consommations collectives déterminées par décision politique. Ensuite, pour optimiser les programmes de production notifiés impérativement aux organisations de production et fixer les prix, ils adoptent comme unité de mesure le temps de travail total intervenant dans la production d'un bien ou d'un service. Ils proposent de partir des analyses de coûts que toutes les entreprises, à l'exception des plus petites, ont déjà l'habitude d'effectuer à l'aide de tableurs. Ces analyses permettent de connaître la quantité de main d'œuvre et de chaque intrant utilisés pour un produit au cours d'une période donnée. Pour transformer une quantité d'intrant en temps de travail, CC proposent d'utiliser un tableau d'entrées-sorties détaillé en autant de produits qu'il en existe dans l'économie, produits qui se comptent en millions. Ils jugent que les ordinateurs actuels donneraient la puissance de calcul nécessaire dans un délai très court, d'autant que la valeur de nombreuses cases du tableau d'entrées-sorties serait nulle (pas besoin de chocolat pour construire un avion) et qu'une approximation suffirait pour minimiser de façon satisfaisante le temps de travail nécessaire (p.93-96).


Les TES (tableaux entrées-sorties) des systèmes actuels de comptabilité nationale sont établis en prix et bien moins détaillés. En France le TES comporte à son niveau le plus détaillé 38 produits et branches avec une correspondance univoque entre les deux. Un TES indique en ligne les consommations intermédiaires d'un produit par chacune des branches ; en colonne il indique pour une branche ses consommations intermédiaires des produits de chaque branche. Le TES indique aussi l'origine des ressources en produits venant de la production nationale et des importations, ainsi que la répartition des emplois finals de chaque produit entre la consommation finale, la formation brute de capital fixe, les variations de stocks, les acquisitions de biens de valeur et les exportations, cf. Ici et .


Les critiques que j'adresse à CC portent sur l'apparentement, ou, avec une connotation plus négative, l'accointance entre trois caractéristiques : un productivisme embarrassé, un usage spécifique de la programmation linéaire à l'échelle d'ensemble de l'économie, le verticalisme dans la coordination économique.

1) Comme indiqué ci-dessus, l'optimisation proposée par CC vise la minimisation du temps de travail total nécessaire à chaque production, donc une productivité maximale. En supposant que des mécanismes sociaux interdiront une telle minimisation par une intensification supplémentaire du travail, j'indiquerai plusieurs objections majeures.

* La première n'est pas signalée par CC. Considérer le travail qualifié comme un coût multiple du travail simple pousserait à limiter la formation où se mêlent de façon inextricable la préparation à l'exercice des métiers, la culture générale facilitant le passage d'un métier à un autre, favorisant de riches activités dans le temps libre et la participation à la vie de la cité. Il y a bien chez CC un aspect productiviste hérité du capitalisme, en rappelant d'ailleurs qu'une hausse de la productivité peut servir à la diminution du travail à produit donné ou à une augmentation du produit à temps de travail donné.

* La seconde objection est considérée par CC ; elle donne à leur productivisme un aspect embarrassé. Il s'agit de la consommation des ressources naturelles non reproductibles qui ne sont pas prises en compte dans la mesure du temps de travail. Cette objection est d'abord sous-estimée par les auteurs qui indiquent :"Nous préconisons d'utiliser le temps de travail comme unité de compte de base parce que nous pensons que la société est une affaire de personnes et que, pour le moment du moins, la façon dont les gens emploient leur vie restent plus importante que n'importe quelle ressource naturelle" (p.88). Les auteurs y reviennent plus loin en indiquant qu'il "s'agit là d'un enjeu sérieux" (p. 112)…"Nous soutiendrons le point de vue… selon lequel la destruction écologique est le résultat de tout mécanisme de décision « économique » c'est-à-dire de tout mécanisme de décision basé sur une fonction objective unique. Toute procédure de décision basée sur les prix ne transmet pas d'informations sur les conséquences écologiques et environnementales d'une ligne de conduite, car celle-ci sont complexes et ne peuvent être réduites à une écriture comptable. Toute évaluation non qualitative de l'impact environnemental est trompeuse. Les conséquences environnementales d'une action doivent être déterminées par la recherche scientifique et résolue par la lutte politique" (p. 114-115). CC proposent que les ressources naturelles d'un pays et plus tard du monde entier soit détenues et contrôlées par un organisme indépendant de ceux qui sont susceptibles de bénéficier de leur exploitation. Ils appellent cet organisme le Fonds pour l'environnement ; celui-ci pourrait accorder des licences à l'agence de planification en fixant des normes à respecter par les projets industriels utilisant les ressources naturelles. Ce fonds pourrait percevoir des loyers pour l'utilisation des terres par les particuliers ou les communes et imposer des surtaxes pour les produits dont la production et l'utilisation entraîneraient une détérioration de l'environnement. Les recettes sous forme de loyers ou surtaxes ne reviendraient pas au Fonds pour l'environnement, mais serait utilisé dans le financement d'autres services publics (p. 283-284).

2) La programmation linéaire est une méthode mathématique de détermination du meilleur plan d'action pour réaliser des objectifs donnés dans une situation où les ressources sont limitées. Le mathématicien et économiste soviétique Léonid Kantorovitch a ainsi proposé en 1939 une méthode d'optimisation des transports (minimiser la distance à parcourir ou le temps nécessaire pour desservir plusieurs points de livraison…). Cette méthode est très précieuse dans l'application à différents problèmes d'optimisation. Mais elle pose difficulté quand il s'agit de l'utiliser à l'échelle d'ensemble de l'économie pour fixer impérativement les programmes de production des entreprises. À cette fin, elle prend en compte les multiples caractéristiques des écosystèmes sous la forme de contraintes (en termes mathématiques, des inégalités imposant des plafonds à respecter[9].

Nota : Il serait possible d'envisager des méthodes d'optimisation multi-objectifs et / ou multi-échelles, non pas pour décréter impérativement d'en haut ce que les entreprises doivent faire, mais pour contribuer à la prise en compte par les divers acteurs de l'économie des effets cumulés de leurs activités.

3) Dans leurs chapitre 13 et 14, CC explicitent leur conception verticaliste de la démocratie dans la planification économique : "Il n'y a aucun problème technique à installer une console de vote sur chaque téléviseur pour nous permettre à tous de voter après avoir assisté à des débats menés par une assemblée représentative" (p.252) … "nous envisageons un système dans lequel des équipes d'économistes professionnels élaborent des plans alternatifs qu'il soumettent à un jury de planification qui choisira entre eux. Seules les décisions les plus importantes (le niveau des impôts, le pourcentage du revenu national consacré à l'investissement, à la santé, à l'éducation, etc. ) seraient soumises à un vote direct." (p.253). Ils soulignent que le système des prix en temps de travail permet de traduire les questions de politiques budgétaires nationales en des termes compréhensibles par tous les citoyens, par exemple ce que signifie travailler x heures par semaine pour soutenir le service de santé ou l'éducation (p.254). Dans un État acéphale, "les différents organes de l'autorité publique seraient contrôlés par des comités de citoyens tirés au sort. Les médias, les services de santé, les agences de planification et de commercialisation, les différentes industries auraient leurs jurys." (p.255)… "La planification est l'incarnation institutionnelle de la propriété commune des moyens de production… Sur la base de ses plans de production, la planification décide de l'utilisation de chaque bâtiment, équipement etc. … Nous ferons référence à des activités économiques particulières en tant que « projets ». Par projet nous entendons un ensemble coordonné d'activités conçues pour produire un résultat utile précis… le projet utilise des ressources- main-d'oeuvre, bâtiments et machines qui lui sont alloués par la planification. Ces projets de production sont des unités d'organisation de travail et non des personnes morales" (p.270-271). Les personnes sont directement employées à l'échelle de la société, la planification équilibrant les besoins en main d'œuvre et l'offre de travail par les personnes (p.275-276).

Au total les objections que je formule aux propositions de CC, comme à tout verticalisme visant le progrès, tiennent à leurs discordances avec les transformations radicales des "façons" de produire, de consommer, d'organiser l'espace qui devraient s'effectuer pour faire face à la crise écologique, pour protéger les gens de celle-ci et la dépasser. Les transformations sociales-écologiques à opérer ne se réduisent pas au partage indispensable des richesses ; elles ne sont pas l'enfermement dans les modes de production et de consommation existants ou passés. La coordination entre les agents économiques et les processus informationnels qui y participent devraient porter aussi sur de nécessaires innovations technologiques-sociales impulsées à la fois par de multiples initiatives autogestionnaires et par la puissance publique. Éric von Hippel a déjà montré pour le passé l'importance de l'innovation par les utilisateurs[10]. Il s'agirait d'aller beaucoup plus loin en tenant notamment compte de l'acuité actuelle de la crise du travail. Les "façons" de produire et de consommer apparaissent chez CC soit comme des données à un moment donné, soit comme des innovations venant de la recherche scientifique et du travail d'ingénieurs spécialistes. La possibilité de décisions et d'action locales est envisagée seulement pour des services publics dans les communes (chapitre 12 p. 227s.). Les entreprises ne constituent en rien chez CC un lieu de délibération et d'action collective autonome sur le contenu du travail, sa division, son organisation, sur la poursuite de divers objectifs écologiques, etc. Par exemple CC mentionnent parmi les objectifs généraux de premier ordre à atteindre : "la tentative de rendre le travail lui-même plus agréable et plus gratifiant sur le plan personnel" (p. 103). Mais de cette vague intention générale ne découle aucune conséquence concrète dans la suite de leur livre. Bien entendu, face à la crise écologique, la recherche et le travail de spécialistes sont nécessaires, mais en tant que contributions à la délibération collective et aux initiatives indispensables à tous les niveaux de la société incluant les collaborations horizontales entre les entreprises, entre celles-ci et les collectivités locales, etc. La tentative d'une alternative de progrès gardant un verticalisme serait inefficace pour assurer une transformation écologique de l'économie. Elle se heurterait du point de vue politique à la démagogie de droite et d'extrême-droite niant la gravité de la crise écologique, l'ampleur des efforts à effectuer dans la justice sociale, l'intérêt d'impliquer activement le plus possible de gens[11].

Cédric Durand et "la voie étroite d'un cyber-écosocialisme" (Durand 2025 p. 95-142)

Pour résoudre la crise écologique, Cédric Durand souligne la nécessité de la planification en particulier celle des investissements. Comme les auteurs précédents, il note le rôle crucial des moyens de collecte et de traitement de l'information. Il reprend de Neurath l'idée qu'une partie de la connaissance ne peut être saisie que lorsqu'elle est centralisée, mais qu'une autre partie ne peut être appréhendée qu'au niveau local. Les difficultés tenant à ce double caractère de la connaissance seraient à résoudre dans le processus délibératif organisé par la planification démocratique. La délibération définirait démocratiquement le type de développement souhaité. Les moyens technologiques d'information et de communication collecteraient des informations dispersées et nous les rendraient accessibles. Viendrait ensuite le moment des algorithmes et du calcul. Je partage tout à fait avec Cédric Durand la nécessité d'intégrer dans le processus, pour reprendre l'expression d'André Vanoli, un inventaire permanent de la nature, c'est-à-dire des indicateurs qui permettent d'appréhender l'état des écosystèmes et de fixer des objectifs sur leur évolution. Mais comme souligné précédemment, il faudrait combiner des indicateurs en nature et monétaires avec appui sur une monnaie dont l’émission serait émancipée de l’accumulation capitaliste, ce qui n'apparaît pas dans les propositions de Cédric Durand. Par ailleurs, pour tenir compte du double caractère de la connaissance, il faut des dispositifs institutionnels appropriés avec des délibérations et décisions multi-niveaux. Je conteste la formule de Neurath reprise par Cédric Durand (p. 117) selon laquelle il y aurait dans le processus délibératif "une lutte permanente entre l'expert et le citoyen entre des formes de connaissances centralisées et des formes décentralisées". Cette formule exclut les délibérations collectives des citoyens dans les territoires et les entreprises, délibérations intégrant les apports des experts.

Concernant la connaissance des besoins, Cédric Durand se réfère au site d'e-commerce chinois Temu qui est orienté vers la consommation discount et qui pousse le plus loin possible le consumérisme. Temu suggère à l'individu de consommer avec son réseau en proposant à ses amis de réaliser le même achat que lui. Plus le nombre de membres du réseau qui se joignent à l'achat est grand, plus le prix du produit est bas. Cette référence, outre son caractère ultra-consumériste, me semble problématique parce que Temu renouvelle dans la définition des besoins la séparation entre les consommateurs et les salariés producteurs, comme si la qualité du travail n'était pas un besoin premier. À l'opposé de cette perspective, il me semble que l'accent devrait être mis sur les interactions entre les citoyens et les producteurs salariés aux différentes échelles territoriales en intégrant les solutions à apporter à la profonde crise actuelle du travail, cette intégration constituant d'ailleurs un point d'appui majeur dans la lutte pour une bifurcation sociale-écologique.

Pour aller en ce sens, il me semble qu'il y a un obstacle politique à dépasser, obstacle qui se retrouve dans le programme "L’Avenir en commun" édition 2025 Ici. Celui-ci prévoit des mesures très importantes pour "Reconnaître la citoyenneté dans l’entreprise et des droits nouveaux aux salariés" avec notamment "Augmenter la représentation des salariés dans les instances de décision des grandes entreprises à au moins un tiers et inclure d’autres parties prenantes comme les associations environnementales ou de consommateurs". Mais ce programme n'inclut pas la perspective d'une pleine attribution de pouvoirs décisionnaires aux salariés dans l'entreprise.

Pour une alternative aux verticalismes numériques

Concernant l'alternative aux verticalismes numériques, je me bornerai à l'indication de pistes renvoyant à un texte ultérieur pour des développements. Ces pistes qui incluent l'usage d'outils numériques s'organisent autour de quatre termes interdépendants : pratiques autogestionnaires, coopérations horizontales, politiques publiques, planification écologique.

* L'expression "pratiques autogestionnaires" est avancée pour regrouper un ensemble de changements convergents : attribution de pouvoirs décisionnaires aux salariés dans les entreprises des hauteurs de l'économie assimilées en première approximation avec les entreprises grandes et intermédiaires au sens de l'Insee[12] et toutes les vraies coopératives[13], co-construction des services publics par leurs personnels, les usagers, et les citoyens, communalisme entendu comme la visée de l'autogouvernement à l'échelle locale contre la domination d'appareils d'État bureaucratiques, hiérarchisés et centralisés. La tradition communaliste vient de la Commune de Paris en 1871 ; elle n'est pas coupée alors de l'autogestion dans les entreprises. Dans son Introduction de 1891 à La Guerre civile en France de Marx, Friedrich Engels indique "Le 16 avril, la Commune ordonna un recensement des fabriques arrêtées par les fabricants et l’élaboration de plans pour donner la gestion de ces entreprises aux ouvriers qui y travaillaient jusque-là et devaient être réunis en associations coopératives, ainsi que pour organiser ces associations en une seule grande fédération"[14]. Nous pouvons établir une certaine analogie entre l'arrêt des fabriques en 1871 et la grève des investissements et des embauches que les capitalistes annoncent en cas de mesures portant atteinte à leurs exigences de rentabilité et d'accumulation. Les rappels ci-dessus n'empêchent pas de souligner que la Commune de Paris a pu manquer simultanément de coordination verticale en matière militaire[15].

* Il s'agirait de s'appuyer le plus largement possible sur des coopérations horizontales entre les entreprises, avec les collectivités et les services publics. Des outils numériques seraient utilisables pour des appels à coopération et des échanges itératifs sur les changements des modes de produire et de consommer, etc.

* Les politiques publiques seraient celles d'une "puissance publique" venant d'une recomposition radicale de l'État. Je renvoie à ce propos à Isabelle Garo, Ludivine Bantigny et Stathis Kouvélakis lors la Journée d'étude sur l'État organisée le 6 avril 2024 par l'Institut La Boétie Ici. Le texte de l'intervention de Stathis Kouvélakis, "Transformer l'État pour ne pas être transformé par lui" a été publié dans Contretemps Ici.

* Un cycle pluriannuel de la planification écologique pourrait commencer par l'élaboration d'un schéma préliminaire indicatif reposant sur un bilan de la situation à un moment donné et proposant de grandes orientations pour la période à venir. Il serait élaboré par un Conseil National à la Planification, débattu dans des instances à déterminer, puis discuté et voté par le Parlement. Ensuite le départ de la phase ascendante ne se limiterait pas aux délibérations citoyennes dans la commune. Les gens à partir de leurs situations de travail, interagissant avec les délibérations citoyennes sur les territoires, devraient être des acteurs de premier plan de la planification écologique dès les débuts de l'élaboration de celle-ci, leurs assemblées de base trouvant des relais dans les institutions des entreprises et dans les Comités de filière jouant le rôle d'intermédiaires avec les Commissions nationales de la planification écologique. La qualité du travail et les capacités collectives des travailleurs pour des transformations écologiques viendraient à l'avant de la scène, au lieu d'être traitées comme des questions secondes. Je souligne qu'il ne s'agit pas d'opposer les actions des gens à partir de leurs entreprises et le rôle de la puissance publique mais d'insister sur leur complémentarité contre les risques de l'émiettement paralysant et contre les illusions "managérialo-étatistes" sur l'efficacité du commandement descendant. Dans la phase ascendante de la planification, les entreprises démocratiques ébaucheraient une première version de leurs critères, programmes d'activité et coopérations avec d'autres entreprises. Elles se concerteraient pour ce faire avec les collectivités territoriales et avec un établissement du pôle bancaire socialisé ou une banque coopérative. La phase ascendante se clôturerait par une loi de planification donnant des repères aux entreprises démocratiques pour la définition finale de leurs programmes et pour la validation ex ante de ceux-ci par une institution bancaire socialisé ou coopérative.  Dans la phase descendante de la planification, il y aurait une application maximale du principe de subsidiarité selon lequel la responsabilité d'une action revient à l'entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Les outils numériques seraient bien sûr précieux pour faciliter tous les échanges. Ils pourraient comporter des outils de recherche de solutions et des méthodes d'optimisation[16].

La construction d'un tel mode de coordination ne serait pas aisée depuis les rapports de force actuels. Elle se heurterait à de puissants obstacles qui peuvent suggérer que le verticalisme serait plus efficace. Mais celui-ci représenterait un contournement illusoire des obstacles. La question est donc d'analyser les obstacles et de s'attacher aux voies de leur dépassement à des fins d'efficacité politique et écologique. Elle est aussi de tenir en fonction de la conjoncture les deux bouts d'une chaîne, ce qui n'est pas facile dans la pratique : lutter pour un horizon de changements radicaux et agir contre les régressions ou leurs menaces, pour tout pas en avant démocratique possible, étape par étape, compte tenu des rapports de force.

[1] Alexandre Bogdanov, 1985, L'étoile rouge (1908) suivi de L'Ingénieur Menni (1912). Traduction et préface de Catherine Prokhoroff, Editions L'Age d'Homme, Lausanne.

[2] Otto Neurath, Economic writings 1904-1945, Edited by Thomas E. Uebel and Robert S. Cohen, 2004. Kluwer Academic Publishers Ici. / Elisabeth Nemeth, Stefan W. Schmitz, and Thomas E. Uebel (edited by), 2007, Otto Neurath’s Economics in Context. Springer. / Gareth Dale, 2023, "The Technocratic Socialism of Otto Neurath", Jacobin Ici. / Nepthys Zwer, 2018, L'ingénierie sociale d'Otto Neurath. Presses universitaires de Rouen et du Havre.

[3] Paul Cockshott & Allin Cottrell, 2024 (1ère édition anglaise 1993 sous le titre Toward a new socialism), Vers un cybercommunisme, Éditions critiques.

[4] Ulysse Lojkine, 2025, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l'exploitation, La Découverte.

[5] Shoshana Zuboff, 2020, L'âge du capitalisme de surveillance, Éditions Zulma.

[6] C'est notamment contre Bogdanov et son idéalisme philosophique que Lénine publie en 1909 Matérialisme et empiriocriticisme. Voir à ce sujet Lucien Sève, 1980 3e éd., Une introduction à la philosophie marxiste, Éditions sociales, p. 335-359 et dans Bogdanov 1985 les pages 317-340 de la Postface.

[7] Patrice Grevet, 2024, "Vers des quantifications en nature et monétaires participant à une bifurcation systémique", Attac Les Possibles n° 39 Ici.

[8] Pour une présentation facilement accessible de l'analyse par Hayek de l'information, voir "L'utilisation de l'information dans la société", Revue française d'économie, volume 1, n°2, 1986 Ici.

[9] Pour des détails voir Paul P. Cockshott, "A defence of socialism in the 21st century" (point 4.1 In kind calculation and the Kyoto protocol) dans Paul Cockshott, Allin Cottrell, Heinz Dieterich, 2010, Transition to 21st Century Socialism in the European Union, printed in France by Amazon. Et P. Cockshott, A. Cottrell, J. Dapprich, 2022, Economic planning in an age of climate crisis, ‎Independently published, p. 162-163.

[10] Emmanuelle Fauchart, 2016, Eric A. von Hippel - L'innovation par les utilisateurs, Éditions ems.

[11] Pour des développements, Patrice Grevet, 29 février 2024, "Codétermination, bicaméralisme et démocratie en entreprise au regard des classes sociales à l’époque du défi écologique", Attac Les Possibles n°38 Ici.

[12] Cf. Laurent Léveillé, Christelle Roineau, 04/04/2025, "Le tissu productif français par catégorie d’entreprises en 2022. Les grandes entreprises et celles de taille intermédiaire concentrent une grande partie de l’activité", Insee Références Ici.

[13] Par opposition aux grandes firmes qui sous l'étiquette de coopérative ont une gestion capitaliste comme le géant "vert" résultant de la fusion d'Euralis et de Maïsadour annoncée fin mars 2025 Ici ou comme Le Crédit agricole dont la filiale Amundi est classée en octobre 2024 au dixième rang des gestionnaires d'actifs mondiaux, ceux qui placent de l'argent pour le compte de tiers à des fins de rentabilité et d'accumulation Ici.

[14] Karl Marx, introduction de Friedrich Engels (1891), 2018, La Guerre civile en France - la Commune de Paris (1871), Éditions de l'Humanité, p. 15-16.

[15] Sur les débats complexes à ces sujets, voir Stathis Kouvélakis, 2021, Événement et stratégie révolutionnaire, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la Commune de Paris. Textes et controverses, Éditions sociales.

[16] Sur l'IA, voir notamment X-Alternative, novembre 2024, Intelligence Artificielle : pour l'émergence d'alternatives. Refonder une politique scientifique, industrielle et sociale de l'IA, Ici.

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