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Billet de blog 22 avril 2013

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Sixième lettre d'un engagé à ses amis qu'il dérange - sur les pouvoirs

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       Chers amis,

       « Oligarchie » - c’était le dernier mot de ma dernière lettre. C’est ainsi que les partisans de la révolution citoyenne qualifient le régime qu’ils combattent, ce « système politique dans lequel le pouvoir appartient à un petit nombre d’individus ou de familles, à une classe sociale restreinte et privilégiée ».[1] Il faut avouer que la tentation est forte de mobiliser la rhétorique de l’indignation pour dénoncer la caste, les puissants, etc. Je sais pourtant que s’il est une chose qui sépare aujourd’hui les savants des charlatans, les gens sérieux des divagants, les éduqués des ignorants, c’est la propension des seconds à croire aux théories du complot que les premiers rejettent par principe, d’où il s’ensuit que la mise en accusation de l’ « oligarchie » a surtout pour effet de discréditer ceux qui s’y emploient.

       Je ne vous parlerai donc ni des lobbies qui pullulent à Bruxelles comme à Washington, ni des clubs où se retrouvent politiciens, financiers, hommes d'affaires et journalistes (le Siècle, Bilderberg), ni des sommets où les puissants étalent leur puissance (Davos) - ceux que ça intéresse liront l'édifiant pamphlet d'Hervé Kempf, L'Oligarchie, ça suffit, vive la démocratrie.[2] Pour moi, je vous propose une définition sobrement analytique de l’oligarchie : si la démocratie suppose la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, juridique et médiatique), l’oligarchie se constitue au contraire par leur confusion et leur concentration. Pour constater cette confusion des pouvoirs, il n’est nul besoin de faire des procès d’intention : il suffit d’étudier le fonctionnement des institutions, en commençant par l’Organisation Mondiale du Commerce dont je vous parlais la dernière fois.

       L’OMC se veut une institution démocratique puisque les accords y sont « négociés et signés par la majeure partie des puissances commerciales du monde et ratifiés par leurs parlements. »[3] Pourtant de nombreux membres de l’OMC ont souligné que ce qui va bien en théorie allait fort mal en pratique. Lors de la conférence ministérielle de l’OMC à  Cancun, en 2003, les parlementaires africains « écœurés » dénonçaient collectivement « les manipulations flagrantes qui s’exercent dans les négociations actuelles à l’OMC » et « le mépris total des pays riches envers les voix des pays africains ».[4] Trois ans plus tard, Cuba et le Venezuela se plaignaient à leur tour qu'un consensus n'ait été trouvé dans les négociations sur l’AGCS (rappelez-vous ma dernière lettre) qu'au moyen de « procédures […] pour lesquelles une majorité de pays en développement avaient exprimé leur désaccord manifeste. Ces procédures ont été imposées par décision du secrétariat, lequel a donc outrepassé ses fonctions ». S’ensuit un relevé détaillé d’irrégularités dont certaines frisent le ridicule, par exemple ces « réunions organisées de manière à empêcher les délégations de prendre la parole et de s’exprimer, aucun micro n’étant disponible. »[5]

       Si les représentants nationaux (qui disposent en théorie du pouvoir législatif) se plaignent du secrétariat (pouvoir exécutif), la question qui se pose est la suivante : par quelles voies juridiques ces plaintes sont-elles examinées ? En démocratie, la justice doit être rendue par une institution autonome et impartiale. Mais à l’OMC, les litiges ne sont pas arbitrés des juges mais par « des experts indépendants nommés spécialement » à partir d’une liste publiée par le secrétariat, alors même que c’est le secrétariat qui est mis en accusation ! Ces experts procèdent seuls à « l’interprétation des Accords et des engagements pris par les différents pays »[6] au cours de délibérations à huis clos, c’est-à-dire en l’absence des plaignants ! On mesure toute l’absurdité du processus : il suffit au secrétariat de passer quelques heures dans une pièce avec l’ « expert » avant de revenir face aux représentants pour annoncer qu’après mûre réflexion, le plaignant est débouté. [7]

       Qu’en est-il de l’autre garantie démocratique du fonctionnement de l’OMC, c’est-à-dire la ratification des décisions devant les parlements nationaux ? En ce qui nous concerne, la formule est inexacte : nous avons vu que le seul Commissaire européen au commerce négocie pour les 27 Etats membres de l’UE, c’est donc au Parlement européen qu’échoit la  ratification. Mais il faut surtout souligner que ratifier n’est pas légiférer. On ne répétera jamais assez que l’appellation « parlement » est fallacieusement accordée à une institution qui ne dispose pas d’un pouvoir législatif mais uniquement consultatif et souvent purement formel puisqu’elle est généralement tenue à l’écart des travaux menés au sein des comités qui déterminent les orientations de l’Europe.

       Ce fut particulièrement flagrant pour l’AGCS dont les négociations sont préparées par le Comité 133 où siègent des représentants des vingt-sept gouvernements. Ce comité se réunit en toute discrétion, sans que les élus des peuples d’Europe n’aient accès aux documents.[8] Lorsqu’en 2005, des parlementaires protestèrent, ils furent autorisés pendant une semaine à se rendre dans le bureau 4061 du ministère des Finances afin de consulter, sans avoir le droit de prendre de notes ni de faire des photocopies, un document de plus de deux cent pages entièrement rédigé en anglais commercial. Le député Jean-Claude Lefort scandalisé écrivit au ministère pour dénoncer « cette parodie de consultation et d’apparente ouverture, inacceptable d’un point de vue démocratique ».[9] La lettre est resté sans réponse.

       Les pouvoirs exécutif et législatif sont donc confondus à Bruxelles au sein de comités composés de membres eux-mêmes issus de l’exécutif des pays qu’ils représentent puisqu’ils sont ministres. Cela ne choque pas grand monde. Il est vrai qu’il est aisé pour un Français d’oublier l’importance de la distinction théorique entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, le premier ayant de longue date absorbé le second dans la pratique. A voir des députés socialistes voter comme un seul homme des lois qu’ils désapprouvent publiquement (ANI, ‘crédit d’impôt-compétitivité’, loi de finances…), qui se douterait qu’il n’appartient pas au gouvernement mais au parlement d’approuver, de rejeter et d’amender les lois ?

       Le pouvoir exécutif coopte le pouvoir législatif, dépossédant ainsi les peuples de leur souveraineté qui se réduit au choix d’un chef et non d'une politique - ce qui n'est peut-être jamais apparu aussi crûment que sous l'actuel gouvernement. Pour donner à sa politique une forme de légitimité, l’exécutif ne fera donc pas référence aux citoyens mais à des institutions indépendantes telles que le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat ou la Cour des comptes. Il est vrai que les pouvoirs des cours et conseils s’exercent avant tout par la voie médiatique : Le Monde relaie fidèlement les exhortations de Didier Migaud à couper dans les dépenses publiques, réduire les droits au chômage ou les allocations familiales[10], qui servent de caution à l’exécutif étonnement prompt à mettre en scène sa docilité envers l’expert supposé neutre.

       Bien que la Cour des comptes n’ait en réalité d’autre fonction que de contrôler l’exécution et l’application des lois,[11] qui prend la peine de rappeler qu’elle n’est pas fondée à se prononcer en opportunité hormis Jean-Luc Mélenchon ?[12] Quand le conseil constitutionnel prétend plafonner l’impôt sur le revenu à 66.66%, Mélenchon est encore le seul à souligner que la question ne relève nullement de sa compétence[13] et ses mises au point ne sont jamais relayées. Comment expliquer la facilité avec laquelle s’opère le glissement du gouvernement vers la gouvernance, de la démocratie vers la technocratie ? C’est que la démocratie elle-même voit sa légitimité contestée. Rien de plus commun que l’accusation faite aux gouvernements de ne penser qu’en termes électoralistes et à court terme : s’ils dépensent toujours trop, s’ils ne savent pas s’astreindre au sérieux budgétaire, c’est parce qu’ils racolent les citoyens par des mesures démagogiques. 

       Il faut donc mettre les Etats sous la tutelle d’institutions indépendantes et objectives : la Banque centrale européenne (BCE) et les diverses cours et conseils. L’indépendance agit comme une garantie de neutralité, comme si toute activité qui a des conséquences sur la vie des hommes n’engageait pas un jugement politique. Diriez-vous que Mario Draghi, le président de la BCE, est de droite ou de gauche ? Quid de Mario Monti, éphémère premier ministre non-élu de l’Italie ? De Didier Migaud, le très influent président de la cour des comptes ? Du grand patron Louis Gallois dont le rapport fait référence aussi bien pour le PS et le Modem que pour le MEDEF et l’UMP ? C’est la supposée neutralité des décideurs qui fait la crédibilité du célèbre TINA de Margaret Thatcher : « There is no alternative ».

       On voudrait répondre avec David Hume qu’il y a toujours une alternative car « il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n'est pas contraire à la raison que je choisisse de me ruiner complètement pour prévenir le moindre malaise d'un indien ou d'une personne complètement inconnue de moi. »[14] Telle que la définit Hume, la raison ne peut que circonscrire le champ des possibles, entre lesquels le choix relève de l’éthique. Il existe toujours entre « être » et « devoir » une disjonction logique et c’est pourquoi les choix politiques ne peuvent être justifiés que par la volonté générale et non par la science. Inversement, toute politique qui se prétend objectivement fondée camoufle nécessairement les valeurs qui la sous-tendent.

       C’est de l’opacité des raisons données que se nourrit la tentation d’analyser la marche du monde en termes de complots, de collusions, de corruption : tout incite à penser que la technocratie n’est que la façade officielle de l’oligarchie. Il est inutile, pour fonder cette assertion, d’égrener les « affaires » qui font l’ordinaire de la vie politique de notre pays. Il suffit de lire Les Nouveaux chiens de garde pour constater que les grands médias ont perdu toute indépendance.[15] Le député Gaétan Gorce a récemment dépeint le Parti socialiste sous des couleurs si noires qu’on se demande pourquoi il en fait encore partie.[16] Eva Joly n’a pas de mots assez forts pour dénoncer « la confiscation de la démocratie par ceux qui en détournent les règles à l’usage de leur profit exclusif ».[17] Elle en fit l’amère expérience lors de l’affaire Elf qu’elle a racontée dans des récits propres à troubler les esprits les plus réfractaires au fantasme des puissances de l'ombre.[18]

       Si l'oligarchie prend le pouvoir, c’est parce que les structures le lui permettent : ce sont donc les structures qu’il faut transformer. Qui pourrait effectuer cette transformation, sinon ceux qu’elles écrasent ? Reste à savoir si nous sommes du nombre. Citoyens de pays prospères et prétendument démocratiques, nous nous concevons depuis toujours comme les bénéficiaires d’un rapport de force construit autour de l’opposition Nord/Sud et ne sommes que faiblement émus par les récriminations des pays d’Afrique ou d’Amérique latine. Mais il semble que la ligne de démarcation se soit aujourd’hui déplacée. La véritable frontière sépare désormais puissants et impuissants et traverse notre propre pays : nous vivons pour ainsi dire au Sud de l'oligarchie. Si effarante qu’elle soit, cette réalité porte une charge mobilisatrice précieuse et rend possibles de nouvelles solidarités – pour user d’une autre expression frappée d’interdit, elle permet un renouvellement de la lutte de classe. Je soupçonne que cette formule vous déplaît mais il me semble indispensable de l’assumer, pour des raisons que je vous donnerai dans ma prochaine lettre.

       Mais chaque chose en son temps. Je n’oublie pas que le printemps est celui des promenades que j’aimerais faire en votre compagnie, mais il faut s’y résoudre : il n’y a décidemment pas de justice en ce bas monde !

       Amitiés,

       Olivier

       PS. Suivez ce lien pour lire les autres lettres d’un engagé.


[1] http://www.cnrtl.fr/lexicographie/oligarchie

[2] Hervé Kempf, L'Oligarchie ça suffit, vive la démocratie, Editions du Seuil, collection Essais, Paris 2013.

[3] http://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/whatis_f.htm

[4] Raoul Marc Jennar, Laurence Kalafatidès, op. cit. (voir Cinquième lettre), p.53. A l'origine, la chambre verte était une pièce attenante au bureau du directeur de l'OMC où se tenaient des conciliabules dont l'opacité fut régulièrement dénoncée. L'expression est restée pour désigner les ententes secrètes entre pays membres visant à court-circuiter les processus de négociation. 

[5] Jennar, Kalafatidès, p.56.

[6] http://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/what_we_do_f.htm

[7] http://www.wto.org/french/thewto_f/whatis_f/tif_f/disp1_f.htm

[8] Jennar, Kalafatidès, p. 85.

[9] Jennar, Kalafatidès, p. 88.

[10] Un exemple entre mille : http://www.lemonde.fr/politique/article/2013/02/12/la-cour-des-comptes-distribue-les-bons-et-les-mauvais-points_1830623_823448.html Il suffit de chercher « Cour des comptes Le Monde » sur Google pour en trouver beaucoup d’autres.

[11] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/finances-publiques/ressources-depenses-etat/controle-finances-etat/quels-sont-pouvoirs-controle-cour-comptes.html

[12] http://www.dailymotion.com/fr/relevance/search/m%C3%A9lenchon+preuve+par+3+29+janvier+2013/1#video=xx4uw5

[13] http://www.jean-luc-melenchon.fr/2013/03/21/invite-de-la-matinale-de-france-info-9/

[14] David Hume, Traité de la nature humaine, GF Flammarion, Paris 1991, t.II, livre 3, chap.3, p.272.

[15] Serge Halimi, Les Nouveaux chiens de garde, Editions Raisons d'Agir, Paris 2005. On peut également regarder la belle adaptation cinématographique ici: http://vimeo.com/56866662

[16] http://gorce.typepad.fr/blog/2013/04/la-crise-dun-syst%C3%A8me.html

[17] http://montluconagauche.unblog.fr/2013/03/24/discours-deva-joly-devant-le-conseil-federal-deelv-samedi-23-mars/

[18] Eva Joly, Notre Affaire à tous, Folio documents, Paris 2000, et Est-ce Dans Ce Monde-là que nous voulons vivre ?, Folio documents, Paris 2004.

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