La question que nous posons et à laquelle nous allons tenter de répondre est : Quel est le projet politique des intégristes islamiques? Est-il un projet démocratique ou un projet totalitaire ? En quoi peut-il susciter un rejet de nature politique ? Ces interrogations sont venues à la suite de la soirée du 25 janvier organisée par Médiapart, où elles étaient absentes. Or nous ne pouvons pas nous interroger sur le rejet de l’islam si nous ne posons pas la question de la nature et des objectifs des courants intégristes.
Ce billet fait suite à celui sur l'islamophobie et à celui sur la question du voile.
Qu’entendons nous par totalitarisme ?
Pour Hannah Arendt, dans un système totalitaire, l’Etat, relayé par le parti unique, exerce un contrôle total sur la société, la culture, les sciences, la morale jusqu’aux individus mêmes, auxquels il n’est reconnu aucune liberté propre d’expression ou de conscience.
Pour Claude Lefort : « Le totalitarisme n’annule pas seulement les signes distinguant la société de l’Etat, il abolit toute division. Il ne peut tolérer la coexistence et la libre confrontation des intérêts, des opinions, des croyances. Il s’acharne à saper les « conditions de la reconnaissance mutuelle, de la relation du semblable au semblable…La dénégation de la division interne est poussée à l’extrême et aboutit à la création d’un « Autre maléfique » qui ne peut être qu’extérieur à la société unifiée. Tout signe de non conformité, toute velléité d’opposition sont aussitôt interprétés comme remettant en cause l’unité de la société… l’ennemi est « porteur d’une altérité dont la menace est toujours à conjurer ».
Un peu plus loin « La logique totalitaire est tout entière animée par la recherche fantasmatique d’une société indifférenciée : totalitaire est donc le bon mot pour faire entendre l’avènement d’un mode de domination dans lequel sont effacés à la fois les signes d’une division entre dominants et dominés, les signes d’une distinction entre le pouvoir, la loi et le savoir, les signes de différenciation des sphères de l’activité humaine » (Claude Lefort « La complication »).
La société humaine est présentée comme déterminée par des lois fondamentales auxquelles les hommes ont juste à collaborer pour accélérer le mouvement , par exemple, la loi naturelle de la race ou la loi de l’histoire : « La politique totalitaire veut transférer l’espèce humaine en un vecteur actif et infaillible d’une loi à laquelle, autrement, les hommes ne seraient qu’à leur corps défendant passivement soumis » (Hannah Arendt Le système totalitaire, p.208)
La démocratie, au contraire, rend aux citoyens la responsabilité de leurs lois dans les limites du monde humain. Elle détache politiquement ses décisions de l’univers religieux ou des conceptions déterministes. Elle ne se réfère ni à une loi transcendante, ni à une loi immanente. Ainsi, elle compte sur la liberté humaine pour s’interroger sur le sens et la légitimité de ses décisions.
Donc, lorsque des religieux exercent le pouvoir au nom de « la loi divine », leur régime n’est pas pour autant tyrannique ou totalitaire, mais ils ne peuvent pas se réclamer de la démocratie.
La question de la conformité de leur politique aux principes de l’islam n’est pas notre problème. Elle interroge leurs théologiens, madame Zahra Ali situe sa réflexion dans ce cadre (cf. son livre « Féminismes islamiques »), mais nous ne participerons pas à ces controverses.
Des Etats puissants se réclament de l’islam, des partis intégristes projettent de créer des états musulmans organisés par la Charia. La loi qui réglemente la vie politique, sociale et individuelle est directement tirée du Coran. « La souveraineté n’appartient qu’à Dieu et à Dieu seul ».
Citons Samir Amin, économiste Franco-Egyptien, directeur du Forum du Tiers-monde : « Le projet des Frères musulmans en Egypte et de la Nahda en Tunisie est un projet théocratique…Il s’agit d’ériger le pouvoir religieux en pouvoir antérieur et supérieur à ceux de l’Etat moderne. Le conseil des Ayatollahs en Iran, le conseil des Ulémas dans la constitution des Frères musulmans en Egypte assument les responsabilités d’une sorte de Conseil Constitutionnel religieux et de Cour suprême qui veille à la conformité à l’islam » ( A signaler : Samir Amin ne distingue pas qu’au sein de la Nahda des conceptions de l’Etat différentes s’opposent.)
En reconnaissant le crime d’apostasie qui interdit à tout musulman de changer de religion ou de se déclarer athée, ces politiques sont contre la liberté de conscience et contre la laïcité classéecomme une « forme d’incroyance majeure ». Le journal algérien El Watan du 23 août 2005 en rendant compte d’un colloque à Alger sur l’apostasie écrivait : « Quand une personne est déclarée apostate par un mufti quelconque, c’est pour autoriser son assassinat et le justifier vis-à-vis de la charia. Et c’est dans ce cadre charaïque qu’a lieu l’assassinat, depuis 1992, d’intellectuels algériens, considérés à la suite d’une fatwa comme apostats passibles de la peine de mort, verdict rendu par défaut et sans appel, et dont l’exécution est un devoir religieux, selon les tenants de l’islam traditionaliste » ( Cité par Wassyla Tamzali dans « une femme en colère »p.117.)
Ils veulent instaurer des tribunaux islamiques dont les jugements se réfèrent à des préceptes religieux.( Une tentative de créer des tribunaux islamiques au Canada a été mise en échec. Ils auraient été chargé de juger les affaires des communautés musulmanes en s’appuyant sur des principes religieux et non sur la législation canadienne).
Ils s’opposent à l’égalité entre les hommes et les femmes
Ils prônent les écoles coraniques ou la répétition des versets du Coran tient lieu de programme d’enseignement.
En économie, ils défendent le libéralisme, un libéralisme sauvage. Dans les pays du Golfe, où la grande majorité des travailleurs sont des émigrés (90%), ceux ci sont privés de leurs droits les plus élémentaires : confiscation de leur passeport à l’entrée dans le pays, pas ou peu de code du travail, l’esclavage est encore pratiqué.
Sous tous ces aspects, l’intégrisme islamique est totalitaire, comme d’autres religions ou idéologies qui prétendent réglementer minutieusement, tous les aspects de la vie d’un pays et des habitants ou d’une communauté et de ses membres..
Cornélius Castoriadis, en parlant du totalitarisme stalinien, qui lui aussi se targuait de posséder la « Vérité » , écrivait ceci : « La démocratie est impossible sans la liberté et la diversité des opinions. La démocratie implique que personne ne possède une « science » moyennant laquelle il peut affirmer, dans le domaine politique « cela est vrai » et « cela est faux ». Autrement celui qui possède cette « science » pourrait et devrait prendre la place du corps politique, du souverain ». p.95 dans « Domaine de l’homme » (les carrefours du labyrinthe tome 2 éd. du Seuil).
La démocratie , avec toutes ses insuffisances et ses travers, est le cadre où des citoyens sont responsables de leurs choix, et en cela elle s’oppose radicalement aux intégrismes religieux ou non.
« Les leçons qui peuvent être tirées (des expériences totalitaires) nous amènent à plus de lucidité et d’humilité. D’un point de vue moral elles nous forcent à reconnaître « l’horreur dont sont capables les êtres humains », à nous préserver de la tentation de faire le bien de l’humanité au nom d’une idéologie, de tout principe immanent ou transcendant supposé régenter l’histoire humaine. » (Jean Marie Domenach « Une morale sans moralisme »)
Si le combat contre le racisme est à mener , et nous le menons, tout autant faut-il se battre contre des projets de société tyrannique.
Notre opposition est une opposition politique.
Avec Benjamin Constant nous demandons que l’autorité publique « se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux ».
Roger et Chantal Evano
P.S. Pour changer de registre, mais pas de sujet, nous vous invitons (sans avoir demandé la permission à son auteur) à lire dans le Club la superbe "letter to Salman Rushdie" écrite par Alabergerie http://blogs.mediapart.fr/blog/alabergerie