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Billet de blog 15 février 2020

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Qui a peur des neurosciences?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Qui a peur des neurosciences ?*

             Depuis quelques années se développe dans la communauté des psychanalystes une phobie des neurosciences qui égale à peu de choses près celle qu’ils manifestent à l’égard des changements de sociétés, sorte de misonéisme qui frise pour le moins le ridicule puisqu’il s’agit de gens dont l’on suppose, sûrement à tort, qu’ils seraient  dotés d’une certaine capacité de réflexion.

             Car, que sont les neurosciences ? Rien d’autres qu’une suite d’expérimentations faisant appel à l’imagerie médicale pour mettre en évidence les circuits neuraux impliqués dans la mise en acte de nos capacités réelles ou supposées, de manière non seulement à faire le tri entre ces dernières mais à prendre la mesure des contraintes physiologiques qui s’exercent sur elles.

             Alors que Freud aurait été ravi de saisir cette opportunité de confronter ses intuitions à des résultats expérimentaux qui pour la plupart, faut-il le rappeler, les confirment, ses lointains disciples y voient une menace qui rappellent les invectives des disciples de Stahl face aux expériences de Lavoisier reléguant du même coup la psychanalyse du côté de la phlogistique, Freud aurait apprécié !

            Bien sûr, il arrive que des neuroscientifiques se prêtent à interpréter leurs résultats expérimentaux et se lancent dans des divagations philosophiques plutôt ridicules, mais on ne peut pas empêcher les scientifiques de divaguer. Freud lui-même avec Totem et tabounous a laissé une illustration de ce genre de divagation.

             On le sait, les neuroscientifiques en « portrait de philosophe en herbe » font le plus souvent l’erreur de catégorie -dont les médias se repaissent ad nauseam, de considérer que « tout » se passe dans le cerveau : le cerveau penserait de lui-même, il serait causa sui, éliminativisme et réductionnisme que les neuroscientifiques eux-mêmes ont dénoncés par avance en confirmant depuis longtemps que l’épigenèse est la condition de l’activation et de la mise en forme des circuits neuraux et donc de nos capacités ; en un mot : que sans l’intervention de l’environnement, le cerveau ne peut fonctionner comme l’illustrent les nourrissons affectés par une carence affective complète, ce que Spitz, il y a longtemps, avait déjà observé.

             Somme toute, avec la notion d’épigenèse, les neuroscientifiques confirment une intuition ancienne que véhicule la notion de coutume reprise par Freud avec le concept de Surmoiauquel il ajoute celui de fantasme ou de réalité psychique, que nous sommes déterminés de part en part par les usages de la société comme par les attentes de notre environnement précoce.

             Du coup, l’ouvrage de Lionel Naccache sur l’inconscient apparaît brusquement ridicule puisqu’il souffre, justement, de cet éliminativisme en réduisant l’inconscient à l’infrastructure logistique de nos capacités : le fait que vous employez l’indicatif ou le subjonctif sans y réfléchir, sans tenir compte des conditions d’apprentissage de nos capacités : ce qui fait que Jean n’arrive pas toujours dans certaines circonstances à employer le subjonctif.

             Semblablement, la thèse des neuroscientifiques Rizzolatti et Gallese des dits « neurones miroirs » auxquels ils attribuent notre capacité empathique qu’ils affirment innée  : nous saisirions spontanément les intentions de nos semblables à l’expression de leur langage corporel, est fausse puisque les modalités de cette capacité varient avec les formes de vie des différentes communautés humaines à l’exemple du langage corporel de la politesse, par exemple, qui varie entre la communauté française, la communauté italienne et la communauté japonaise et, pour chaque communauté, avec ses différentes époques historiques.

             Enfin, la thèse de Stanislas Dehaene sur la conscience (qu’il a empruntée à Lawrence Weiskrantz) : la conscience serait la mise en action d’un espace de travail cérébral dès que le cerveau serait à même de rapporter une information, c’est-à-dire de l’exprimer, néglige complètement que toute capacité d’expression est liée à l’implémentation de la relation à l’altérité dont l’apprentissage a été repéré par Lacan sous le concept de stade de miroiret par Wittgenstein sous celui de l’asymétrie de la grammaire de la 1èrepersonne de l’indicatif présent, c’est-à-dire Dehaene, comme Naccache et Rizzolatti avant lui, occulte la condition de possibilité de toute activité cérébrale qu’est l’épigenèse, car il est pris par l’idéologie de l’essentialisme biologique qui traverse, malheureusement, toute l’histoire des sciences depuis le XVIIIe siècle et dont il est essentiel, comme Diderot s’y emploie déjà, de faire le procès car il est à l’origine de dérives sordides à l’exemple de la théorie de la dégénérescence de Morel.

             Mais ceci étant rappelé, demeure tout l’intérêt de l’expérimentation des neurosciences, au même titre que les dérives du cognitivisme n’enlève rien à l’intérêt de la Machine de Turing ou que les dérives de la théorie de l’esprit de Hume n’enlève rien à l’intérêt de la théorie de Newton sur l’attraction universelle.

             Le travail expérimental de Haynes a confirmé l’hypothèse de Freud en mettant en évidence que la volonté est une hypothèse vide puisque toute action est déjà décidée avant même son début de réalisation. 

             Le travail expérimental de Morris sur la voie visuelle sous-corticale du colliculus supérieur (dite de la vision aveugle) a confirmé l’hypothèse de Freud de notre sensibilité à l’expression infra-verbale du regard, de la mimique ou de la gestuelle.

             Le travail expérimental de Gaillard a confirmé l’hypothèse de Freud de la perception préalable de la valeur sémantique de l’inflexion prosodique sur la valeur sémantique de l’énoncé.

             Le travail expérimental de Kandel a confirmé l’hypothèse de Freud sur le refoulement, c’est-à-dire l’occultation fragmentaire de nos souvenirs, perceptions, décisions et actions par une représentation préalablement implémentée. Etc., etc.

             Autant de travaux qui témoignent que nous n’existons qu’à partir de déterminations qui nous viennent du dehors.

             Mais, en même temps, ces travaux nous aident à saisir des modalités de la cure analytique dont il serait souhaitable de tenir compte tant dans l’élaboration des traumas infantiles que de fantasmes totalisant l’expérience de l’analysant à l’exemple de ces névroses obsessionnelles groupées sous le chef de Diogène, tout simplement parce que les neurosciences nous ont confirmé une intuition que nombre de psychanalystes avaient depuis longtemps : que l’élaboration implique le temps long de la désimplémentation des circuits neuraux dans la relation transférentielle puis leur réimplémentation à partir justement de l’expérience de la neutralité de l’Autre représenté par l’analyste, désimplémentation qui porte sur ce que Freud appelle les représentations de chosesrefoulées (et non sur des représentations de mots) : traces de la mémoire cœnesthésique, kinesthésique, tactile, visuelle, auditive, olfactive nouées à autant de liens émotionnels et que l’analyste a à tirer comme autant de fils tissés dans le gyrus dentéet dans l’amygdale, tout simplement parce que le vécu des traumas infantiles et des fantasmes totalisants est infra-langagier, sensori-émotionnel (Freud note le vécu de jouissance charnelle précoce des futurs obsessionnels comme le vécu de débordement émotionnel des traumas infantiles) et donc le passage obligé par une position mélancolique de l’analysant. « Faut le temps », pour reprendre l’expression d’une amie psychanalyste ! Et oui, « faut le temps », car désimplémenter et réimplémenter ça prend du temps et du doigté, du tact, disait Freud.

            Allons, n’ayons pas peur des neurosciences elles-mêmes mais soyons prompts à argumenter sans relâche contre leurs dérives scientistes et donc acceptons le débat pour que les neuroscientifiques prennent la mesure de leur philosophie de pacotille quand ils s’y abandonnent et pour que nous puissions en retour prendre la mesure de l’intérêt de leurs expérimentations.

                                                             Pierre Marie,

                                                             Psychanalyste, docteur en philosophie et médecine, ancien médecin-chef des hôpitaux et chargé d’enseignement de philosophie, formé à l’École Freudienne de Paris, ancien membre fondateur de l’Association Freudienne, membre d’Espace analytique, dernier ouvrage paru : La Croyance, le désir et l’action, PUF, corédacteur avec Yves Sarfati et Marc Masson de l’Appel à une éthique du décloisonnement entre psychanalyse, psychiatrie et neurosciences.    

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