Cher Antoine,
Je m'étais promis de ne pas écrire sur ce livre. Non pas du tout, ainsi que le souhaiteraient certains lecteurs de Mediapart, pour éviter d'ajouter au bruit qui entoure sa parution - pourquoi, en effet, un livre ne ferait-il pas l'événement ? et pourquoi devrions-nous, en matière de culture, fuir lesdits événements, et ne parler que d'auteurs aux tirages plus confidentiels ou, à en croire quelques commentaires plus naïfs, passer notre temps à chercher et présenter de plus qu'improbables génies méconnus, refusés partout, jusqu'au fin fond de la Pensée universelle ?
Non. Si je m'étais interdit la moindre ligne, c'est évidemment parce que je suis mouillé, comme tu l'as relevé. (On ne va quand même pas jouer la comédie au point de se vouvoyer Antoine ! Nous sommes assez ridicules comme ça, non ?, à singer cette correspondance). Mon nom, donc, balancé à cinq reprises par MH, et repris une fois, en passant et avec des pincettes, par BHL.
Quelques semaines avant la sortie du livre, en réponse à un blitzkrieg de textos par lequel j'espérais obtenir le nom de son co-auteur, MH me prévenait d'un e-mail qu'il aimerait me donner la primeur de cette information mais que, me connaissant somme toute assez bien, il doutait que je puisse en faire le moindre usage journalistique puisque, dans ce texte, il disait du bien de moi. Je me suis un moment demandé si, rompant avec son légendaire non-engagement, MH avait soudainement décidé de fonder la branche irlandaise des Fatals Flatteurs. Bref, je n'en menais pas large jusqu'au jour où, sitôt le livre fabriqué, il me fut très aimablement remis en mains propres par son éditrice.
Une lecture diagonale m'informa vite de l'ampleur des dégâts : MH dézinguait une impressionnante brochette de critiques pour n'en sauver que quelques uns, dont moi. J'étais naturellement flatté et tout cela ne serait bien évidemment fatal pour personne. Simplement, cette fois, je passerai effectivement mon tour. Non sans agacement une fois le livre lu ; j'en aurais en effet volontiers dit deux-trois choses. Mais bon, c'était ainsi.
Mais c'était aussi sans compter sur ta malice, Antoine, qui me contraint à déroger ici à une règle assez simple que j'avais choisi de m'appliquer et m'oblige à parler depuis une position délicate en ce sens que tout ce que je dis à propos de ce livre y sera malheureusement rapporté. Il est des fois où l'on rêverait d'être Pierre Assouline ou Jérôme Garcin. (Quelle expérience étrange que d'écrire cette phrase). Alors tant qu'a écrire sur cet ouvrage, ne tournons pas autour du pot, autant le faire de manière polémique et sur les sujets même qui me valent d'y apparaître dans une opposition à d'autres que loin de renier je revendique haut et fort.
Pierre Assouline et Jérôme Garcin s'en prennent plein la tête dans ce livre - de MH s'entend puisque lui seul assume cette démarche de mal-aimés en risquant fort logiquement les noms de ceux qui le détestent et qu'il déteste - et ces deux-là sont du premier choix. Les commentateurs du livre ont jusqu'à présent remarqué, à juste titre, la violence de MH à leur égard, ces deux-là plus quelques autres, moins intéressants ou moins puissants. Il y ont vu un indéniable règlement de compte personnel, qui d'ailleurs ne ressemble pas au placide MH. Ils n'y ont pas vu, mais sans doute MH n'y insiste t-il pas assez lui-même dans ses lettres, l'éclatante ligne de front d'une formidable « guerre du goût » comme dirait Sollers (qui ne s'en tire pas trop mal dans ce livre), un conflit que les intérêts professionnels multiples de très nombreux de ses protagonistes, à la fois auteurs et critiques, conduisent à minimiser voire à nier en affichant un œcuménisme béat pour signifier leur refus du combat.
C'est précisément là que MH met le doigt, désignant ce qu'on pourrait nommer, en clin d'œil à Truffaut, « une certaine tendance de la critique française ». La tendance « cheval et jeu de paume », toute en costumes d'époque, la langue assortie et en bandoulière d'une écriture AOC qui fleure bon la pub BMW (comme remarque MH). Une critique qui se pâme pour des auteurs se shootant à la naphtaline ; les boules. Une critique boy-scout parée pour les épées et bicornes de l'Académie et qui en 2008, dans un monde normal, devrait être parquée au Fig Mag, en voie d'extinction.
Attention : n'est pas en cause ici, le très respectable travail du journaliste Pierre Assouline sur son blog mais simplement la tendance dominante (il est bien sûr des exceptions : il vient ainsi de louer Echenoz même s'il n'a symptomatiquement pu s'empêcher de lui reprocher son titre, Courir, qui lui rappellerait une enseigne commerciale, la belle affaire ! ) de ses choix esthétiques qu'il convient à coup sûr, et sans polémiquer, de qualifier de conservatrice. Ceux qui doutent peuvent lire, outre celui désolant sur MH, ses récents textes tests sur Bégaudeau et Angot ou, a contrario sa défense du très médiocre romancier du dix neuvième siècle qu'est le jeune Jonathan Littell. Le cas Richard Millet permettant, soit dit en passant, de bien opérer cette distinction entre Assouline journaliste, qui pointe très objectivement le caractère raciste de cet auteur, et le Assouline critique, qui tente de sauver ses romans en raison de leur style, comme si ce style vieille France rance, patrie moisie (Sollers encore) était sans rapport avec le propos.
Cette guerre du goût, qui en littérature n'ose pas dire son nom, les gens du monde l'art en connaissent tous les théâtres des opérations - chacun dans son rôle. Car c'est bien là, en matière d'arts plastiques, qu'a trouvé à s'exprimer le plus viruleusement cette haine du contemporain. Cette incapacité ou ce refus d'être de son temps - et donc, par exemple, s'agissant de l'écriture de renoncer à certains temps, se contentant d'un très efficace moteur grammatical à quatre temps : présent, passé simple, imparfait, futur.
Pourtant en littérature c'est encore pire qu'en arts plastiques ou en spectacle vivant : ceux qui font profession de détester le contemporain se disent aussi artistes. Ils écrivent et publient souvent des romans. Imagine un peu Antoine : Jean Clair faisant de la peinture ou les barbons du « Masque et la plume théâtre » passant à la mise en scène !
Je ne comprends pas. Sincèrement, Antoine. Etre de son temps m'a toujours paru la seule chose possible. C'est une loi de la physique, une histoire de particules élémentaires sans doute.
Voilà pourquoi j'aime Michel Houellebecq comme une évidence. L'un des auteurs (il y en a d'autres bien sûr) qui ne triche pas avec ça, qui se regarde en face au milieu du monde ici et maintenant . Zeitgeist.
Alors je vais tâcher de te répondre maintenant, sur différents points que tu soulèves.
Comment continuer d'exercer, dans une certaine proximité, son sens critique ?
D'abord, il faut relativiser la proximité : nous ne sommes pas des copains, avec MH. Des amis, oui, je ne crois pas le trahir en le disant, mais c'est une amitié particulière, née de son œuvre et d'une relation professionnelle à elle. Pas l'inverse. Comment dès lors maintenir ce professionnalisme au fil du temps ? C'est évidemment une question qu'avec l'âge nous sommes de plus en plus souvent amenés à nous poser. Peut-être en cessant de pratiquer la fonction de critique comme celle de juge de patinage artistique, en refusant le petit jeu du qui est in qui est out et celui des étoiles qui au lieu de nous éclairer assombrit considérablement l'horizon critique des magazines. Une fois sorti de cette logique consumériste, en essayant de formuler le plus honnêtement possible, sans s'autocensurer, ce qu'on a l'impression d'avoir à dire d'un livre, d'une œuvre, profitant même de cette proximité pour tenter de donner des clés aux lecteurs. De ce point de vue, je me tourne encore (ça devient un leitmotiv) vers le monde de l'art : la relation que j'entretiens avec MH ressemble assez à celles qui, depuis longtemps, peuvent exister entre un plasticien et un critique, celui qui parfois se lance dans l'édition du catalogue raisonné de l'œuvre. Il s'agit effectivement de garder raison.
Comment caractériser ce livre dont tu dis qu'il ne saurait prétendre au statut de correspondance puisqu'il a été conçu en vue d'être lu par le public, et qui te fait in fine songer à des entretiens croisés ? C'est ce côté OLNI (objet littéraire non identifié) qui m'intéresse précisément. C'est une œuvre parce que c'est à la fois une forme originale et une expérience singulière. Pour avoir souvent interviewé MH, qui est un bon client, je vois bien qu'ici le résultat est autre, qui tient du dispositif choisi. Il suffit de lire quelques paragraphes pour entendre que c'est écrit, somptueusement. Avec cette précision clinique qui lui est propre et que certains, qui ne doivent pas non plus aimer la philosophie analytique (tant pis pour eux), confondent avec de la platitude.
Tu reproches à MH ses « lacunes abyssales ». Elles ne me gênent pas, me rassurent même car j'en ai de bien plus profondes que lui. Je les considère même comme le prix à payer pour se mettre en situation de saisir ce contemporain dont je parlais. Il s'agit de ne pas trop s'encombrer, de garder une légèreté qui permet une totale disponibilité pour son époque. J'adore quand Christian Boltanski , professeur à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts, dit qu'il y a encore très peu de temps il croyait que Carpaccio n'était que du bœuf cru. J'apprécie l'humilité avec laquelle MH remets à plus tard le débat qu'il aura avec BHL sur le « dépressionnisme », tout simplement parce qu'il se trouve, à ce moment-là, à Bruxelles, dépourvu de sa bibliothèque. MH n'a pas de culture générale, c'est ce qui fait toute la valeur de sa culture personnelle. Il a beau être diplômé d'une prestigieuse grande école (l'Institut National d'Agronomie) et avoir été fonctionnaire de l'Assemblée Nationale (au service informatique), ce n'est pas une bête à concours, et encore moins à Goncourt (qu'il n'aura jamais, mais c'est un autre sujet). Il a en revanche une sacrée Weltanschauung en magasin.
Tu auras remarqué Antoine combien je me suis employé à utiliser des mots allemands pour te faire mentir à propos de mon anglophilie lexicale chronique. J'aime les mots étrangers. Dépourvus de visa délivré par les hautes autorité de la langue française, celles qui s'arment encore d'épées que j'évoquais plus haut. Les mots pas racinés, dirait Marcel Détienne, en tout cas pas dans notre terroir. Les mots sans papiers. Ce doit être mon côté « gauche morale » dirait MH. (Je dois avouer, en rougissant un peu, beaucoup même, que j'ai trouvé particulièrement jouissif de lire dans une lettre adressée à BHL que j'étais « un représentant par excellence de la gauche morale »).
Une dernière chose à propos de MH, qui me fait brusquement sentir plus proche encore de lui. Page 47, il fait part de sa « certitude anti-psychanalytique », « l'une des seules peut-être qui ne m'ait jamais quitté, avec celle de l'inexistence de Dieu ».
Tu vois Antoine, je n'aurais pas trop parlé de BHL. Ça ne m'étonne qu'à moitié. Je le connais mal. Juste assez pour savoir qu'il ne triche certainement pas lorsqu'il dit se vivre comme un mal-aimé, et en souffrir. Je suis d'accord avec toi : tout pourrait se résoudre le jour où il accepterait enfin à n'apparaître (quelle honte y aurait-il à cela ?) que comme l'excellent publizist qu'il est. Certainement pas un philosophe. Un romancier s'il en a envie (je n'ai jamais lu ses romans). Mais surtout un publicist (je n'ai pas pu m'empêcher) avec lequel de l'ex-Yougoslavie au Rwanda, en passant par des choses autrement moins graves mais néanmoins sérieuses comme Renaud Camus ou Richard Millet, et même Ségolène Royal, je me suis très souvent trouvé d'accord.