02/04/2015
Il fait encore très beau aujourd’hui. Les Athéniens m’ont tous dit que cela fait deux mois qu’il pleuvait en continu et que j’ai beaucoup de chance. Un coup d’oeil à mon téléphone: toujours pas de news de Costa. Je ne sais pas si je dois m’inquiéter. Je m’inquiète quand même. Aujourd’hui, je dois voir Sofia pour qu’elle me parle de la situation actuelle pour les Grecs et en particulier de l’accès aux soins. Comme ça je pourrais ramener des infos en France. Elle m’a dit qu’elle était dispo après 17h. C’est mon seul impératif. Pour le reste, je suis libre. Du coup, je vais aller faire ma touriste ce matin. Direction l’Acropole. Je m’habille en randonneuse. Hélène me demanderait de jeter ma veste en polaire, que je ne ressemble à rien comme ça. Je prends le métro. Il ne fait pas trop chaud, la température est idéale. J’arrive sur les lieux. C’est l’heure de la minute Kilanistorique comme dit Hélène. Je lis sur l’acropole. Son architecte en chef, Phidias, ses légendes, l’engueulade entre Poséidon et Athéna qui fit jaillir l’olivier sacré pour lequel le temple avec les fameuses Caryatides devant a été construit. Vous savez, ce sont les sculptures de femmes qui servent de pilier. Ce temple était plus sacré que le Parthénon. Les Caryatides, j’aime bien ce mot. Ca me fait penser à Henri Guillemin et à Victor Hugo qui utilisaient ce terme pour parler de la populace. Je lis sur les destructions successives du site, en particulier par les Turcs qui en ont fait une mosquée. Je fais le tour. Je me dis que c’est vraiment un truc de dingue qu’on ait pu construire cela il y a de 2700 ans. Toute cette finesse dans le geste du sculpteur, toutes ces techniques architecturales pour donner un air imposant à l’édifice. Quant on voit la tronche d’un Carrefour à coté ou du bâtiment des impôts de Lorient, ça laisse rêveur… De la haut, on a une vue à 360° sur tout Athènes. La ville est immense, elle s’étend à perte de vue. D’ici on voit le Pirée, le Péloponnèse, les montagnes. Un drapeau Grec flotte avec timidité, pas beaucoup de vent. Toujours pas de drapeau européen.
Le moment que j’attends avec impatience, c’est la visite de l’Agora. La bas on y trouve le temple d’Héphaistos, fils que Zeus ne voulu pas reconnaitre car il le trouvait trop laid, mais qui trouva quand même le moyen, grâce à son intelligence, d’épouser la plus belle gosse parmi les déesses: Aphrodite. Seulement Aphrodite, elle préfère le canon du groupe, Arès. Quand Hélios découvre que la pompom girl se tape le joueur de foot plutôt que la tête d’ampoule, il averti le boiteux de ce qu’il se passe. Ce dernier va réussir à les piéger, devant toutes les huiles du Mont Olympe réunies, en plein la main dans le sac. Sans mauvais jeu de mot. Du coup tout le monde y va de son commentaire graveleux, en particulier Hermès, qui en bon copain d’Asclépios le carabin, sort que pour pécho Aphrodite, il serait bien près à se faire mettre à l’amende en public par tout le monde. Véridique.
Le temple du boiteux forgeron il est très bien conservé. Juste en dessous, on y trouve les ruines de l’endroit ou la Boulè faisait son office. La Boulè, c’était une assemblée de citoyens tirés au sort par les membres de l’Ecclésia et qui s’occupaient de proposer des lois à partir de projets recueillis auprès des autres citoyens. L’Ecclesia, elle, votait les lois, le budget et d’autres trucs, comme qui méritait d’être ostracisé, et siégeait elle aussi initialement à l’Agora, mais fut transférée sur la colline du Pnyx lors de la réforme de Périclès. C’est pas très loin d’ici.
La démocratie, le tirage au sort comme moyen de désignation d’une assemblée constituante, j'en parle tout le temps. Du coup ça fait quelque chose d'être là. Je pense à Castoriadis, à Rancière, à Dupuis Déri.
J’ai faim. Je sors le Routard, y’a un resto qui a l’air vraiment pas mal juste à coté. Terrasse, soleil, parfait. Les Mezzés ont l’air très bons. Les plats ne sont pas chers, j’ai peur que ce ne soit pas très copieux. Du coup je prends un assortiment. Quand l’assiette arrive, la déflation est juste sous mes yeux. C’est hyper copieux, y’en a pour un régiment. C’est la deuxième fois que je me fais avoir. J’ai un peu honte de ne pas finir mon assiette, tout est délicieux. Je déteste le gaspillage. Dans les resto, les prix sont vraiment beaucoup plus bas qu'en France. Un resto chicos, c'est quand les plats sont à 25 euros…
Pendant le repas, je prends des nouvelles sur Facebook des copains. J’engueule Stef’ parce qu’il prend des AINS alors qu’il a le nez qui coule. Mathieu fait encore le pitre. Je suis obligée de faire mon docteur Casse-couille. M’enfin! Bordel pourtant j’ai écrit un texte long comme le bras pour insulter Leclerc à propos de sa pétition pour vendre des AINS dans ses magasins. J’ai fini. Je paie. Avant de me déconnecter, je jette un dernier coup d’oeil à mon téléphone. Stef et Mathieu sont encore en train de se poiler sur les gens qui confondent Salaire à vie et Revenu de base. Je sais que quand je vais me reconnecter j’aurai genre 35 messages de leur part à lire sur le sujet… Demain Stef doit aller à la soirée rencontre avec Frédéric Lordon et Panagiotis Sotiris, un mec de l’aile gauche de Syriza, le sujet étant l’exemple Grec, ça promet d’être intéressant. J’ai hâte qu’il me raconte. Pour sûr qu’on va encore se poiler devant les expressions sorties d’une autre dimension du Lordon.
En me levant, je me rends compte que j’ai mal à l’épaule droite. Bordel de Zeus, j’ai un énorme coup de soleil. Genre en mode écrevisse avec les marques et tout et tout. Pourtant on est en Mars, je ne pensais pas que ça tapait aussi fort. La faute à la température, je ne me suis pas méfiée. Ca te va bien de jouer au docteur Casse-couille, que le cordonnier commence par bien se chausser.
Je sors du Métro. Exarchia. Je suis impatiente de voir ce quartier. C’est le nid des anar. J’ai lu et vu plein d’infos sur ce quartier, son organisation, sa mentalité. Je monte les marches de la sortie du Métro. Les bruits d’un message diffusé dans des enceintes me parvient. Du Grec, je ne comprends rien. Par terre, des tas de tracts avec le logo anarchiste. Ca commence bien. Je traverse la rue, je suis face à l’université. Elle a du chien la fac, avec son style Grec ancien. Il y a des banderoles accrochées qui flottent. Je déchiffre quelques mots dont le mot anarchie. Je pénètre par curiosité dans le hall de l’université. Un type m’attrape le bras. Il est habillé tout en noir. Il me dit que je ne peux pas rentrer, qu’ils occupent l’université. Je lui demande pourquoi ils l’occupent. Il me fait sortir et essaie de m’expliquer dans un anglais aussi précaire que le mien. Il me parle de ses voisins anar mis en taule pour leur activisme politique. Ils occupent la fac pour demander leur libération. Je lui demande de tout m’expliquer. Ca a l’air compliqué pour lui. Du coup il va chercher son copain. Son copain il est aussi habillé tout en noir. Il a une crête sur la tête et des lunettes. Je lui pose mes questions. Il m’explique que plusieurs de leurs copains sont en taule parce que ce sont des activistes anarchistes. Je leur demande quel est le motif exact, s’il y a eu des violences. Il reste évasif. Il m’explique qu’il y a eu pas mal de violence récemment, parfois arrosées d’un peu de cocktail Molotov, notamment avec les mecs de Aube Dorée. Ce sont leurs pires ennemis. Les anar ici sont des Antifas purs et durs. Il m’explique que l’idéologie fasciste n’attend que cela de sortir des placards. Que les mecs de Aube Dorée sont très violents et que ceux qui siègent à l’assemblée sont vraiment pas des rigolos. Je lui demande ce qu’il pense de Syriza. Il me dit que Syriza, les anar ici ne les aiment pas vraiment. Pour commencer parce que la majorité ne sont pas des anticapitalistes, qu’ils ne remettent pas profondément le système politique et économique en cause. Ensuite, ils leur en veulent d’avoir prolongé le mémorandum. Syriza avait promis de ne pas le faire selon eux et c’est pour eux la première des trahisons. Du coup ils pensent que Syriza va faire comme le Pasok et passer sous la table. Seulement il pense que si Syriza échoue et trahit, c’est Aube Dorée qui va récupérer le pouvoir. Il me dit qu’il connait le Front National en France et Marine Le Pen. Il me demande que je lui en parle, si ce parti ressemble à Aube Dorée, si ce sont aussi des gens violents et qui peut bien voter pour eux et pourquoi. Je lui parle de la démagogie, du vol des idées, de l’ignorance du peuple, de la non violence apparente du parti, du problème de la presse, des élections départementales, de l’abstention en France, des idées que je défends. Je lui parle d’Egalité et Réconciliation et du danger encore plus sévère que ce parti représente, de Alain Soral et de son diktat éclairé. Je lui dis que certains d’entre nous mettent de l’espoir en Syriza parce que nous craignons aussi l’extrême droite. Je lui explique que je crains la même chose que lui. Je lui demande de me parler de la vie à Exarchia. Il m’explique que c’est un lieu sûr, où les immigrés peuvent se réfugier quand ils sont attaqués par Aube Dorée, très impliqué politiquement, que la plupart d’entre eux sont des anar marxistes et qu’ils prônent les décisions par le consensus. Je lui demande son prénom. Il me dit qu’il ne me donnera pas son nom de famille car c’est difficile d’être activiste en Grèce aujourd’hui et de ne pas être attaqué pour ses idées. Quand Grégorio me parle, il ne me regarde pas. A aucun moment je n’ai croisé son regard. Il regarde à côté quand il me parle et quand je lui parle. Il n’a pas sourit une seule fois nom plus. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre son anglais. Je le remercie et lui souhaite bon courage. J’entends de loin ses copains le charrier et rire.
Je me dirige vers le coeur du quartier. Le plus urgent: je dois trouver une pharmacie pour acheter de la crème solaire. Je ressemble vraiment à rien… J’ouvre mon téléphone. Sofia devait m’appeler, elle ne l’a pas fait et je n’ai quasiment plus de batterie. La consultation du Dr Casse-couille a bousillé ma batterie. Pas de nouvelles de Costa non plus. Je suis franchement inquiète maintenant. Je l’imagine en réa avec un tube dans le bec après avoir eu un accident de scooter. Déformation professionnelle. Je me dis que s’il est toujours vivant, il a gagné le droit de se faire engueuler. Je vais pouvoir faire ma Sarah. Marion va pas être contente.
Je m’enfonce dans Exarchia. Ce quartier est fascinant. Les murs sont recouverts d’affiches avec des messages politiques, quasi exclusivement Marxistes, anarchistes et antifas et aussi de Graffitis et Tags. Partout, vraiment partout. Il n’y a pas un seul mur épargné. Les portes aussi. Les éléments de la rue sont tous utilisés ou intégrés à des oeuvres. Des symboles anar omniprésents. Tous les cafés sont graffés dehors. Les gens ils ont tous des crêtes ou des Dreadlocks, ou des piercing, ou un instrument de musique. Beaucoup d’immigrés. Je prends des tonnes de photos. La créativité est partout. Des messages sont diffusés dans des enceintes avec de la musique derrière. Des photos d’activistes le visage à moitié couvert. Des photos du Paris version Café de Flore parfois. Des punks avec des poussettes, ça fait bizarre. Je m’installe à un café pour écrire quelques impressions du jour. J’essaie d’appeler Sofia pour la 4e fois, je tombe encore sur son répondeur. Il est 18h passée, on devait se retrouver vers 17h. Je commence à me dire que le retard, c’est peut être comme le Tzatziki, c’est une spécialité Grecque. Peut être m’a-t-elle oubliée. A 18h30, je décide de rentrer. Mon épaule droite me fait mal. Je repasse devant l’université. Cette fois ci il y a plein de monde. Tous en noir. Ils occupent vraiment la place. Les gens sortent probablement du boulot. Je m’assieds pour observer les gens. C’est étonnant cette ambiance.
J’arrive à l’auberge de jeunesse et je retrouve Elisa. Tant pis pour Sofia, elle est toujours sur répondeur, on décide d’aller diner en ville. Elisa va m’attendre en bas, je dois terminer d’écrire avant d’y aller. Je descends. Elisa n’est pas seule. Elisa parle avec un type. Dans les films d’histoire dont l’action se déroule dans les pays arabes et dans le désert, il y a toujours un arabe super beau gosse aux yeux incroyables avec un turban sur sa tête et qui fait super bien du cheval. Ou du chameau, ça dépend. Genre Aladdin en super canon mais avec de la barbe. Et bien Elisa elle parle avec Aladdin là. Aladdin avec de la barbe. Aladdin avec des yeux marron clair et de longs cils. Et un sourire à rendre mon épaule droite ridiculement blanche à coté de mes joues. Je m’approche, il se lève. He is very nice to meet me. My pleasure… « My name is Mustapha, but you can call me Tophi ». Je glousse. « I’m from Irak, but actually I live inSweden ». Mustapha me présente son copain Salam. Salam comme Salam alikoum il me dit. Alikoum salam. Salam ne parle pas d’autre langue que l’arabe, ça va être compliqué. J’ai pris des cours à une époque. Je me souviens genre de 5 mots. Ca fait pas beaucoup. Genre je me souviens que « El Assad » ça signifie « le lion ». Ca va pas m’aider à priori. Elisa a proposé à Aladdin et Salam de diner avec nous. Je suis habillée en randonneuse, avec ma polaire grise, mon jean à trous, j’ai la tronche d’une écrevisse et j’ai décoiffé mes cheveux avant de descendre. Nolwenn ne serait pas fière de moi. Nolwenn elle dit qu’il faut être toujours au top. J’aurais au moins pu mettre mon Sarouel, je me serais aussi fait engueuler par Marion et Nolwenn, mais au moins j’aurais pu jouer à Jasmine.
Aladdin nous emmène dans un resto qu’il aime bien. Avec des yeux pareils je veux bien le suivre à l’autre bout de la ville. Aladdin nous parle de l’Irak. Il dit qu’on ne peut même pas imaginer à quoi ça ressemble aujourd’hui. L’enfer. Ils sont des cibles dit il. Avec les ricains ça ne se passe pas bien du tout. Et puis la mafia locale pratique un terrorisme assez sévère. Salam c’est un fils de riche. Du coup la mafia a débarqué chez lui avec des « big guns ». Ils l’ont poursuivi, il s’est réfugié sur le toit de la maison. Ils ont essayé de le kidnapper pour faire cracher une rançon à sa famille. La famille de Salam a réussi à faire fuir les mafieux. Sauf qu’ils n’ont pas aimé les gars. Du coup ça a viré en Vendetta. Et Salam a fui l’Irak parce que c’était « more safety ». Aladdin m’a expliqué que beaucoup d’iraqien et de turcs tentent d’aller en Europe illégalement. Il me parle de son copain qui est mort en essayant de venir. Des clandestins entassés dans des bateaux, la douane qui coule le bateau, les clandestins qui restent dans l’eau des heures parfois. Le drame quoi. Elisa et moi on pose plein de questions à Aladdin. Quand il met la capuche de son sweat sur sa tête, il ressemble encore plus à un Mamelouk version boum tchika wah wah. Il nous explique que la guerre a emporté des milliers d’hommes, que d’autres ont fui. Et du coup les femmes n’ont pas de maris. Elles ont demandé le droit à la polygamie. Elles veulent être protégées par un homme. C’est comme ça qu’elle a été crée la polygamie initialement. Pour les mêmes raisons. Les féministes l’oublient. La guerre qui emporte les hommes.
Tophi nous raconte comment c’est en Suède. Il me dit qu’il n’aime pas du tout ce pays. Il dit que les gens sont vraiment xénophobes et sectaires. Il dit que l’extrême droite ça marche pas mal là bas. Alex me l’avait déjà dit que c’était un gros problème, j'avais eu du mal à le croire. J’ai lu quelques articles sur le sujet me le confirmant. Nous parlons religion et tolérance. Aladdin nous pose des question sur Charlie Hebdo. Nous avons tous le même point de vue. C’est une tragédie, il faut en finir avec le terrorisme, mais les Français sont incapables de reconnaitre leur arrogance vis à vis des pays arabes et Charlie Hebdo n’a pas aidé à diffuser des messages de paix et de tolérance. La satyre oui, mais pas n’importe comment. Cela ne justifie rien bien entendu. Mais les français sont arrogants alors qu’ils devraient un peu la fermer en ce moment.
Nous parlons de la Syrie, je lui parle de mon père, de son histoire digne de faire passer celle de Salam pour un épisode des Bisounours. Il me dit comme tous les arabes que j’ai une tête de syrienne. Il me dit que les plus belles femmes du monde sont syriennes et libanaises. Le contenu de mon assiette me passionne tout d’un coup.
Retour à l’auberge. Je suis très déçue de ne pas avoir vu Sofia. J’avais des tas de questions à lui poser. J’espère réussir à la joindre demain. J’envoie un SMS à Costa pour lui dire que s’il est vivant, je veux bien qu’il me le confirme, juste histoire que je cesse de m’inquiéter. J’envoie un message à une connaissance commune pour lui demander qu’elle me dise si elle a des nouvelles. Elle me dit que Costa lui en a fait des vertes et des pas mûres. Je ne sais pas si cela doit me rassurer…
Demain Elisa veut qu’on aille à la plage avec Aladdin. J’suis pas venue pour aller à la plage. Cependant…
(Episode 1 ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/sarah-kilani/070415/convoi-pour-la-grece-debut-improbable
Episode 2 ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/sarah-kilani/070415/convoi-pour-la-grece-pharmakeio