Questions : là où je suis, y a-t-il une place pour l’autre ? Y a-t-il une place où l’autre n’aurait nullement besoin de moi ? Une place où son humanité parviendrait, elle aussi, à grandir ?
Un texte de Martin Melkonian
L’accueil n’est pas un joujou psychologique. Nous ne pourrons pas l’acheter au marché des thérapies du comportement. Il n’est pas, non plus, une proposition existentielle parmi d’autres. L’accueil est une étape du cheminement individuel qui mène à l’autre.
Il suppose un ego en veille (et non pas flambant neuf, attaquant, conquérant, agressif), un ego qui ne « coiffe » pas la vie quotidienne ; qui ne revendique pas le « tout pour soi » de l’escaladeur social ; qui n’envahisse pas – fût-ce à travers d’anodines revendications de bien-être – le champ entier du monde. L’accueil est une étape en laquelle trouble et inconfort ne manquent jamais de soumettre à l’expérience le cheminement individuel.
Déjà, ne pas désirer le confort pour soi prédispose à une écoute affinée du monde : nous découvrons une profondeur (un canal d’écoute dans la rumeur stratifiée du monde) là où il y avait une surface encombrée de réticences personnelles et interpersonnelles. Cet inconfort que connaît l’aventurier (cela ne l’empêche pas d’être une personne avertie qui sait, par exemple, préparer une traversée du désert) devient une vertu, laquelle vertu ne saurait se concevoir, au plan physique, sans une ouverture des sens : il regarde avec plus d’acuité, il écoute avec plus d’attention, il renifle enfin, ose palper, goûter, bref, il se lance. Cette vertu d’inconfort propre à l’aventurier – cette acceptation de l’inconfort – mobilise son être. Mobilisation à la fois aiguë et flottante, amoureuse et inquiète. Elle en fait un observateur hors de ligne. Un guetteur subtil pour qui l’évidente disponibilité de son être, corps et esprit, tient lieu d’engagement.
Aussi, avant d’ouvrir nos oreilles et nos bras, apprenons à devenir des observateurs assidus ; développons en conscience l’instant que nous vivons en présence d’autrui. Nous ne sommes ni des anthropologues ni des ethnologues professionnels. Nous désirons seulement grandir en humanité. Nous désirons seulement devenir éclaireurs en monde.
Si le monde nous est donné à l’heure de notre naissance, il semble, plus tard, dans nos activités diverses, nous être retiré. Même : nous nous le retirons. Comment alors retrouver cette idée première du don – cet accueil que nous a fait le monde ? Pourtant, l’accueil, nous ne connaissons que cela. Mais c’est au fond, tout au fond de nous, recouvert par nos activités diverses (nous en subissons certaines, et force nous est d’admettre que nous en ambitionnons d’autres : subir et ambitionner sont ici des facteurs de recouvrement). Puisque, jusqu’à preuve du contraire, nous sommes le fruit d’une relation, le monde, c’est déjà l’autre. Et si le monde c’est déjà l’autre, c’est déjà l’apprentissage de la relation retrouvée.
L’observation du monde (des exercices de guet auxquels nous nous consacrons, soit seul, soit à plusieurs) initie au goût perdu de l’autre. Au guet précisément de ses sensations (de ses sens en éveil), Virginia Woolf énonce cette parole audacieuse : « Chaque insecte porte un globe terrestre dans la tête. »
Mais moins de soi (de moi) ne veut pas dire plus d’autre. Un envahissement irrépressible. Loin de là ! « Moins de soi » (de moi) nous entraîne dans un monde différent où l’entre-deux s’avère être la commodité par excellence – ce qui fait que j’accède à l’autre, ce qui fait que l’autre accède à moi, ce qui fait que j’accède à un autre moi, plus libre, sinon libéré, lorsque l’entre de l’entre-deux, donne corps à la relation.
Une relation que n’oblitère aucune insistance.
Ainsi, au sein de la précieuse faculté d’écoute que favorise cet entre-deux relationnel, distinguons-nous désormais :
— l’accueil fusionnel, qui engage, non sans risque d’épuisement, en duo, notre énergie vitale et notre réceptivité affective…
— de l’accueil distancé, qui suppose une retenue, ou une maîtrise, ou une retenue qu’atteste une maîtrise.
Fusionnel et distancé ne s’opposent pas : ils dépendent du caractère de chacun. Encore faut-il que ce caractère, lui-même sujet à une évolution historique, participe d’une connaissance de soi avertie, mais qui ne prétend pas à l’exhaustivité, en un mot respectueuse.
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Le monde n’est pas une utopie. Pareil au dieu du sage Héraclite, il est jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim. Sans l’autre, je ne saurais y bâtir ma demeure ; sans moi, l’autre ne saurait y bâtir la sienne.
Questions : là où je suis, y a-t-il une place pour l’autre ? Y a-t-il une place où l’autre n’aurait nullement besoin de moi ? Une place où son humanité parviendrait, elle aussi, à grandir ?
Forts de ces questions – de ce questionnement –, nous avancerons dans nos journées en monde. Nous avancerons habités d’une conviction humble et présomptueuse, pacifique et calorifique. Nous avancerons avec ce qui a toujours avancé en nous : la vocation de l’accueil.
Martin Melkonian
mai 2014
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