C'est probablement à ce moment que se produisirent les deux événements qui propulsèrent vers un avenir inattendu les premières avancées des cercles 31. Il faut dire que ces événements n'ont pris une telle ampleur qu'en conjonction avec ce qui se passait, presque de l'autre côté de la planète, autour de la Méditerranée. Mais n'anticipons pas. Cette période des origines est assez mal connue puisque les participants n'avaient pas conscience de réellement s'être lancés dans un changement radical, d'autant plus que leurs décisions de changement n'étaient pas encore vraiment entrées dans les faits et n'avaient pas eu toutes leurs conséquences dans la vie. Si vous avez des informations supplémentaires, n'hésitez pas à les indiquer en commentaire !
Le premier événement est la convocation du conseil d'administration de l'usine sidérurgique. Les actionnaires allaient prendre position sur les accords réalisés entre les cercles 31 et la direction. Le directeur avait du mal à dormir quand il pensait à ce qu'il devait dire pour présenter les changements en cours, d'autant que les cadres lui remontaient de nouveaux projets qui l'effrayaient. Les cercles 31 planchaient sur une cotisation de 5 % sur la valeur ajoutée, à prendre sur les dividendes ! Mais tout ça risquait de réduire les dividendes pour plusieurs années et son poste restait-il justifié s'il ne pouvait dégager ces fameux dividendes ? Devait-il se contenter de n'être plus que le relais au conseil d'administration des "décisions" que prenaient les cercles 31 ? On avait bien eu quelques décennies auparavant la vague des cercles qualité, mais alors on savait où on allait, c'était la hiérarchie qui pilotait tout ça et si un projet mordait sur les dividendes, il attendait une période plus favorable.
La situation économique générale du pays pesait quand même très fort depuis plusieurs mois, le débarquement du PDG de la société de production électrique après la catastrophe en était un bon exemple, encore présent dans les têtes, et il pourrait l'utiliser pour expliquer qu'il fallait s'adapter et réduire la voilure pour ne pas perdre d'argent. Il pourrait même utiliser quelques uns des arguments des cercles 31, retour de subvention pour développer l'usine, développement d'activités dans la ville qui demanderont certainement davantage de produits sidérurgiques (mais là ce n'était pas vraiment un argument de poids !) et puis aussi amélioration de l'impact sur l'environnement, moins de transports, moins de pollution, il y en avait toujours, et amélioration de l'image des actionnaires en ces temps de crise et de catastrophe.
Le conseil connût plusieurs phases. Tout d'abord le refus catégorique par les actionnaires de réduire leurs dividendes et devant l'insistance du directeur, ils sous-entendent très vite que celui-ci devrait donner sa démission s'il n'était pas en mesure de diriger son usine. C'est alors que des membres du personnel et les représentants syndicaux entrèrent dans la salle du conseil. Les premiers échanges avaient été suivis grâce à une webcam installée dans la salle et devant la mise en difficulté du directeur, ils avaient décidé d'aller soutenir eux-mêmes leurs propositions. Comme d'habitude en pareille situation, les actionnaires s'indignèrent de l'intrusion et refusèrent de discuter.
La deuxième phase commença quand certains actionnaires émirent l'idée qu'ils pouvaient se retirer et donc que l'usine disparaîtrait et les emplois aussi. Le directeur inquiet regardait les uns et les autres, ne sachant comment les choses allaient tourner. A partir de ce moment, on a une idée plus précise parce que les images de la séance ont été enregistrées et ont fait le tour de la planète ensuite. Vous les avez peut-être vues. Surtout ce moment où les actionnaires annoncent leur retrait et demandent qu'on leur restitue leurs capitaux. C'est alors que les représentants du personnel ont ouvert leurs dossiers et actionnaire par actionnaire ont fait les comptes de ce qu'ils avaient apporté à l'usine, des dividendes qu'ils en avaient retirés et des jetons de présence au conseil d'administration. En calculant un intérêt de 5 % par an sur leur apport, non seulement ils avaient tous reçu bien au-delà des intérêts normaux, mais ils avaient déjà récupéré plusieurs fois leur capital. "Nous ne vous devons rien. C'est notre travail que vous avez exploité et vous avez refusé bien des fois les investissements de sécurité nécessaires pour les ouvriers ou pour l'environnement. Dégagez !"
C'est sur cette phrase, qui allait devenir culte, que la troisième phase a commencé. Les actionnaires hurlaient au vol, à la spoliation, qu'ils allaient porter plainte, appeler la police, que cette usine n'existait que parce qu'ils l'avaient voulue, etc. Les images et les sons étaient diffusés en direct par internet, au gymnase un grand écran avait été installé et l'information fut comme une traînée de poudre dans la ville. Les gens se sont rassemblés et devant le refus des actionnaires de partir, ils sont allés en cortège vers l'usine pour soutenir le personnel. Les conditions de travail avaient déjà suffisamment changé pour que les familles ne souhaitent pas revenir aux anciennes formes.
Quand les actionnaires comprirent qu'ils n'avaient pas le rapport de force en leur faveur, ils quittèrent le plus dignement possible la salle du conseil et passèrent entre deux haies des personnels silencieux qui les dirigeaient vers leurs voitures. Et celles-ci retournèrent à l'aéroport en fendant la foule des gens de la ville sur le chemin de l'usine. Tous avaient compris que quelque chose avait craqué, que rien ne serait plus comme avant, quoi qu'il arrive. Une fête improvisée rassembla tous les acteurs dans la cour de l'usine qui continuait de fonctionner, démontrant que ceux qui venaient de partir n'étaient que des prédateurs dont il fallait se défaire. La vidéo des événements commença à circuler sur internet, un sous-titrage dans diverses langues permit une diffusion internationale.
Avec l'argent des dividendes, les travaux urgents à l'usine mais aussi la construction des nouveaux logements allaient pouvoir être engagés. Passé la fête, tous se dispersèrent en de nombreux cercles pour décider des nouveaux changements. Car après cette victoire, il restait à résoudre la meilleure utilisation de l'argent et traiter de la question concrète concernant la propriété de l'entreprise. Désormais, à qui appartenait vraiment l'usine ?