En effet, en 2011, le Printemps des pays arabes a vu ces peuples soudain se lever contre des dictatures ou des régimes militaro-autoritaires qui duraient depuis des décennies dont les dirigeants s'appuyaient sur des complicités avec les multinationales du pétrole ou du gaz et sur des élites corrompues. La forme qu'avait prise spontanément leur mouvement de révolte était de vastes rassemblements populaires sur une place centrale de leur capitale ou des grandes villes. Les manœuvres ne manquaient pas pour tenter de mettre en place des gouvernements de démocratie soi-disant représentative.
Ces campements étaient une pratique ancienne, mais remise au goût du jour dans les phases de transition démocratique des peuples d'Amérique latine et du Mexique particulièrement. L'attente en était que les gouvernants démissionnent et qu'une nouvelle constitution ouvre au peuple des droits réels, électifs principalement, sans fraude électorale. Mais une fois la démission obtenue, dans quelques cas après des semaines de luttes civiles plutôt violentes voire militaires, les gouvernants de substitution attendaient pour convoquer de nouvelles élections qu'ils puissent désigner des "représentants" à élire, choisis préalablement dans des partis dits de gouvernement, parce qu'ils étaient d'accord avec une conception néolibérale de la société ou au moins prêts à en accepter les contraintes majeures. Et que tout puisse continuer comme auparavant au grand profit des multinationales et des nouvelles "élites".
Quant à la constitution à rédiger, elle attendrait des jours meilleurs… si vous voulez des élections rapides, il ne faut pas changer la constitution ! Ainsi les oppositions se perdaient dans des débats d'une démocratie représentative formelle, sur le modèle des grandes démocraties européennes, elles-mêmes en dérives autoritaires face aux conséquences de la crise financière non résolue. Tout le monde connaît maintenant la martingale tragique des dettes publiques non remboursables en Grèce, puis en Irlande, au Portugal, en Espagne avant d'entraîner toute la zone euro dans une austérité sans rivage. Chacun essayant de tirer ses banques du mauvais pas dans lequel elles s'étaient mises au profit des pires prédateurs financiers masqués que le monde ait connu. Il faudra que je vous en reparle.
La jeunesse des pays européens du sud se trouvait de plus en plus affrontée au chômage et à la précarité : variable d'ajustement après l'attaque contre les retraites, la jeunesse et sa formation était le secteur dans lequel les gouvernements tentaient de faire des économies directes mais aussi indirectes en pesant sur toute la hiérarchie des salaires bâtie sur le salaire de départ, afin d'éponger des dettes publiques creusées par le renflouement des spéculateurs privés. Ce que dénonçaient les jeunes du mouvement dit des "Indignés" en campant comme les peuples arabes sur les places des capitales d'Europe. Ces mouvements plus ou moins permanents (chassés périodiquement parfois violemment par les forces de l'ordre, ce qui enclenchaient les vagues d'action –répression – élargissement du mouvement) produisaient des réflexions sur la crise, le capitalisme, la démocratie : ils restaient cependant dans l'idée d'une refondation constitutionnelle qui mettrait à bas la pseudo démocratie représentative et ouvrirait enfin une véritable prise en compte de leur avis, de leur existence digne et surtout de leurs qualifications reconnues par un vrai salaire permettant de vivre.
Ces mouvements tournés soit vers eux-mêmes, leur propre organisation pour résister aux attaques des gouvernements en place, soit vers un changement constitutionnel qui paraissait le seul moyen de changer la forme du pouvoir, laissaient échapper le fond de la question : l'organisation concrète de la vie citoyenne et de la production, sans préalables définis par des élections, mais en respectant des principes que "tout le monde" connaît et accepte. Changer la vie sans passer par la case préalable de la constitution, telle était la démarche des japonais autour de leurs usines sidérurgiques. Ce qui n'allait pas sans une réflexion sur les principes concrets qui bordaient leur démarche.
L'étincelle se produisit quand, par le biais du site Wikicircle31, ces mouvements d'indignés comprirent la raison de leur échec et que ce qu'ils cherchaient confusément à travers leurs divers slogans, d'autres là-bas à l'autre bout du continent, dans leurs îles, étaient entrain de le réaliser. La confrontation à distance entre les pratiques fut brutalement révélatrice de ce qui se cherchait depuis des décennies un peu partout dans le monde, que ce soit en Amérique latine, en Europe et ailleurs. Le fourvoiement constitutionnel, électoral, comme principe de prise du pouvoir, avec tout ce qu'il charriait comme images du passé, des révolutions dévoyées, des tentatives diverses généreuses mais qui finissaient dans le sang trop souvent ou bien dans ces démocraties modernes où les représentants se targuaient d'être de vrais démocrates quand ils prenaient des décisions à l'inverse de ce qu'ils avaient promis pour être élus ou à l'opposé de l'avis de la majorité des citoyens. Quand ils ne parvenaient pas, par des arguties légalistes, à faire avaliser des traités réactionnaires après que des référendums les avaient refusés ! Sans parler des politiques qui cédaient aux sirènes des lobbies, corrupteurs officiels au service des spéculateurs et prédateurs financiers divers, fin du fin paraît-il de ce genre de démocratie.
Dans les campements d'indignés, certains tentaient de former des assemblées générales, parfois à heures fixes, pour décider du mouvement et de ses suites. Mais toujours la question préjudicielle de leur légitimité était soulevée et les débats s'enlisaient, même si les Indignés ont cherché à se disséminer dans les quartiers. Ces débats reproduisaient ceux des clubs politiques dans les premiers temps de la Révolution française, sauf que les révolutionnaires d'alors n'avaient pas à leur disposition des moyens de communication instantanés et mondiaux pas chers.
Ces révolutionnaires français avaient été obligés de réunir des représentants en nombre limité et dans des formes juridiques lourdes pour assurer la cohérence de l'ensemble. Les diligences et les voitures de poste n'allaient pas très vite, le télégraphe Chappe n'existait pas encore, issu de la Révolution et installé à partir de 1794 ! La stabilité des formes sociales à cette époque permettait de se contenter de ces pratiques politiques à long temps de maturation et de réflexion, d'autant que les activités sociales et économiques étaient plus limitées, les changements moins fréquents. Impensable aujourd'hui de représenter correctement la diversité, la complexité, la variabilité, l'instantanéité de toutes les activités humaines, avec des populations immenses, sans utiliser les moyens électroniques, et pas seulement pour se donner rendez-vous ou jouer à cache-cache avec les forces de l'ordre, ce qui est une utilisation très limitée, vous en conviendrez, de l'internet. La soi-disant Révolution 2.0 que certains idéologues ont imaginé pour faire perdurer les choses à leur profit.
En chassant leurs actionnaires prédateurs, les sidérurgistes japonais avaient provoqué un changement plus important que toutes les palabres sur la forme de la représentation en démocratie. Ils avaient frappé directement au cœur du système et c'était désormais à chacun de toucher la cible qui le concernait au plus près. Et c'est bien cette étincelle qui, quand elle se produisit, frappa de stupeur les gouvernements au service des prédateurs de tous poils.