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Billet de blog 31 juillet 2014

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L'amende de BNP Paribas [Partie IV]

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

BNP Paribas vient de publier le 31 juillet ses comptes du 2ème trimestre 2014, où suite à la sanction américaine, son bilan est déficitaire de plus de 4 milliards d'euros.

Cette publication, reprise par tous les médias, nous donne l’occasion de revenir à tête reposée sur les tenants et les aboutissants de cette fameuse pénalité de 9 milliards de dollars (6,5 milliards d'euros).

[NB : dans le texte, l'abréviation M€ (ou M$) signifie "million(s) d'euros" (ou de dollars), et Md€ (ou Md$) signifie "milliard(s) d'euros" (ou de dollars)].

 [SUITE DE LA PARTIE III]
  [Sommaire des 6 parties]

Trois sources sont possibles pour estimer l'impôt sur les sociétés de la BNP :
   * Les bilans comptables qu'elle publie
   * Les communications qu'elle fait
   * Les données émises par les médias

Illustration 1

      3-3-3-4. Les bilans comptables publiés par BNP

Chaque année, BNP publie un "Document de référence", qui est donc le document officiel sur l'activité et la situation financière du groupe.

On y trouve notamment deux sortes de comptes :
- les comptes "consolidés", c'est-à-dire incluant les filiales du monde entier,
- les comptes "sociaux", c'est-à-dire concernant la société mère française BNP Paribas SA.

Il est indiqué dans les comptes sociaux un "impôt sur les bénéfices", dont on peut penser qu'il correspond à l'impôt sur les sociétés acquitté en France, en tout cas la partie répertoriée "impôt courant" (l'autre partie étant l'"impôt différé", dette ou crédit d'impôt qui sera pris en compte dans le futur).
Et le groupe BNP Paribas ayant opté pour le régime dit d'intégration fiscale (la société mère règle les impôts des filiales françaises, de même que les économies d'impôts lui profitent), le chiffre déclaré doit inclure les impôts de l'ensemble des filiales françaises.

        3-3-3-4-1. Chiffres

* Chiffres des 6 dernières années, en M€, les chiffres entre parenthèses relevant du passif (sommes à retrancher des résultats), depuis l'exercice de 2008, annus horribilis.
Les chiffres d'impôts sans parenthèses sont donc paradoxalement à l'actif (en faveur) de la société.

- exercice 2008 :
. impôt sur les bénéfices : 1 201
  . courants : 455
  .  différés : 746
. résultat courant avant impôt : (486)
. bénéfices avant impôts, amortissements et provisions : 3 400

- exercice 2009 :
. impôt sur les bénéfices : (540) M€
  . courants : 14
  . différés : (554)
. résultat courant avant impôt 4 549
. bénéfices avant impôts, amortissements et provisions : 7 581

 - exercice 2010 :
. impôt sur les bénéfices : (118)
  . courants : (291)
  . différés : 173
. résultat courant avant impôt : 3 583
. bénéfices avant impôts, amortissements et provisions : 7 193

 - exercice 2011 :
. impôt sur les bénéfices : 300
  . courants : 127
  . différés : 173
. résultat courant avant impôt : 3 166
. bénéfices avant impôts, amortissements et provisions : 7 366

 - exercice 2012 :
. impôt sur les bénéfices : (1273)
  . courants : 453
  . différés : 820
. résultat courant avant impôt : 7 085
. bénéfices avant impôts, amortissements et provisions : 6 349

 - exercice 2013 :
. impôt sur les bénéfices : (466)
  . courants : 342
  . différés : 124
. résultat courant avant impôt : 5 462
. bénéfices avant impôts, amortissements et provisions : 6 183

* A titre indicatif, les chiffres "consolidés", incluant les filiales du monde entier, sont les suivants :
- exercice : (impôt sur les bénéfices) sur résultat avant impôt :
- 2008 : (472) sur 3 924
- 2009 : (2 526) sur 9 000
- 2010 : (3 856) sur 13 020
- 2011 : (2 757) sur 9 651
- 2012 : (3 059) sur 10 379
- 2013 : (2 750) sur 8 189

* Notons que les deux derniers Documents de référence BNP mentionnent dans leurs chapitres 7 l'ensemble des impôts acquittés en France :
"Pour l’exercice 2012, l’ensemble des impôts et taxes payés en France s’est élevé à 1,9 milliard d’euros."
et
"Le montant total d’impôts et taxes acquitté en France par le Groupe BNP Paribas s’est élevé à 2,3 milliards d’euros en 2013."

Illustration 2

        3-3-3-4-2. Limites :

Pour extraire des éléments pertinents des données comptables publiées par les grandes sociétés, il faut être un professionnel de la comptabilité et du droit fiscal habitué des multinationales.

* Le bilan comptable est différent du bilan fiscal. Le résultat fiscal diffère ainsi du résultat comptable car il inclut des réintégrations ou des déductions extra-comptables.

* L'IS "brut" est différent de l'IS "net".

L'IS brut est le montant de l'impôt dû avant toute restitution d'impôts (crédit d’impôt, réduction d’impôts, créances de report en arrière de déficits).
L'IS net est l'impôt effectivement encaissé par l'État une fois prises en compte ces restitutions
Notons que le rapport de janvier 2013 du Conseil des prélèvements obligatoires sur Les prélèvements obligatoires et les entreprises du secteur financier constate pour les banques un IS net représentant 37% de l'IS brut entre 2009 et 2011 (p 126).

* L'impôt sur les bénéfices comptabilisé (charge d'impôts) est différent de l'impôt sur les bénéfices courant (dû au titre de l'exercice). L'impôt comptabilisé comprend l'impôt courant et aussi l'impôt différé (dette ou crédit d'impôt qui sera appliqué dans le futur).

* L'impôt sur les bénéfices décaissé (payé par la société) est différent de l'impôt sur les bénéfices courant (ou exigible).
Les montants sont souvent proches, mais les impôts effectivement décaissés au cours d'une année peuvent être fort différents des impôts courants de l'année (ou de l'exercice précédent)
La BNP ne mentionne pas son impôt décaissé, mais pour prendre deux sociétés du CAC 40 qui mentionnent leur impôt décaissé :
Total a décaissé 6 990 M€ d'impôts en 2010, avec pour l'exercice 2010 une charge totale de 10 228 M€ et un impôt courant de 9 934 M€ (ou pour l'exercice 2009 une charge totale de 7 751 M€ et un impôt courant de 7 213 M€).
Axa a décaissé 1 044 M€ d'impôts en 2012, avec pour l'exercice 2012 une charge totale de 1 135 M€ et un impôt exigible de 1 896 M€ (ou pour l'exercice 2011 une charge totale de 1090 M€ et un impôt exigible négatif de -247 M€).

Et d'une façon générale, il est particulièrement difficile d'estimer l'impôt sur les sociétés effectif à partir des données comptables disponibles.

      3-3-3-5. Les communications faites par la BNP 

        3-3-3-5-1. Seules deux communications issues de la BNP font référence à des chiffres d'impôt sur les sociétés acquitté en France :

* L'audition de Baudouin Prot, le président de BNP, par la commission sénatoriale d'enquête sur l'évasion des capitaux :
"Pour les deux exercices 2010 et 2011, nous avons acquitté sur le territoire national plus de 800 millions d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés et 3,3 milliards d'euros toutes taxes confondues. De ce fait, BNP Paribas est certainement l'un des plus importants contribuables de France."

* La réponse de la BNP en septembre 2012 à CCFD-Terre solidaire, suite à leur enquête publié en juillet 2012 sur les paradis fiscaux.
"Pour l'exercice 2011, nous avons acquitté sur le territoire national plus de 400 millions d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés et 1,6 milliard d'euros en y incluant les taxez spécifiques au secteur bancaire. De ce fait, notre groupe y a réalisé 27 % de ses bénéfices mais y a acquitté 34 % de ses impôts."

D'où on peut déduire que, pour chacun des exercices 2010 et 2011, la BNP a acquitté 400 M€ d'impôt sur les sociétés en France.

Notons que nous ne retrouvons pas ici les chiffres des comptes sociaux plus haut mentionnés. En effet :
. pour 2010 : 118 M€, dont 291 M€ d'impôts courants (les impôts différés consistant en un crédit d'impôt),
. pour 2011 : 300 M€ de *crédit* d'impôt, dont 127 M€ de crédit d'impôt courant.
Donc d'après ces chiffres, la BNP n'a payé que 164 M€ d'impôts courants au titre de ces deux exercices, et si on inclut les impôts différés, c'est même l'administration fiscale qui lui était redevable de 182 M€.

        3-3-3-5-2. Limites :

Les déclarations des responsables de grandes banques (et des grandes sociétés en général), tentent de ménager des objectifs contradictoires :

D'un côté, il leur faut présenter les impôts comme acceptables :
- pour rassurer les investisseurs et les prêteurs sur l'absence d'impact fondamental de la charge fiscale sur le bilan de la société ;
- pour montrer à la société civile (citoyens et ONG) comme aux agences et commissions publiques que les banques sont soucieuses du bien commun et participent à l'effort collectif.

D'un autre côté, il leur faut présenter les impôts comme inacceptables, en répétant aux autorités nationales et internationales qu'une charge fiscale trop importante grève l'implication des banques dans la croissance et dans la compétitivité vis-à-vis des autres pays, afin de maximiser leurs profits.

Inutile donc de dire que les chiffres, dont on a évoqué plus haut la complexité qu'ils recouvrent, peuvent être savamment manipulés. L'exemple le plus récurrent est l'invocation du "taux d'imposition", dont on a toujours le plus grand mal à savoir ce qui est au numérateur et ce qui est au dénominateur.

Illustration 3

      3-3-3-6. Les données émises par les médias

Nous irons ici tout droit au chapitre "Limites", car les chiffres avancés par les médias sur les impôts acquittés par la BNP en France ont en commun d'être généralement n'importe quoi.
Exemples.

        3-3-3-6-1. Article du Figaro Bourse en mai 2014

"Si BNP Paribas se voit infliger une amende de 5 milliards de dollars [3,6 milliards d’euros], (…) la France sera privée de plus d’un milliard d’euros de recettes fiscales."
[…]
BNP Paribas a payé l’an dernier 2,7 milliards d’euros d’impôts à l’État français pour 8,24 milliards d’euros de bénéfice avant impôts. Si BNP Paribas diminue son profit imposable de 2014 de 3,6 milliards d’euros, le manque à gagner pour l’État pourrait atteindre près du tiers de cette somme."
Ces chiffres de 2,7 Md€ et 8,24 Md€ sont ceux du bilan *consolidé* de l'exercice 2013 , ils concernent les bénéfices et les impôts sur les bénéfices de l'ensemble des filiales du groupe BNP à travers le monde, et non des filiales françaises.
Cet article est signé Roland Laskine, rédacteur en chef du Figaro Bourse, branche du Figaro censée être spécialisée en analyse financière…

        3-3-3-6-2. Article du Point en juin 2014

"Mais surtout, si BNP Paribas doit payer 10 milliards de dollars à l'État fédéral américain, ce sont des espèces sonnantes et trébuchantes qui vont faire défaut à l'économie française. La banque a payé pour 2012 3,3 milliards d'impôt sur les sociétés. Avec le coup de bambou américain, ce sera zéro pour le Trésor public."
D'où vient ce chiffre de 3,3 milliards € ? Pour 2012, le chiffre dont il se rapproche le plus est celui des impôt sur les bénéfices (3,06 Md€) dans le bilan *consolidé* pour l'exercice 2012, concernant donc l'ensemble des filiales du groupe BNP à travers le monde.
Cet article est signé Sophie Coignard, qui est pourtant une journaliste d'investigation reconnue depuis la parution de L'Omerta Française (1999).

        3-3-3-6-3. Article de L'Opinion en juillet 2014

"En 2013, la banque, deuxième contribuable de l'Hexagone, avait été redevable d'un impôt théorique de 3 milliards d'euros, compte-tenu d'un taux français de 38%. Grâce aux taux d'imposition inférieurs dans certains pays et pour certains produits, l'impôt réel avait été réduit à 2,75 milliards soit un taux de 33,9%."
La formulation laisse entendre qu'il s'agit de "l'Hexagone", alors que les chiffres sont ceux des comptes *consolidés*, concernant donc l'ensemble des filiales du groupe BNP à travers le monde.
L'impôt sur les bénéfices pour l'exercice 2013 est donc de 2,75 Md€, chiffre qui coïncide avec celui de l'exercice 2011. Or, pour cet exercice 2011, si on se fie au chiffre avancé par la BNP elle-même, nous avons vu plus haut que l'impôt sur les bénéfices avait été de 400M€, soit sept fois moins.
Cet article est signé Renaud Belleville, qui a été éditorialiste aux Échos, puis au média numérique Wansquare, avant de rejoindre L'Opinion, publication "pro-business".

        3-3-3-6-4. Article du Nouvel Économiste en juillet 2014

"Avec son taux d’imposition de 31,9 % en 2013, cela ferait, si cette charge était déduite fiscalement, une recette fiscale diminuée de 2,1 milliards d’euros."
D'où vient ce chiffre de "31,9 %" ? Je l'ai demandé via un commentaire, qui a été publié mais est resté sans réponse.
Ce chiffre évoque soit le "taux effectif d'imposition" tel que communiqué par la BNP, qui inclut tous les impôts et taxes payés en France (cf Document de référence 2013 p 401), soit le taux d'imposition sur les bénéfices à l'échelle mondiale si on le calcule à partir des données comptables (cf Document de référence 2013 p 96), mais certainement pas le taux d'imposition effectif de l'IS en France.
Cet article est pourtant signé Guy Flury, ancien commissaire aux comptes de banques françaises, et Michel Crinetz, ancien contrôleur de l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACP), co-auteurs de Stoppons la dérive des banques et de la finance (2014) et membres du sympathique collectif Roosevelt (lequel a publié une lettre ouverte reprenant implicitement ce chiffre).

[SUITE : PARTIE V]

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