Chère amie,
Puisque vous avez eu la gentillesse de répondre à ma dernière lettre, je vous écris en particulier avant de reprendre le fil de cette correspondance. Vous dites que vous n’aimez pas l’expression « lutte des classes » qui vous semble relever d’une idéologie violente. Vous y voyez une incitation à la haine des patrons et des banquiers pris en masse, une glorification d’un peuple imaginaire ; vous vous étonnez que je cède à la vision manichéenne d’un monde dominé par des puissants orgueilleux et cupides que les autres, unis, doivent combattre. Je vous avoue que je m’étonne de votre étonnement, et ce d’autant plus que vous êtes psychanalyste.
Je sais que les psychanalystes sont viscéralement rétifs à l’analyse sociologique des comportements, qu’ils soupçonnent toujours de réductionnisme ; pourtant quel penseur peut mieux nous aider à comprendre les racines psychiques de la lutte des classes que Sigmund Freud ? N’a-t-il pas dévoilé les pulsions agressives et destructrices qui agissent l’homme ? N’a-t-il pas montré que c’est par l’identification à l’autre qu’il les contrôle ? Cet autre n’est-il pas symbole plutôt que chair, et par là socialement construit ? Enfin, Freud n’a-t-il pas brillamment analysé le « narcissisme des petites différences » qui pousse les hommes à former des groupes antagonistes ? Si le plus petit prétexte peut transformer la société en bataille rangée, il me semble que l’exploitation – indéniable – des travailleurs par les possédants donne à chacun plus de raisons qu’il n’en faut. Aussi pourrait-on dire à mon avis que Freud met magistralement en évidence les pulsions fondamentales auxquelles les réalités économiques donnent leur forme.
Du reste, il n’est nullement besoin de se référer à Freud et Marx pour constater la réalité des antagonismes de classe. Vous-même, qui me reprochez d’accabler banquiers et patrons, ne m’avez-vous pas affirmé une fois comme une certitude que les ouvriers qui ont voté contre la Constitution européenne ne l’avaient pas lue ? Ainsi vous récusez d’un côté l’analyse affective des actions des puissants et d’un autre côté l’analyse rationnelle de celles des classes populaires, ce qui ressemble à s’y méprendre à un mépris de classe. Pour ma part, je crois être moins sectaire que vous car je ne donne aux puissants l’exclusivité d’aucun vice, ni au peuple celle d’aucune vertu, et je veux bien faire de l’orgueil et de la cupidité des traits universels. J’en dis autant de la raison qui nous permet – parfois – d’en limiter les effets.
Vous m’objectez que c’est une chose d’admettre la réalité de la lutte des classes et c’en est une autre de l’ériger en programme : cela ne revient-il pas justement à céder au narcissisme des petites différences et verrouiller les identifications mortifères ? Il faudrait au contraire, dites-vous, résoudre les antagonismes sociaux par une démarche qui permette de les analyser et de les dépasser : plutôt que d’opposer les intérêts des uns à ceux des autres, vous me suggérez de me concentrer sur le « bien commun ». Je comprends cette aspiration, commune aux philosophes, aux psychanalystes et sans doute à bien des artistes, mais je pense qu’elle repose sur un malentendu, d’ailleurs très répandu.
On entend aujourd’hui « lutte des classes » comme un mot d’ordre offensif inventé par le Parti communiste : camarades, unissez-vous et renversez le capital ! S’exprimer ainsi, ce serait générer la violence. Mais poser le problème de cette façon, c’est oublier que la lutte des classes a commencé bien avant que le concept soit forgé, et que celui-ci a d’abord pour fonction de permettre l’analyse d’une réalité. J’ai voulu vous montrer chez Freud une racine psychique de la lutte des classes ; laissez-moi maintenant vous dire aussi brièvement que possible comment je la comprends sur le plan économique.
Dans toute communauté politique, il revient à l’Etat d’opérer le partage de la richesse : il est donc inévitable que l’Etat soit l’objet d’un rapport de force entre les agents intéressés au partage. Dire cela, ce n’est pas dire que tous les capitalistes travaillent à flouer les travailleurs, ni que tous les travailleurs soient mystiquement unis ; quand bien même la lutte pour le contrôle de l’Etat n’engagerait qu’une minorité des citoyens, il n’en reste pas moins que l’issue de cette lutte change la vie de tous les membres de la communauté puisque tous sont soumis à l’Etat. C’est, par exemple, une fraction du capital qui vient d’obtenir le vote de l’ANI : mais c’est l’ensemble des patrons qui jouissent aujourd’hui du droit de baisser les salaires ou d’augmenter le temps de travail et ce sont tous les travailleurs dont les droits sont rognés.
C’est un fait historique incontestable que la société fut toujours traversée par des relations de soumission et d’exploitation, et que ces relations ne commencèrent à s’équilibrer que lorsque les exploités tentèrent d’opposer la force du nombre à la force des armes et de l’argent. Ce n’est pas Lénine mais Sieyès qui écrivait en 1789 : « Le Tiers état doit s’apercevoir, au mouvement des esprits et des affaires, qu’il ne peut rien espérer que de ses lumières et de son courage. La raison et la justice sont pour lui ; il faut au moins qu’il s’en assure toute la force. Non, il n’est plus temps de travailler à la conciliation des partis. Quel accord peut-on espérer entre l’énergie de l’opprimé et la rage des oppresseurs ? »[1]
Notez que si Sieyès fait une analyse sans concession des antagonismes sociaux, il ne suppose en revanche aucune différence essentielle entre les hommes. Mais s’il présente ces antagonismes comme irréductibles, c’est parce qu’il sait que la noblesse, elle, justifie ses positions par des arguments essentialistes : « La conservation des exemptions et des distinctions dont la noblesse a joui dans tous les temps sont des attributs qui ne pourraient être attaquées ou détruites qu’en opérant la confusion des ordres »,[2] lit-on dans un Cahier de la noblesse. C’est au nom de l’universalité des droits que les Lumières combattaient la noblesse qui ne voulait pas voir s’opérer la confusion des ordres. L’universalisme déboute les prétentions essentialistes et fonde la révolte des dominés : l’expression « lutte des classes » permet de requalifier une hiérarchie prétendue divine en rapport de force économique et politique.
Si je reviens à 1789, c’est parce que je sais ce qui vous déplaît dans l’expression « lutte des classe » : son lien avec le communisme et, par extension, avec le totalitarisme soviétique. Il est donc important de rappeler que la notion trouve ses racines ailleurs (c’est à la révolution française que se référait Marx, qui n’avait pas prévu le Goulag). Je viens cependant à une suggestion que vous me faites : étant donné que la lutte des classes était au fondement d’une idéologie qui a dégénéré en totalitarisme, pourquoi ne pas s’en défaire et inventer un nouveau mot ? Ma réponse est que c’est impossible : l’expression « lutte des classes » étant utilisée partout, elle est un enjeu symbolique auquel nous ne pouvons pas renoncer.
Ecoutez Serge Dassault qui présente en modèle les Chinois qui « travaillent quarante-cinq heures par semaine, dorment dans leurs usines et font de bons produits pas cher ». Que reproche-t-il à ses ouvriers ? « Ils en sont encore à la lutte des classes ».[3] Pour récuser les revendications du Front de Gauche qui réclame la citoyenneté dans l’entreprise, Thibault Lanxade, qui succèdera peut-être à Laurence Parisot à la tête du MEDEF, se contente de dire : « Vous vous trompez d’époque ».[4] Lorsque François Delapierre affirme sur BFMTV que c’est le coût du capital et non du travail qui plombe la capacité d’investissement des entreprises, il est aussitôt remis à sa place par le présentateur Fabrice Lundy : « Ne parlez pas de capital, on n’est plus dans les années trente, on est en 2013 ! »[5] François Delapierre aura beau faire remarquer qu’il existe bien aujourd’hui des actionnaires qui investissent des capitaux dont ils obtiennent des rendements exorbitants, rien n’y fera. Le fait est clair : la lutte des classes est terminée. La leçon qu’il faut en tirer tombe sous le sens : les travailleurs n’ont plus voix au chapitre.
On pourrait multiplier les exemples qui illustrent le même fait. Il y a maintenant trente ans que l’expression « lutte des classes » a pris un sens péjoratif, et pour quel résultat ? La destruction progressive des règles qui encadraient l’usage du capital a provoqué une croissance des inégalités matérielles telle qu’elles ont peu ou prou retrouvé leur niveau de la fin du XIXe siècle.[6] Les choses en sont au point que le capitalisme est scandaleux selon sa propre morale. Le capitalisme nous dit en effet que l’investisseur risquant son argent, il est normal qu’il récolte les profits ; le travailleur, pour sa part, devra se contenter d’un salaire faible mais sûr. Or aujourd’hui, c’est le salaire qui sert de variable d’ajustement pour garantir le niveau constant des dividendes ! Il est impossible d’analyser ce renversement autrement qu’en termes de pouvoirs et nous ne pouvons que nous rendre au constat laconique du multimilliardaire Warren Buffet : « Il y a une lutte des classes, tout-à-fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la guerre, et nous la gagnerons ».[7]
Si j’étais psychanalyste, j’analyserais votre déni de la lutte des classes comme une forme de défense contre une violence qu’il est trop douloureux d’assumer. Si j’étais marxiste, je l’interpréterais certainement comme l’attitude conservatrice caractéristique de ceux qui ont intérêt au maintien du status quo. Mais je sais que vous pensez comme moi qu'il faut mettre fin à l’hégémonie libérale. Cependant vous refusez d’appeler à une « lutte » - la concertation, la démocratie n’ouvrent-elles pas d’autres chemins vers la réforme ? Je le souhaite bien sûr comme vous, mais je n’en suis pas sûr et cela m’amène à répondre à un autre point de votre lettre.
La construction de l’Etat providence, dites-vous, n’a rien dû aux communistes qui prêchaient la lutte des classes. N’ayant aucune sympathie ni pour Maurice Thorez, ni pour Staline, je serais enchanté d’en tomber d’accord. Malheureusement, le fait est que le rééquilibrage entre travail et capital initié durant les trois premiers quarts du vingtième siècle fut largement provoqué par les mouvements sociaux extrêmement durs qui émaillèrent la période, et plus encore par la terreur du communisme qui convainquit les pouvoirs en place de transiger, de peur qu’une révolution se déclenche. C’est pourquoi dès 1947, les Etats-Unis qui soutenaient la France à bout de bras via le plan Marshall, reprochaient au gouvernement français de ne pas avoir assez amélioré le niveau de vie des masses ![8]
Il ne s’agit évidemment pas de chanter les louanges de l’Union Soviétique. En revanche, il est important de constater qu’il n’advint jamais dans notre histoire que les inégalités se réduisent, que les pouvoirs s’équilibrent, par le seul jeu de la paisible confrontation des opinions : l’exercice démocratique est toujours sous-tendu par le rapport de force. De cela, je ne conclus pas non plus qu’il faille aujourd’hui perdre l’espoir d’infléchir le cours des choses par les urnes. En revanche, je dis qu’il serait suicidaire pour les dominés de se présenter désarmés devant les dominants. Il s’agit bien, comme le scandent les militants du Front de Gauche, d’entrer en résistance, non pour déclencher la violence mais pour signifier aux dominants que nous sommes prêts à exercer « le droit de résistance à l’oppression » inscrit au deuxième article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Promettre d’emblée de faire preuve d’une patience infinie face à l’injustice n’est pas une façon réaliste d’engager un rapport de force : il faut dire au contraire qu’il est inacceptable d’exiger des dominés qu’ils renoncent à la justice et qu’il revient aux dominants de s'y soumettre avant de déchaîner la violence.
Mais je sens que je vous inquiète et je finis cette lettre par quelques mots qui, je l’espère, vous rassureront : démocrate et républicain, je n’envisage d’autre source de souveraineté que le suffrage universel. Je souhaite donc voir un jour une majorité de mes concitoyens exiger que soit mis un terme à l’oligarchie néolibérale. Or c’est justement pour constituer cette majorité que nous devons revendiquer l’expression « lutte des classes » qui permet seule de dire la violence qui nous est faite et la nécessité de la lutte. Si cette majorité ne devait jamais se constituer, que ferais-je ? Sans doute souffrirais-je d’une légère misanthropie que je guérirais en retournant à mes livres de théologie où l’on déplore l’aveuglement des hommes soumis aux « pouvoirs de ce monde ».
Mais si cette majorité se constituait, c’est alors que se poserait la question de la violence. Pour éviter qu’elle se déchaîne, il n’y aurait qu’un seul moyen : permettre que s’exerce la violence légitime du châtiment sanctionné par la loi, seule à même d’apaiser les pulsions destructrices inhérentes à l’homme. Je pense que la psychanalyste que vous êtes me rejoindra sur ce dernier point. Mais comment s’assurer que justice soit rendue ? Cette question relève d’une théorie des institutions que je ne peux élaborer seul. C’est d’ailleurs pour y répondre que le Front de Gauche et bien d’autres appellent à la convocation d’une Assemblée constituante. Mais peut-être n'entendez-vous dans l'invocation de la souveraineté populaire qu’un mot d’ordre populiste et potentiellement dangereux. Mes amis, seriez-vous conservateurs? Ce n'est pas moi qui vous le reprocherais puisque je l'étais moi-même il y a quelques années.
Mais de cela, je vous parlerai la prochaine fois. Je garde espoir de vous voir le 5 mai, place de la Bastille, avec tous ceux qui se seront réunis pour exiger la 6e république !
Amitiés,
Olivier
PS. Suivez ce lien pour lire les autres lettres d'un engagé.
[1] Cité par Sophie Wahnich, La Révolution Française, Hachette supérieur, Paris 2012.
[2] Idem, p.41.
[3] http://www.youtube.com/watch?v=cCnEYdhtqJM
[4] http://www.dailymotion.com/fr/relevance/search/delapierre+bfmtv/1#video=xzakxy
[5] http://www.dailymotion.com/fr/relevance/search/delapierre+BFM+business/1#video=xy0lze
[6] Voir Thomas Piketty, « L'Immobilier a dopé le patrimoine des ménages français », cité dans le très bel ouvrage de Clémentine Autain, Le Retour du peuple, Editions Stock, Paris 2012, p.28
[7] Stein Bein, « In Class Warfare, Guess Which Class Is Winning », New York Times, 26 Novembre 2006.
[8] Voir Serge Halimi, Quand La Gauche essayait, Arlé, Paris 1992.