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Billet de blog 16 février 2011

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Un grand soir égyptien (II)

Dix février au soir, je regarde le plafond de la chambre, l'abat-jour opale agrémenté d'une vue bucolique d'un autre âge, une scène de pêche au bord d'un cours d'eau bleu ciel.

Martin Papyrus

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dix février au soir, je regarde le plafond de la chambre, l'abat-jour opale agrémenté d'une vue bucolique d'un autre âge, une scène de pêche au bord d'un cours d'eau bleu ciel. Dans la pièce d'à côté la voix sépulcrale du vieux raïs déroule des adieux que ne veulent en être. Il ne quittera pas le pays ni sa fonction, il donne plus de pouvoir au vice-président. Faisant allusion aux pressions internationales il assure qu'il ne se pliera jamais aux injonctions venues de l'étranger. « Je suis conscient des dangers que nous traversons et de l'intérêt supérieur de la nation. » Il réaffirme sa volonté inflexible de continuer à assumer ses responsabilités de protecteur de la constitution et des intérêts du peuple. Et combien il éprouve de la souffrance à la pensée des familles qui ont perdu un des leurs dans les événements récents ! Hosni Moubarak semble oublier que lui et les siens sont à l'origine de cette violence meurtrière lancée à l'encontre d'un mouvement résolu et pacifique.

Mais je reprends ici le fil des jours frais passés :

Mercredi 2 février 2011 Je suis allé dès neuf heures dans le centre ville pour acheter les journaux à Ramleh station. Juste le temps de lorgner les titres et parcourir un article. L'armée s'engage à ne pas tirer sur le peuple (The Egyptian Gazette). La pression d'Israël sur les Occidentaux pour qu'ils soutiennent Moubarak. La crainte des Frères musulmans, bon prétexte pour justifier la dictature (Al Ahram hebdo)... En passant devant la moquée Kaïd Brahim je vois un petit attroupement, je m'approche, une équipe de télé occidentale (si j'en juge par l'apparence et aussi par l'anglais prononcé que j'entends en passant) interviewe des jeunes gens.

Avec Assie nous allons boire un thé au petit café pas loin de la rue Delta. Assie demande si l'on peut mettre la télé sur Al Arabia, un client grogne que c'est une chaîne des agents de l'étranger. Ça discute. Un autre client qui vient d'arriver déclare qu'il arrive de Haute Égypte et que là-bas tout le monde considère que Moubarak doit s'en aller : Khalass ! Les autres discutent entre eux. Nous sortons.

À l'hôtel, conversation avec Madame. Elle évoque le discours d'hier soir, « il croit nous faire pleurer ! » Et elle parle du prix des aliments qui augmente encore ces jours-ci, des gens qui n'ont pas de quoi se nourrir. « Où va tout cet argent de l'aide américaine ? » Elle ajoute : « Si Obama veut vraiment que Moubarak s'en aille il peut le faire partir, mais il n'est pas clair dans ses propos. On ne les saisit pas. » Elle n'a pas connaissance de la dernière déclaration du président américain, où il dit enfin qu'il faut que Moubarak parte, et dès maintenant. Ça, je ne l'ai su que plus tard dans la journée, quand j'ai pu lire les nouvelles sur le ouaib. Je confie à Madame les problèmes que j'ai pour contacter la France, et aussi que je n'ai pu retirer de l'argent. J'ai payé encore quatre nuits, mais après... « Ne vous en faites pas pour cela. » me dit-elle.

Le discours à la Pétain de Moubarak, hier soir, a pourtant fait pleurnicher dans les chaumières. Le gérant nous dit que sa femme était très émue, on comprend qu'il a dû la sermonner. On voit aussi à la télé gouvernementale une manifestation de soutien au président, les image sont cadrées de telle façon qu'on puisse imaginer une foule immense. Cela dit, il semble y avoir effectivement du monde. Des témoignages en faveur de Moubarak défilent sur l'écran, avec à chaque fois des trémolos dans la voix et le cœur. Pendant ce temps, autre phase de l'opération, des mercenaires armés s'attaquent aux jeunes gens de la place Tahrir. L'allocution vicieuse du président est en train de semer la discorde. Diviser pour régner, rien de nouveau. Et c'est en l'occurrence plus ignominieux que jamais. « Après moi le déluge... », semble dire le raïs, dont la santé est si précaire depuis des mois. Voudrait-il entraîner le pays avec lui dans sa tombe ?

Conversation avec Tareck, un client qui occupe une chambre au 6ème. Il vient d'avoir au téléphone une discussion familiale très intense. Sa fille de 16 ans semble avoir été sensible au discours de Moubarak, elle se dirait presque prête à aller le soutenir. Il l'engueule, lui dit que lorsqu'on prétend faire des études de sciences politiques plus tard on doit réfléchir davantage, ne pas suivre ses petites émotions compassionnelles suscitées par un comédien cynique. Sa mère, qu'il présente comme une femme très simple, sans formation intellectuelle, elle aussi, sermonne sa fille. Tareck est surpris de cette configuration, il s'attendait plutôt à l'inverse, voir la mère sensible au discours du vieux et sa fille plus distante et analyste. Il paraît très remué.

Plus tard, on frappe à ma porte, c'est le voisin, il vient m'annoncer qu'internet fonctionne, la télé l'annonce à l'instant. Je sors aussitôt avec ma clef usb et je file au cyber le plus proche, à Cleopatrà, et là on me dit que non, ça ne marche pas encore. Je remonte la rue et je vais dans un autre, ils me disent oui, c'est ok. Je m'installe et ouvre mes messages, réponds à tout allure, envoie les photos, sauf celles d'hier que je n'ai pas encore pris le temps de trier. Au moment de payer, le type voit que je lorgne l'écran de télé, réglée sur Al Jezirah, que « je m'intéresse », comme on dit parfois, aussi me demande-t-il mon opinion sur ce qui se passe, je lui dis mon espoir de voir le peuple gagner ce combat. À l'écran je vois les bagarres entre les opposants et les pro-Moubarak, une scène de guerre civile, je crains le pire. Dans les jours qui viennent, les dés seront jetés.

Bientôt je comprendrais que ce cyber café n'est pas n'importe lequel. C'est celui où Khaled Saïd a été cueilli par deux policiers en civil avant d'être assassiné par les mêmes, un peu plus loin, dans la rue. Son malheur était de détenir un document les compromettant, où on les voyait se partageant l'argent d'un trafic. La famille ne pourra voir le corps, mais des photos du cadavre faites à la morgue sortiront et on y verra un visage massacré. Une plainte est déposée, l'autopsie conclut à un décès dû à une ingestion de haschisch. Les photos seront publiées sur Facebook ou un groupe Khaled Saïd existera très vite, ainsi que des manifestations rassemblant des milliers de personnes pour protester contre les brutalités policières, qui plus est, couvertes par la justice. Car l'histoire de Khaled Saïd n'est pas unique, loin s'en faut, mais elle est devenue emblématique des mœurs de cette milice aujourd'hui disparue. Ce quartier loin du centre, je m'y promenais le 25 janvier au soir, et j'assistais sans m'y attarder à des combats entre bandes de jeunes gens et une police anti-émeute apparemment débordée. Je sais maintenant la raison de ce terrain d'affrontement. Et je sais aussi que le souvenir de l'assassinat de Khaled Saïd, un jeune homme de 28 ans, a été un des éléments qui ont nourri l'esprit de révolte et, partant, les événements extraordinaires de ces derniers jours que les Égyptiens ont assumé d'emblée comme étant une révolution.

Est-ce ce soir là ou avant ? Je me rends compte qu'au dessus du guichet de réception de l'hôtel il y a un portrait de Moubarak. Je ne l'avais jamais remarqué, il est accroché assez haut, et mal éclairé. Je ne résiste pas à la tentation de provoquer une légère inclinaison au cadre rectangulaire, donnant un air moins sérieux à la figure du dieu. Le lendemain, le portrait a été redressé. Micro-sondage intéressant...

3 février 2011 Ce matin je me presse au cyber avec la suite de mes notes journalières sur ma clef. J'envoie photos et textes, je réponds à quelques messages et regardent les infos. Il est question de 8 morts et 600 blessés au Caire, dans les affrontements d'hier et de cette nuit. Ça ne pouvait que dégénérer. Des casseurs payés par des fidèles du raïs pour venir semer la violence et le chaos, voilà qui devrait disqualifier à jamais ce pouvoir. Plus personne ne peut soutenir ce régime. La télé allumée diffuse toujours Al Jezirah, la qualité de l'image est très mauvaise, on voit la place Tahrir filmée de très haut et la confusion totale qui semble y régner. Je lis aussi sur un site que le gouvernement français (par la voix de François Baroin, qui se dit ému par les images télévisées !) demande à ses ressortissants de rentrer, des dispositions sont prises. Simple effet d'annonce destiné au Français de France, puisque les consulats égyptiens n'ont alors reçu aucune information à ce sujet.

Je reçois Juste un mot en passant, un beau texte de presque-anticipation de Patrick, mon ami d'Inde du Sud. Extrait : « ... j'aime bien les petits obamas au fenouil, avec des actions pourries autour, sur un lit de Bons du Trésor zuniens (on dit qu'ils furent acquis par les chinois et bradés en catastrophe aux malgaches (de là, ils passèrent en fraude au Soudan pour être fourgués à Kadhafi, l'homme à la moumoute, qui les refila aux Grecs sous couvert de philanthropie... pour les ‘renflouer', hi, hi...)... n'empêche... on va sauver l'Europe grâce à des réincarnations de Kadhafi, et puis de Khodorkovski ou quelque chose comme ça (le pôvre), c'est génial !... tandis que Larouche et moi, je me suis laissé dire qu'on a eu mal au Brésil quand ils ont remonté le taux de base des prêts bancaires : à 12.5 %, hein, tout de même... une grosse épine dans le pied ! Bah... tout ça, c'est de l'histoire ancienne. »

Je parle avec le patron du cyber, lui demande s'il y aura un rassemblement avant demain à Alexandrie. Il me dit qu'aujourd'hui il y en aura un à la Mosquée, le jeudi des martyrs, en mémoire des tués d'hier. Je décide de m'y rendre. Au moment de payer je comprends qu'il ne me demande que deux livres au lieu de quatre (une heure = 2 livres), il me fait un rabais, j'insiste pour payer le prix normal. Je remonte la rue Port Saïd, quelques personnes devant le distributeur de billet de la banque du Caire, je m'arrête, c'est là que dimanche dernier j'ai essayé de retirer de l'argent, en vain. La carte a été refusée. D'autres, avec des cartes locales, pouvaient retirer, pas moi. Par ailleurs, les banques ont quand même essayé d'assurer le versement des salaires. Aujourd'hui, le distributeur ne semble pas fonctionner du tout, ces personnes attendent peut-être l'ouverture ou on leur a dit qu'il serait approvisionné bientôt. Sur la place Delta les ordures sont enfin ramassées, Veolia Environnement signe son retour. Hier, un peu plus loin j'avais déjà vu un camion de chez eux. Il était temps, les sacs d'ordures s'entassaient dangereusement. La distribution de esch (pain subventionné) provoque des queues encore plus importantes qu'à l'habitude. Je bois un thé, et pour la première fois j'achète un croissant, il n'y a plus que cela à la boulangerie ou des pains au fromage. Je repasse à l'hôtel, puis je sors pour aller dans le centre. Le minibus me dépose au niveau de la mosquée Kaïdbrahim. Je commence à marcher le long de la mer, en passant à son niveau j'aperçois un Français que j'avais vu il y a une semaine au Centre culturel français, je m'arrête pour le saluer. Il est avec deux autres personnes. Une Française et un Égyptien. Comme je dis que j'envisage de jeter un œil au consulat, histoire de voir de quoi relèvent leurs dispositions, la femme me renseigne aussitôt, elle en arrive. « J'y suis allée, me dit-elle, il n'y avait rien de spécial concernant les rapatriements, ils ne sont pas au courant. » J'abandonne ce groupe pour me rendre à Ramleh Station et acheter les journaux. L'Ahram Weekly n'est pas sorti, a priori demain seulement, selon le marchand. J'achète L'Egytian Gazette et Le Progrès égyptien. J'ai le temps de lorgner le titre crapuleux de ce dernier « Le peuple impose son mot : oui à Moubarak », en sous-titre : des millions de citoyens dans les rues ». La propagande n'a pas froid aux yeux !

Je vais boire une hassab (jus de canne). J'ai l'intention ensuite de passer voir le rassemblement près de la mosquée, ne compte pas rester longtemps car je sens qu'il ne faut pas traîner, que l'ambiance est tendue. Je ferai quelques photos et rentrerai tranquillement à l'hôtel. Quand j'arrive près du rassemblement, soit peut-être un millier de personnes, je peux vérifier qu'effectivement il y a une tension spéciale. Une trentaine de personnes sont alignées coude à coude, chacune porte une pancarte sur laquelle il y a le nom d'une des victimes d'hier et des jours précédents, c'est du moins ce que je suppose. On me prend à partie, un grand type costaud me demande mes papiers, je sors la photocopie de mon passeport, il regarde le sac, je laisse faire, il hésite sur la conduite à tenir, me dit finalement « meuch », ok. D'autres sont venus vers moi : « Avez-vous besoin de quelque chose. Faites les photos que vous voulez. » Et là je fais une série de photos des personnes avec les pancartes. Je prends mon temps, ça se passe bien. On m'explique : jeudi des martyrs. Il a aussi des pancartes avec des slogans plus habituels concernant le départ de Moubarak, quelques slogans en anglais que j'ai oubliés.

Je m'approche ensuite de la mosquée pour photographier les prises de parole, non pas que les mots soient exactement visibles, mais peut-être quand même un peu. Trois personnes pas du tout avenantes s'approchent de moi, dont deux très baraquées, me demandent mes papiers. Je montre la photocopie du passeport. Ils veulent l'original, j'explique que je ne l'ai pas avec moi, que par précaution je préfère laisser mon passeport à l'hôtel. Ils ne veulent rien entendre, me demandent de les suivre. Je refuse. Je ne sais qui sont ses types, je crains qu'il ne s'agisse de policiers. Ils m'entraînent de force, je résiste pour que les gens autour voient bien ce qui se passe, et effectivement un attroupement se forme. Ça discute fort, à un moment l'un des trois molosses finit par me dire qu'ils m'emmènent au poste militaire, ce que je voudrais bien croire mais n'en suis pas sûr. Ils me poussent à l'écart, me prennent l'appareil-photo, je le réclame, ils refusent, commencent à regarder les photos que j'ai prises. Il y a toutes les images des jours précédents et celles que je viens de prendre. Un homme vient discuter avec eux, il réclame des explications, manifestement. Un des molosses me dit de ne pas m'inquiéter, de ne pas avoir peur. Comme je résiste, l'un deux m'arrache mes lunettes, et ils me bousculent jusqu'à un taxi dans lequel je me retrouve avec eux et un chauffeur qui leur obéit. J'ai tout fait pour faire durer, espérant qu'une intervention de quelqu'un d'autre réglerait l'affaire, et tout en vivant cela je me sentais observateur, me tenais là où la peur m'installait. Je me voyais en train de m'enfuir ou au contraire dans une pièce isolée avec des tortionnaires me harcelant. Les possibilités défilaient parallèlement dans ma tête. Quand je vois qu'effectivement on arrive à un check point de l'armée, celui qui est sur la corniche au niveau de la rue Champollion, je suis plutôt rassuré. Là je suis accueilli par un officier, il s'adresse à moi très courtoisement, en anglais. Il faut que j'appelle l'hôtel pour qu'on m'amène mon passeport. Par téléphone, j'explique à Assie où il est rangé. Il va l'apporter. Dans l'attente on me fait attendre, me prie de m'asseoir - une chaise sur le trottoir. Des passants sont intrigués, cherchent à venir voir, on me dit de m'asseoir sur une autre chaise, cachée par le char. Mais ça ne suffit pas, on ouvre la portière du char et on me prie d'y grimper, on m'y enferme. Il y a dedans un jeune soldat, dans la tourelle. Deux autres y pénètrent bientôt. Des adolescents, l'un d'eux joue avec sa mitraillette, enlève une balle du chargeur, la replace, etc. Souvent le canon est dirigé vers moi, je n'aime pas ça, hésite à râler, ne dis rien. Ils parlent un peu entre eux. Dehors un son de foule grandit, c'est la manifestation. Je comprends qu'ils vont attendre qu'elle soit passée pour me laisser sortir. Curieux effet de vivre une manif de l'intérieur d'un char, suffit pas d'être analphabète il faut aussi être aveugle et « sous protection ». À un moment un des petits jeunes qui m'entourent reprend un slogan dont le rythme est entraînant, puis il s'arrête soudain, un peu gêné de ce qui vient de lui échapper. Je reste pas loin d'une heure dans ce char. Enfin, la portière s'ouvre, j'aperçois Assie. On sourit tous les deux de la situation. Il converse avec un officier. Je peux sortir. Ce même officier m'explique qu'il est vraiment désolé mais qu'il n'est pas habilité à faire ce genre de contrôle, qu'il va donc m'emmener au bureau des renseignements de l'armée. Nous partons à quatre. Assie et moi assis derrière dans une voiture civile à deux portes (impossible donc de prendre la fuite) et l'officier et un chauffeur devant. Assie est déposé pas très loin de l'hôtel. La voiture croise la manif, il y a du monde, pas autant que le mardi mais il y a du monde. Le trajet me semble long, on arrive enfin devant la grille d'une grande enceinte. L'officier descend du véhicule. Reste le jeune chauffeur, en civil, je ne sais si c'est un militaire, peut-être pas. Il a envie de causer. Auparavant l'officier m'a demandé, en précisant que je n'étais pas obligé de répondre, mon opinion à propos de la situation. Je lui réponds que j'espère que Moubarak s'en ira. Le jeune chauffeur me dit « beaucoup de gens n'aiment pas le président, mais c'est tout de même le président, c'est notre président, on doit quand même le respecter. Il a dit qu'il ne voulait pas partir, qu'il voulait mourir en Égypte, c'est comme ça. » Puis : « Pourquoi les gens se battent-ils entre eux. Qui a pu payer des gens pour venir semer la violence sur la place, c'est impossible que ce soit un Égyptien. » Nous y voilà, le refrain de l'ennemi israélien ou étranger quelconque. Impossible qu'un Égyptien veuille du mal à un autre Égyptien, cela lui paraît évident. Il n'imagine en aucun cas l'aspect machiavélique de cette sinistre farce. « Grâce à Moubarak on a eu la paix avec Israël, que se passera-t-il après ? On veut vivre dans un pays en paix. » « Les trois dernière années ont été très mauvaises, c'est vrai, mais les 27 premières années ont été bonnes, alors pourquoi on lui reproche tant de choses. » Je ne réponds quasiment rien, le laisse parler. À un moment, pourtant, il me dit que moi non plus je n'aimerais pas qu'on manque de respect au président de la France, alors je rétorque tout de go que je n'aime pas plus Sarkozy que Moubarak, il semble surpris. Pourquoi ? me demande-il. Je lui réponds que Sarkozy est une sorte de mafieux au service des riches. Il accuse le coup, change d'idée, explique bientôt combien il est désolé pour ce qui m'arrive, répète plusieurs fois que c'est une situation absurde. Enfin l'officier arrive, accompagné d'un autre militaire, un petit au visage asiatique. L'homme se penche vers moi, je suis toujours assis à l'arrière de la voiture. Il me parle en français, si mal que nous passons très vite à l'anglais, me pose quelques questions habituelles sur mes activités, il veut savoir si j'écris dans la presse, je lui dis que non, que j'écris des shorts stories publiés en livres. Il me fait remarquer que j'ai un visa de tourisme, avec la mention work no permited, je lui explique que je ne travaille pour quoi que ce soit d'égyptien, que je n'écris même pas sur l'Égypte. Il me demande l'adresse de l'hôtel, la note. Il exige une photocopie du passeport, je l'ai donnée tout à l'heure à un autre officier. L'homme me salue finalement, en ajoutant un timide « pardonne-moi ». On repart en ville à la recherche d'un photocopieur, c'est déjà le couvre-feu, donc difficile à trouver. Finalement ils en dégotent un, font la copie et me raccompagne dans mon quartier, où je les guide un peu car ils sont perdus. À un moment je leur dis que je peux descendre là, c'est bon, et la voiture s'arrête, je sors du véhicule, me penche vers eux, leur serre la main. Tout cela est très amical, finalement. Quand je lirai plus tard des papiers sur le comportement brutal des militaires du Caire avec les journalistes je verrai à quel point cet épisode ne fut pour moi qu'une péripétie. Quand j'arrive à l'hôtel je sens qu'on est content de m'y revoir. Madame vient vite me dire qu'elle s'est fait du souci, je lui réponds que je suis désolé d'en avoir été la cause. Je vérifie l'appareil et constate qu'il n'y a plus rien sur la carte mémoire, m'y attendais un peu. Quelques centaines de photos effacées. Heureusement que je les ai archivées au fur et à mesure, ce qui fait que je ne perds que les photos du jour.

Le soir je retourne au cyber avec Assie et j'envoie quelques messages. Je demande à Mediapart de suspendre mon billet de blog ou de le publier sous pseudonyme, on ne sait jamais, et il suffit de taper mon nom sur Google pour arriver assez vite sur les photos que j'ai faites ici. D'autant que quelques semaines plus tôt j'ai déjà fait l'attention de la police dans le cadre de l'enquête sur l'attentat d'Alexandrie. Non pas que j'ai été réellement inquiété mais la présence de trois écrivains étrangers dans la même pension a intrigué les enquêteurs, quatre hommes très sûrs d'eux, et, délaissant le reste de la clientèle, ils nous ont cuisiné un moment, notant bien sûr scrupuleusement les coordonnées de chacun, numéro de passeport, etc. Plus tard dans la soirée les mêmes fâcheux téléphonaient à la réception, demandaient qu'Abdallah descende au rez-de-chaussée pour une dernière vérification, ils ne se donnaient pas la peine de monter pour si peu, l'affaire de quelques minutes. En fait, quand Abdallah est descendu ils l'ont obligé à monter dans leur voiture, l'ont emmené au poste où ils l'ont gardé plusieurs heures, sous prétexte d'attendre un supérieur qui n'est jamais venu. Cette inquisition policière restera bien sûr sans suite, mais une telle pression psychologique n'est jamais anodine. Quelques semaines plus tard les soupçons concernant cet attentat non revendiqué se portent sur le ministre de l'intérieur lui-même, Habib el-Adli. Qui sait ? certains de nos funestes visiteurs d'un soir étaient peut-être des affidés du ministre, de mèche. Du moins cette soirée a-t-elle soudé une amitié entre les trois poètes prétendument comploteurs.

Je lorgne les nouvelles du Caire, ça bardait décidément à Midam Tahrir (place de la Libération). Quand nous sortons, la rue est dans son ambiance nocturne de couvre-feu, toutefois une épicerie est encore ouverte, j'achète des légumes et des fruits. Plus tard je suis à l'hôtel avec Assie, nous mangeons et conversons tranquillement. Abdallah est cloîtré dans sa chambre-bureau, il est tout accaparé par les événements. Plus dilettante, Assie me chante des chansons de son pays, l'Arabie. Des chansons d'amour à la bien aimée partie pour un jour et qui n'est jamais revenue, des chansons aux oiseaux, ou encore des berceuses. L'ami chante d'une voix de gorge, murmurante et monocorde, il me rappelle la voix de ma grand-mère morte il y a bientôt trente ans. La soirée m'est plus douce encore qu'un soir de bataille.

Plus tard encore, j'ai l'impression qu'il se passe quelque chose, on parle plus fort à côté. Je vais voir. C'est un habitant de l'hôtel branché sur le net qui rapporte que Moubarak aurait eu l'occasion de dire à un proche : « Le litre a débordé, je dois partir (Tafaha al kaïl waaddou khaïl) », c'est du moins la chaîne Al Arabia qui le publie. Chacun y va de son commentaire. Un voisin remarque que, dans son discours, Soleymane n'a pas nommé Moubarak, il a dit : « ni lui ni son fils ne se présenteront aux prochaines élections ». Il y voit un signe que peut-être nous sommes déjà dans l'après Moubarak. Une dame qui est ici avec son petit pense que ça va être le chaos sans le raïs. Assie se moque gentiment d'elle. Je rappelle que Moubarak est malade, qu'il va probablement mourir un jour, qu'il serait bon de déjà s'habituer à vivre sans lui.

Ce même soir, à moins que ce ne soit un autre, je recommence la même opération sur le cadre de Moubarak. À cette occasion, je note sur le front d'Hosni une trace de coup, la toile est presque enfoncée, c'est il y a bien longtemps un client coléreux et politisé qui a collé son poing dans la face du dictateur (on me le racontera peu après). Le lendemain, l'inclinaison reste la même, la révolution gagne les esprits. Tareck rapporte qu'il a lu ce jour un graffiti disant : « Dernier film sur les écrans, l'exécution du président ! »

Dans la cuisine Assie surveille tendrement la cuisson du poulet, comme si l'Égypte tout entière mijotait sous sa responsabilité, dans l'attente d'un devenir. Il a trouvé auparavant sur l'étagère la réserve d'épices d'Abdallah, cumin, clous de girofle, gingembre, curry, poivre, etc. La viande sera parfumée. Assie aimerait ne penser qu'à cette cuisson particulière et à ceux à qui il destine ce plat préparé avec amour. Lui revient cette formule de Nietzsche : « Dieu aussi à son enfer, c'est son amour des hommes. »

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