7 mois, je sors d'une éclipse. J'écrivais un livre. Il parait aujourd’hui sous le titre Ouranos ou les 3 fonctions de la religion dans l’Etat. Un petit événement doit avoir lieu ce dimanche 27 à la libraire L’Ephémère à Gourdon (dans le Lot) et cet événement doit se prolonger tout au long de l’éclipse de lune attendue cette nuit parce que la sortie d’Ouranos a été prévue pour la date de cette éclipse et qu’Ouranos est le premier d’une série de trois volumes dans la nouvelle collection éclipses d’ABC’éditions[i] . Mais les livres ne sont pas arrivés à destination. Partis de chez l’imprimeur le 23 ils se sont perdus en route…
Je m’attendais sans y croire à un gag d’un autre type. Après les annonces qui ont été faites sur internet de la prochaine publication d’un livre qui est une attaque en règle contre l’Etat, je me disais : si nous étions en Chine, la censure en empêcherait la publication. Nous sommes (encore) en France et ce ne fut semble-t-il que négligence de transporteurs. On peut donc raisonnablement espérer que les livres réapparaîtront vite. En attendant, et en souhaitant à JJMU, mon éditeur, et à ses invités amateurs d’éclipses imprévisibles une bonne journée et une bonne nuit sans livre et sans auteur, permets-moi, lecteur lointain de ce blog (dont le titre « Archipel révolutions » pourrait s’appliquer ici aux aléas d’un nouveau type d’édition)[ii], de te présenter succinctement Ouranos.
Il s'agit de faire le compte des rapports qu’on a avec l’Etat et la religion. A ce propos, on peut se poser trois questions.
1. La religion est-elle une affaire privée ou une affaire d’Etat ?
2. Que devient la religion dans un Etat qui se dit sans religion ?
3. Qu'est-ce qu'un Etat sans religion ? Un Etat sans foi ni loi ? Ou un Etat qui résiste à la religion ?
Ouranos fait suite à Du pillage au don [iii]. Dans ce premier essai d’anthropologie historique, Diane Baratier et moi avons montré qu’un Etat n’est pas une création spontanée ni une simple administration, ni non plus la forme la plus évoluée de l’organisation politique d’une société humaine comme le voulait Aristote, mais une structure à trois termes :
- Un pouvoir qui repose sur la force armée,
- Une économie pillarde,
- Une masse dont les droits partent de zéro.
Ces trois termes peuvent être vus comme des fonctions ou comme des groupes qui en sont les organes : la fonction conquérante a pour organe l’armée, la fonction économique l’industrie, la fonction sociale l’administration.
Ces trois fonctions s’exercent dans un corps qu’on appelle une nation. Mais ce corps n’est pas toute la nation, ce n’en est que la partie soumise à l’Etat qui a pris possession de son territoire. Par cette prise de possession, l’Etat règne sur les corps, mais non sur les âmes. La religion, au départ, n’occupe aucune place dans ce système. En tant que système de pouvoir, l’Etat est un corps sans âme. Comment fonctionne-t-il donc ?
Par le fait que ces trois termes sont liés par deux vecteurs qui les animent dans une dynamique auto-reproductive : le sens de la contrainte (lois, police, armée), qui va de haut en bas, et le sens de la redevance (tributs, impôts, taxes), fondé sur l’usurpation par l’état de la propriété du territoire, qui va de bas en haut, d’où provient sa rente, source de la pérennité de son pouvoir.
Pour voir comment la religion s’insère dans cette structure, il faut la définir elle aussi en termes de fonction. On voit alors que la religion dans un Etat remplit à son tour trois fonctions :
1. La sacralisation du pouvoir,
2. la légitimation de son économie pillarde (en l’inscrivant dans une histoire divine),
3. l'aliénation des consciences (pour qu’elles acceptent leur servitude et que les corps ne puissent pas sortir de leur impuissance).
A travers ces trois fonctions, la religion apparait au service du pouvoir. Sa principale fonction, qui résume les trois autres, est de faire croire à la légitimité du pouvoir. C’est ce qui condamne toute religion d’Etat à devenir une religion de l’Etat.
Une erreur communément admise consiste à croire que la première fonction de l'armée dans un Etat est défensive ; c'est sa justification idéologique. Mais une armée n'a pas pour première fonction dans un Etat de défendre un territoire, sa première fonction est d’en conquérir un pour se donner une base. Cette fonction est constitutive de la création des Etats. Quant à la fonction défensive, ce n'est pas au territoire qu'elle s'applique par priorité, ni à la nation qui en a la propriété fictive, mais à l'Etat lui-même, et à lui seul, en tant qu'organisation parasitaire et coercitive imposée à toute la société.
Une erreur similaire est commise avec la religion.
La religion n'est pas une simple affaire de croyance, qui serait venue du peuple, et que les Etats auraient prise en compte ou non au cours de leur évolution ; c’est une croyance imposée d’en haut et c’est par elle que les Etats, qui d’abord se sont créés par la force, ont constitué leurs administrations.
Cela est historiquement prouvé, de Sumer à l’empire romain et aux royautés sacrées reconstituées sur ses ruines.
La Révolution, - et dans sa foulée, passé l’Empire, les retours de monarchies, enfin la République, - ont relégué le clergé en dehors du gouvernement. En est-il résulté que l’Etat n’ait pas de religion ? N’en est-il pas plutôt résulté que la République est devenue sa religion ?
Si l’on pense que la religion est une institution à part dans un Etat, c’est qu’elle en a d’abord fait partie, et que cela présente de tels inconvénients dans certains cas qu’il vaut mieux la remettre à sa place.
Quelle est cette place ? Celle d’une affaire privée ?
C’est la troisième erreur typique d’une pensée apolitique.
Entendons-nous bien. Ce n’est pas une question de « valeur » à traiter de façon émotionnelle, en termes de supériorité, en clamant frénétiquement : « Laïcité ! » Ce n’est pas une question de choix, c’est une question de nécessité.
En monarchie, la religion est forcément publique, puisque c’est elle qui sacralise le roi. Non seulement elle est publique, mais elle n’est publique que parce qu’elle est religion d’Etat - c’est-à-dire obligatoire ; ce qu’elle ne serait pas si elle venait d’en bas : elle serait coutumière et l’Etat devrait s’en accommoder.
En république, la religion n’a pas besoin d’être publique, puisque ce n’est pas Dieu ni ses représentants supposés - le clergé - mais le peuple qui, par ses votes, sacralise l’Etat. C’est alors que la question e présente de reléguer la religion dans le privé.
Mais qu’est-ce que le privé, dans un Etat qui usurpe la propriété d'un territoire qui est le bien de tous ? Qu'est-ce que le public, sinon la fiction de ce qui est à tous quand il n'y a plus de bien commun?
Et qu'est-ce qu’une « affaire privée » ? Une affaire personnelle, dont l’inviolabilité est sous la protection des lois ? Ou une affaire collective dont l’activité est supposée conforme aux lois ?
Or de quoi s’agit-il dans cette « affaire », la religion ? De croire en un Dieu et de pratiquer les rites qui sont l’application de cette croyance ?
Cela, c’est le point du vue du croyant. C’est la religion vue depuis la base, l’échelon individuel, l’unité de la masse : le « degré zéro » de la religion. Aussi bien est-ce le plus souvent de ce point de vue que l’on part quand on parle de religion.
Comme si l’individu était le lieu par excellence de la religion (quoique non exclusif : la foule avec ses débordements aussi a son rôle à jouer) parce que c’est le lieu de son « expérience », de la « subjectivité », aussi insondable et ineffable que le mystère divin de l’Unicité, du Tout Autre, de la Trinité, de l’Incarnation, du Sacrifice...
Il y a une autre façon constante - et complémentaire de la précédente – d’aborder la religion : c’est de l’aborder sous le rapport de son contenu. C’est ainsi qu’on distingue l’animisme, le polythéisme et le monothéisme, en les échelonnant, au mieux, dans une hiérarchie, au pire en accordant au monothéisme la légitimité de sa prétention à la détention de la vérité ; à l’extrême, dans sa prétention à sa détention exclusive (d’où problème, puisqu’il y a trois monothéismes compétitifs).
Une troisième façon courante d’aborder la religion est de la considérer d’après son clergé, certaines religions en ayant, d’autres non ; et le christianisme, première religion d’Etat à la charnière de l’antiquité et des temps modernes, divisé en schismes, et ayant avec la papauté son propre Etat.
Le contenu varie, le clergé aussi : le sujet est le seul point fixe. Entre lui et l’objet de la croyance (et les rites) le clergé s’impose comme médiateur.
C’est une médiation très particulière que celle du clergé (se revendiquant comme église par le « partage » de ses croyances avec ses adeptes) entre ces croyances, ses sujets et l’objet de leur croyance obligée : tant cet objet que la relation, par elle, à lui, est unique (avec toute la complexité afférente à cette unicité) outre qu’obligatoire (parfois en contravention avec les préceptes inscrits dans le texte de référence, comme dans la variante iranienne de l’islam (qui ne reconnait pas de clergé) où les ayatollah, outre leur usurpation de prérogatives politiques et militaires, s’arrogent des privilèges religieux comme l’infaillibilité, auxquels ils n’ont pas droit).
Ces trois points de vue ont en commun d’admettre comme allant de soi que la croyance est obligatoire comme la loi. C’est leur fondement commun. Et leur commun point faible. Seule la loi peut être obligatoire - et obligatoire pour tous - pour autant qu'elle est l'expression de la volonté de tous ; pas la foi. Or c’est par le caractère d’obligation que se définit toute religion d’Etat. Dans ce glissement de la foi à la loi, elle perd la spiritualité. Ce glissement est celui de la compromission politique. Une religion d’Etat, étant obligatoire, n'est qu'usurpation quant à la substance de la religion, qui est la spiritualité. La religion étatisée vient d'en haut, du sommet, et soumet, comme l'autorité ; la spiritualité vient d’en bas et est ascendante comme tout ce qui croît. Dans quelque société que ce soit, l’obligation de croire est une contrainte antinomique avec l’essence de la foi, qui est la plus libre des expériences que puisse faire une conscience. Autrement dit c’est un abus de pouvoir. En tant que sphère de la croyance obligatoire, la religion est la sphère par essence de l’abus de pouvoir.
Entre cet abus et l’abandon par le croyant de sa conscience, force est de constater que c’est plus par contrainte (éventuellement celle des armes, où la religion se renie comme religion, quelque sophisme auquel elle ait recours pour s’en justifier) que par la libre adhésion de ses adeptes, que prospèrent les religions d’Etat.
Que cette adhésion, dans un emportement émotionnel, soit vécue ou revendiquée comme « libre », rien n’est plus propre à faire mieux voir le moule où a été coulée l’illusion de la liberté politique. On peut faire croire n’importe quoi à une masse ; on pourrait croire qu'on ne puisse l'obliger qu'à faire semblant de croire. Ce n'est pas le cas. Si la fascination inconsciente qu’exerce tout pouvoir atteint dans la religion son point culminant, c’est que l’église est le seul corps social autolégitimé dans un Etat : le roi n’est légitime que sacré par l’église, et le peuple n’est légitime qu’en représentation. Or qu’est-ce que l’autolégitimation d’un pouvoir sur les esprits, sinon une légitimation par leur sacrifice ?
C’est par le sacrifice des consciences que les monothéismes ont imposé leur sacralité. Sacrifice de l’esprit aux mains du clergé – sacrifice des corps aux mains de l’Etat armé. Complémentarité des prêtres et des guerriers.
Mais paradoxe. J’ai commencé par dire que la religion ne faisait pas partie de la structure de l’Etat. Puis j’ai dit que par ses trois fonctions c’était elle, la religion, qui animait cette structure. Par quelle opération ou, c’est le cas de le dire, quel miracle ? La réponse est simple : par la transformation de la force en droit. Elle tient tout entière dans ce mot d’Aristote : « La force doit bien avoir quelque vertu. »
C’est la religion qui transforme la force en droit.
Revenons donc en arrière. La religion n’est-elle qu’une pièce rapportée, et dans ce cas on devrait pouvoir s’en passer ? Ou fait-elle partie intrinsèquement de l’Etat, auquel cas on ne voit pas comment on pourrait l’en arracher sans le démanteler tout entier ? C’est une question historique, dans la mesure où l’histoire est une structure diachronique.
La structure de tout Etat se développe en trois phases : 1, phase de création par la guerre de conquête ; 2, phase de constitution et de maintien par la transformation de l’organisation guerrière en organisation religieuse. Cela peut durer des siècles. 3, phase de décomposition, avec changement de religion et rétablissement, à terme, de la structure primitive.
Le rôle de la religion change avec les phases qu’un Etat traverse; et elle-même se transforme, de polythéisme en monothéisme et en athéisme, avec les régimes qui changent aussi, jusqu’à disparaître. Le contenu traditionnel de la religion disparaît une fois la légitimation du pouvoir passée de Dieu au peuple. Mais ses fonctions restent. C’est alors que l’état devient sa propre religion, en hypostasiant la Démocratie, la Patrie ou la République à sa place, tout en cultivant outrageusement ses propres fastes.
La raison pour laquelle un Etat ne peut pas se passer de religion, c’est qu’il lui faut faire croire à sa légitimité, tout en détournant l’attention de (voir en rendant impensable) ce qu’il est réellement.
Réduit au culte de son propre corps sacralisé, une fois la religion dévaluée, il est ramené au temps de ses premières conquêtes.
C’est ce qui fait du temps de l’athéisme un temps annonciateur de tyrannie, une fois le totalitarisme mis en place.
[i] http://blogs.mediapart.fr/blog/jjmu .
[ii] et du même coup d'un bouveau type d' "auto-critique" http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/250915/jean-yves-mollier-un-monde-de-ledition-en-pleine-revolution
[iii] L'Harmattan, 2014. https://www.facebook.com/dupillageaudon