Vous serez peut-être surpris, cher Sylvain, que les voies électroniques se substituent à la vive voix, puisque nos bureaux se font face dans les locaux de Mediapart et qu’il nous suffit de chuchoter pour nous entendre. Mais vous êtes souvent sur votre scooter à sillonner la Ville Lumière comme dans un film de Carax ; de mon côté, je m’attarde plus que de raison au marché d’Aligre à tâter ce qui nourrira ma vorace marmaille, comme dans Le Roman de Renart.
Et puis pourquoi ne pas s’écrire pour tenter de rendre compte d’Ennemis publics (Flammarion-Grasset, 334 p., 20 €), échange de courriels entre Michel Houellebecq (qui niche en Irlande) et Bernard-Henri Lévy (toujours fourré à New York) ? Le livre devait paraître ce 8 octobre. La mercatique (ou le marketing, pour vous qui aimez tant l’anglais) en a décidé autrement. Un plan d’enfer dont les gazettes se firent l’écho : mystère entretenu puis éventé, parution avancée de quelques jours.
Bref, encore l’un de ces désordres causés par la multitude aux abois et qu’abhorre votre ami Houellebecq : «Non, décidément, je n’aime pas le désordre : je suis de ceux qui considèrent que c’est à la faveur du désordre que se produisent les plus grandes injustices.»
J’écris «votre ami Houllebecq» parce qu’il vous cite avec tempérament (que la crise financière du moment ne vous fasse pas lire à tempérament !), repêchant toujours votre nom du torrent de boue par lui déversé sur la gent pisse-copies, parvenant même à le faire reprendre par Bernard-Henri Lévy, qui finit par saisir cette perche onomastique (p.222).
La première fois que Michel Houllebecq vous évoque (p. 32), en des termes parcimonieusement louangeurs à première vue («travailleur acharné et régulier»), je me suis demandé si ce Don Quichotte n’avait pas besoin d’enrôler son Sancho. Et puis à la cinquième occurrence (p. 300), plus envie d’ironiser : «Et jamais sans doute avant notre correspondance je n’avais senti aussi fort comme j’étais attaché viscéralement, originellement, à la poésie. Jamais je n’avais aussi bien compris ce qui m’avait rendu si fier d’avoir, dans la troisième partie de La Possibilité d’une île, et pour reprendre les termes qu’avait employés Sylvain Bourmeau dans sa critique, "fait triompher la poésie à l’intérieur même du roman".»
Comment devenir si proche d’une source, cher Sylvain, sans tarir son sens critique ? Peut-être me répondrez-vous. Toujours est-il que vous avez préféré «passer», comme au bridge, au sujet d’Ennemis publics, conciliabule digital à deux voix qui m’échoit soudainement.
Pierre Assouline, traité plus bas que terre, a riposté. Peut-être en sera-t-il de même avec Jérôme Garcin. Humiliés et offensés dézinguent le livre tandis que vous, qui avez la grâce de complaire, cher Sylvain, vous pratiquez ce «retrait» dont les auteurs se réclament, au reste, de leur côté. Entre ces attitudes extrêmes, comment trouver le milieu juste ?
Peut-être en retirant d’emblée à nos duettistes de rencontre, au risque de les fâcher davantage avec la flicaille journalistique, leur licence d’épistoliers. La correspondance exige de se dépoitrailler à la hâte : Flaubert a donné ce la, d’autres l’ont tenu. Une lettre, c’est un tressaillement solitaire. Or nos compères ont intériorisé le gros tirage. Les lecteurs, en nombre, sont déjà par-dessus leur épaule. Ils n’échappent pas au côté «m’as-tu lu». La pose des notables les guette davantage que la déréliction des parias.
Michel Houellebecq en convient, qui écrit à propos de l’exercice touchant à sa fin : «J’y aurai découvert pas mal de choses, sur lesquelles je ne suis même pas revenu quand nous en parlions, parce qu’elles s’installaient avec la tranquillité de l’évidence.» Une correspondance digne de ce nom ne s’installe pas avec la tranquillité de l’évidence.
Il ne s’agit pas non plus d’un Journal, bien qu’il y ait parfois des paragraphes dignes des meilleurs diaristes. Non, enlevons la majuscule de journal et osons le blasphème : ces contempteurs de la presse nous ont livré deux formidables interviews croisées, chacun se faisant rédacteur en chef de l’autre et obtenant, du coup, ce qu’aucun «menteur» (newspaper en argot, cher Sylvain!) n’eût oncques pu produire…
À l’aune de cette requalification (qu’il suffit d’appliquer à Bernard-Henri Lévy pour l’apprécier à sa juste valeur : ce n’est pas un philosophe mais un essayiste, ce n’est pas un reporter mais un commentateur ; à chaque fois feuilletoniste d’excellente facture de soi-même et accessoirement du monde), rien n’interdit, sauf la haine aveuglante et tenace, de goûter Ennemis publics.
Aucun risque de collision, tant sont différentes les altitudes. BHL pratique avec fougue la glose et la plaidoirie, tandis que MH, sur un ton ronchon, exsude évocations et intuitions. Quand celui-ci se mêle de penser, le café du commerce n’est jamais loin, les lacunes s’avèrent abyssales (Barrès connais pas, Lévinas jamais lu…) et celui-là réplique avec une fiche de rattrapage entre bloc-note du Point et corrigé de dissertation du Chassang et Senninger.
Quand Houellebecq chante dans son arbre généalogique, il devient fulgurant : «Rares sont les adultes qui comprennent que tout enfant est, naturellement et sans efforts, un philosophe.» Parenthèse, cher Sylvain, à propos de ce que retrace votre ami de sa scolarité au lycée de Meaux (excellent, il s’oblige à rétrograder dans l’honnête moyenne), de sa solitude voire de son enfermement face à la plèbe envahissante et sadique : il développe tous les symptômes de l’enfant précoce (on disait «surdoué» à son époque), qui engage son énergie et son intelligence à s’autoréguler pour ne pas faire tache, avant de se murer dans la misanthropie. Nul besoin de s’appeler Arielle Adda pour établir un tel diagnostic.
Houellebecq offre des paragraphes saisissants sur son côté à la fois medium et révélateur, aimantant les confidences des inconnus, pressentant les choses : il est littéralement un scribe sismographe. Il ne s’en vante pas mais livre, en passant, comme ça, nonchalamment, négligemment, une clef essentielle de son œuvre et de son travail de créateur.
Il y a aussi cette page (149) bouleversante de lucidité blessée mais comme désormais sereine à propos de l’étrangeté de son regard. Il y a surtout ses visions d’écrivain, grand lecteur de Pascal : «C’est vrai que parler de Comte ou d’Althusser aujourd’hui aurait pour moi quelque chose de dérisoire, et même pire, de légèrement effrayant, comme ces gens qui se mettent à compter les poteaux télégraphiques sur la route qui les ramène de l’hôpital, pour oublier que leur femme vient de mourir, et qui ensuite comptent toute leur vie, les lamelles du store vénitien dans la chambre de leur résidence de long séjour, les carrelages de la salle de bain…»
Même sa façon paranoïaque d’imaginer le pire, avec toujours la meute aux trousses, vient à se résoudre le plus littérairement du monde, avec un point et virgule en guise de thérapie : «Et puis, évidemment, tout cela se calmera ; squelettes.»
En attendant — et il vous en a sans doute parlé, cher Sylvain —, Michel Houellebecq se voit comme dans une chambre d’hôtel qu’il faudra libérer. Il a réussi à échapper au salariat et à la vie de bureau (ce qui ne peut qu’aviver certaines jalousies), mais voici son aveu : «Maintenant je suis entré dans le jeu, c’est le moins qu’on puisse dire ; maintenant je cherche désespérément un moyen qui me permettrait (tout en continuant, un petit peu, à être) d’en sortir.»
In fine, cet écrivain recroquevillé se tourne vers son interlocuteur communicatif, Bernard-Henri Lévy, pour tenter de le libérer de son mimétisme malrucien : être partout à la fois, avoir tout fait, touché au cinéma comme à la politique, s’être frotté à la mort en frôlant tant de femmes et vice versa…
Derrière le danger Malraux il y a le péril Wilde, non dit mais omniprésent à propos de BHL : mettre plus de génie dans sa vie que dans son œuvre. Les traces d’ADN littéraire sont indéniables : Aragon le piste et l’observe, pour lui proposer un rôle en 1976 ; en 1977, alors qu’il manifeste devant l’ambassade d’Urss, son père est à l’intérieur du bâtiment, négociant un contrat juteux avec les Soviétiques et s’arrangeant pour le perdre — c’est une première — eu égard à l’action menée par ce fils aimé au pied de l’immeuble. BHL jongle avec le romanesque et le romanesque le poursuit (une tante de 94 ans, ultime mémoire familiale, meurt à Melun le 9 mars, alors qu’il s’apprêtait à recueillir ses souvenirs, mû, mais trop tard, par cette correspondance)…
BHL arrache son masque, mais aussitôt un autre lui pousse. Il semble avoir ce «décor suborneur» (Baudelaire) en magasin et je ne sais comment vous l’avez vu, cher Sylvain, mais il m’a fait penser à cette statue du jardin du Luxembourg intitulée, précisément, Le marchand de masques…
Bernard-Henri Lévy révèle son obsession sans fond : «Un art de se cacher en se montrant ou de se montrer en se cachant. Une technique, dirait Heidegger, de la disparition dans l’ombre du «Léthé» — ou la méthode qui, à l’inverse, mais cela revient au même, consiste à se faire «lathanontes», littéralement «inapparents», mais au cœur de la lumière, dans la dissipation de toute ombre. La ruse qui marche toujours et qui consiste, quand on a gagné, à se plaindre qu’on a perdu. L’astuce des stratèges chinois qui commande d’attaquer à découvert mais d’être, toujours, vainqueur en secret.» Et pourtant, vous l’aurez noté, cher Sylvain, plus loin : «Il m’arrive de me prendre moi-même les pieds dans ce que vous appelez le tapis : je me fais l’effet, dans ces cas-là, de ces agents secrets qui savent qu’ils sont en mission mais ne savent plus ni laquelle ni pour le compte de qui ; ou d’un acteur trop roué qui se perdrait, à force, dans la panoplie de ses masques et de ses leurres.»
Je ne sais, cher Sylvain, si vous avez suivi, dans ce livre, le fil noir qui toujours ramène à Romain Gary. C’est la tentation de BHL. Elle a conduit au suicide. Ce geste, Michel Houellebecq y songe, tels ceux qui n’y auront pas recours, me semble-t-il. Son correspondant, pour sa part, tient le geste à distance. Mais il affirme ceci : «Pourquoi écrivez-vous ? Parce qu’on ne peut pas faire l’amour toute la journée. Pourquoi faites-vous l’amour ? Parce qu’on ne peut pas écrire toute la journée. Quand, dans quelles circonstances, pourriez-vous renoncer à écrire ? Le jour, s’il advenait, où l’autre passion, l’autre ferveur, donnerait des signes d’épuisement. L’inverse aussi ? La même corrélation, mais dans le sens inverse ? Naturellement ! Ces choses-là, forcément, marchent aussi bien dans les deux sens !»
Êtes-vous allé, cher Sylvain, jusqu’à vous inquiéter pour la suite? J’ai eu des sueurs froides. Un Gary suffit. Et puis, sans le vouloir, BHL m’a rassuré sur son sort. Il tient un Journal depuis trente ans (il le dicte la nuit, sa secrétaire le tape le jour). Il a tout prévu pour que ce document n’atteignît jamais le public après sa mort : «J’ai désigné, sans qu’ils le sachent toujours, des super-contrôleurs chargés de surveiller, le moment venu, mes exécuteurs testamentaires et de se surveiller les uns les autres.»
Olivier Corpet, le directeur de l’Imec (Institut de mémoire et d’édition contemporaine) a expliqué à BHL qu’aucun écrivain n’avait jamais pu empêcher qu’un inédit promis à la destruction ne rencontrât finalement les lecteurs auxquels il était, forcément, destiné. The Original of Laura de Nabokov en est la dernière illustration en date.
Mais Bernard-Henri Lévy est sûr de son fait. Son texte ne lui survivra pas, les procédures sont parfaites, elles lui ont demandé un travail, une énergie et un talent colossaux. Tout ce qui n’est pas allé dans l’écriture d’une œuvre a nourri la possibilité d’en détruire le brouillon. Et si BHL était un écrivain en instance, contrairement à son courrier ? La blessure narcissique serait profonde, mais la mort ne serait pas au rendez-vous.
Finalement, mon cher Sylvain, j’ai sauvé BHL au mépris de son œuvre ; à vous de sauver Houellebecq en dépit de la sienne…