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Billet de blog 6 avril 2011

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Les 31 : Récit de M. Yamamoto

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"Je regardais amicalement ces ouvriers qui pour une fois se retrouvaient tous ensemble, les trois-huit les obligeant à ne se croiser que pour échanger les consignes d'une équipe à l'autre. Le restaurant avait monté un unique cercle de tables avec des fleurs et des plantes vertes au milieu. La lumière était tamisée pour donner une impression d'intimité et la salle nous était réservée. Ils pouvaient tous se voir même s'ils ne pouvaient pas se parler à moins de crier pour surmonter le brouhaha et la distance. Rêveur, je ne pris pas conscience tout de suite du mouvement d'un groupe de personnes à la porte d'entrée de la grande salle.

Soudain les convives furent entourés par un cercle de femmes en kimono et chignon traditionnels, debout, légèrement en retrait de chacun de nous. Je me retourne et reconnais ma femme. Abasourdi de la voir là, je m'aperçois que les compagnes de mes équipiers sont toutes là, chacune derrière son homme. Je distingue alors des gens immobiles dans l'ombre à distance du cercle de femmes.

À un signal que je n'ai pas vu, toutes les femmes crièrent en chœur : "Ça ne peut plus durer ! Réfléchissez et changez !" Ne comprenant rien, tous les hommes restent figés, les sourires ou les clins d'œil du moment précédent ont disparu. Et comme pour que cela soit bien clair, les femmes reprirent en chœur : "Réfléchissez et changez, sinon nous vous assommons !" Disant cela, chacune sort une massue de gymnastique d'un sac en bandoulière et la brandit au-dessus de la tête de son compagnon. Bras tendu, un pied glissant vers l'arrière comme pour assurer le coup : cette attitude guerrière provoque une inquiétude qui se lit sur tous les visages de mes hommes joyeux quelques minutes avant.

Sans un mot de plus, les femmes replacent les massues dans leur sac et se retirent silencieusement comme elles étaient arrivées, en deux files. Je suis soulagé qu'il n'y ait pas eu de passage à l'acte mais tout le ballet avait été filmé et photographié par le second cercle des personnes silencieuses. Effrayant. Toute bonne humeur nous abandonne et le dessert avalé, les ouvriers se retirent après m'avoir salué. Abasourdi je reste quelques minutes seul à contempler la table, ne comprenant rien à ce qui venait de se produire… ni que Sakura ait pu participer à cette inquiétante mise en scène.

La maison était silencieuse et aucune lumière ne filtrait à travers les volets. Les enfants devaient être couchés, peut-être que Sakura ferait-elle semblant de dormir ? Quand j'éclaire la salle de séjour pour me déshabiller et me coucher discrètement, je vois, face à moi, pendu à un clou, le sac et la forme de la massue qu'il contient. La menace du message était sans ambiguïté mais que signifiait le message ? Réfléchir à quoi ? Changer quoi ? Pourquoi tout ça ? N'avaient-ils tous pas travaillé aussi fort que possible pour être les meilleurs et avoir la prime qui nous aiderait à partir quelques jours en vacances comme je l'avais promis ? "

M. Yamamoto ne s'endormit pas tout de suite et se dit que ses compagnons devaient se poser les mêmes questions ou qu'ils les posaient déjà à leurs femmes. Ce qu'il ferait demain.

De fait, il n'eut le lendemain qu'une réponse : " Ça ne peut plus durer ! Réfléchissez et changez !". Il partit au travail aussi troublé que la veille au soir. Les dix ouvriers de l'équipe du matin l'attendaient, interrogatifs. Il haussa les épaules. Ils se croisèrent avec l'équipe de nuit tout aussi dubitative. Chacun avait eu droit à la même réponse. La concertation des femmes était évidente. Mais pourquoi ? Et cela tourne dans leur tête toute la journée, dans les petits moments où leur tâche leur en laissait la possibilité. Changer quoi ? Réfléchir à quoi ? Ils ne s'occupaient pas assez de leur famille, de leur femme, des tâches ménagères ?

M. Yamamoto se disait qu'il trouverait bien une solution, il était le chef de brigade… Un chef ça doit savoir quoi faire en toute circonstance ! Mais là rien de ce qu'il avait vécu jusqu'alors ne pouvait l'aider. Ravalant sa fierté, il se décida à poser la question directement à ses équipiers quand il les rencontrait : "Vous avez une idée sur ce que cela signifie ?" Aucune idée ne jaillit, ils étaient comme sidérés, alors il leur proposa de réfléchir pendant deux jours et de passer le mot aux autres équipes. Il était absent le lendemain, il devait faire une conférence à l'école de sidérurgie à propos de leur travail.

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