Afin de ne pas se limiter à une pensée de surface et événementielle des évaluations CM2 qui débutent ce lundi 17 janvier, voici trois « Propos » d'Emile-Auguste Chartier, dit Alain, que je mets en réseau, en résonnance, car je crois qu'ils donnent, ensemble, un éclairage saisissant de la situation. A vous, et après, à moi, dans les commentaires, d'en discuter.
3 décembre 1931
La tyrannie sera toujours raisonnable, en ce sens qu'elle cherchera toujours des spécialistes, et les cherchera de mieux en mieux, comme on voit que fait l'armée. Et la raison, au rebours, sera toujours tyrannique, parce que l'homme qui sait ne supportera jamais le choix et la liberté dans l'homme qui ne sait pas. Ainsi le tyran et le savant se trouvant alliés par leur essence, ce qu'il y a de plus odieux se trouvera de mieux en mieux joint à ce qu'il y a de plus respecté. Contre quoi il n'y a d'autre ressource qu'une résistance, qui semble aveugle, par exemple se refuser à une visite médicale, ou à quelqu'un de ces innombrables tests par lesquels on arrive à découvrir et à mesurer vos aptitudes véritables. Je choisis à dessein ces exemples parce qu'ils font scandale de deux côtés, scandaleux si l'on résiste, scandaleux si l'on obéit tous en rang et sans juger. Quant au juste milieu ou à la limite, ne l'attendez point du technicien inspecteur qui lui-même avalera s'il le faut le thermomètre, se prêtera aux tests de surveillance, et finalement aux tests de décadence, d'après lesquels il sera mis à la retraite en temps convenable. Et le tyran lui-même, qui ne sera bientôt qu'un technicien de police, ou peut-être de terreur et de supplices, sera soumis à une science sans tête. Tel serait donc le paradis humain. Or je vois l'artiste qui dit non, et l'esclave qui dit non; et, bien mieux, le médecin et le tyran qui ont envie aussi de dire non. Mais ils sont bien capables, comme Javert, de se prendre eux-mêmes au collet.
Dans cet absurde rêve d'un ordre rationalisé, il y a quelque chose qui ne va pas. Mais quoi? J'ai recueilli, en de rares auteurs, quelques fragments de ce que je nomme la doctrine secrète, qui rompt toutes ces choses. Aristote est connu pour avoir dit qu'il n'y a de science que du général; on sait moins qu'il disait aussi que la science n'est pas la connaissance parfaite; qu'elle n'est connaissance qu'en puissance; et que la connaissance en acte est la connaissance des choses particulières. Quant à l'action même et à la vertu, elles concernent aussi les êtres particuliers et les situations particulières, ce qui brise la règle, et le tyran raisonnable. Cette dernière conséquence, il ne la dit qu'à son bonnet. Mais enfin, sous le bonnet même, c'est l'oreille du jugement qu'on voit passer. Tels sont les fruits éloignés et presque méconnaissables de l'enseignement platonicien. Un tel refus est rare dans les penseurs. Presque tous sont enragés de raison; on ne lit que des plans de bonheur universel; c'est à faire frémir. Toutefois le premier rang, où l'on voit Descartes et Spinoza, tient bon contre le bonheur distribué comme l'eau. Les hommes de cette sorte considèrent avec une extrême défiance même le bon tyran. Leurs raisons sont contre un genre de raison extérieure et matérialisée. Spinoza enseigne énigmatiquement que plus on connaît de choses particulières, mieux on aime Dieu. Goethe, non moins établi dans la résistance, quoiqu'il fût ministre, a reconnu là sa propre sagesse, presque inexprimable. Notre âge fera-t-il le procès de la Raison abstraite? Il n'en prend pas le chemin.
Je vois deux choses à dire et à répéter, contre l'arrogance des colonels et adjudants de pensée. La première est que le progrès des connaissances ne va point du tout du concret à l'abstrait, mais, au rebours, de l'abstrait au concret. [...]. Le contenu, c'est le monde des choses, des bêtes et des hommes; et heureux qui le verra comme à travers des vitres bien nettoyées. Non pas voir un système; c'est contempler ses propres lunettes; bien plutôt, à travers le système découvrir le monde et nier le système. Mais peu d'hommes conviennent que les instruments intellectuels ne sont ni vrais ni faux. Avoir des idées claires, cela signifie que l'on ne voit plus le monde à travers les passions; mais si les idées sont claires, on ne les voit plus; on voit le monde. Ce genre de connaissance a reçu le beau nom de Jugement; et nous vivons sous le roi Raisonnement; d'où une révolution diffuse et permanente, toujours réfutée, toujours invincible.
L'autre idée est à une assez grande distance de celle-ci; mais pourtant elle s'y relie par le dessous. Je pense qu'il est ridicule d'instruire les enfants selon leurs aptitudes; ce n'est qu'une méthode de guerre, et toujours pour le bien de l'Etat. Au contraire il faudrait développer les aptitudes qui ne se montrent pas, par cette raison que les faibles ont plus besoin de gymnastique que les forts, et que, comme on cherche évidemment l'équilibre du corps selon le modèle de l'athlète, il faut chercher aussi l'équilibre de l'esprit, ce qui est exercer les jambes de celui qui a de gros bras. Et du reste c'est là qu'on va lorsqu'on instruit les arriérés, qui ne sont aptes à rien. On agit ainsi selon le Jugement, mais on n'ose pas le dire; car le seigneur Raisonnement classe les hommes comme des outils; et il est défendu de refuser le thermomètre. C'est pourquoi il y aura toujours une doctrine secrète.
Alain, Propos sur les pouvoirs, n°35, Gallimard, folio essai, p.103-105
7 septembre 1912
Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l'obéissance il assure l'ordre; par la résistance il assure la liberté. Et il est bien clair que l'ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c'est-à-dire la guerre privée à toute minute, n'enferme aucune liberté; c'est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d'être opposés; j'aime mieux dire qu'ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l'ordre; l'ordre ne vaut rien sans la liberté.
Obéir en résistant, c'est tout le secret. Ce qui détruit l'obéissance est anarchie; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s'appellent, car la tyran· nie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie; et, inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu'un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique. Voilà d'après quoi un citoyen raisonnable peut d'abord orienter ses réflexions.
Au point où nous en sommes, et étant posé que le droit de critiquer est dans nos institutions et dans nos mœurs, je vois que la désobéissance est le moyen assuré de fortifier le virus tyrannique, dont le pouvoir n'est jamais tout à fait exempt. Un ministre pourra dire à la tribune: « Je ne poursuis point des opinions, mais des actions. Tous ces discours contre la guerre aboutissent à organiser la révolte et la désertion; c'est trop clair; les faits le prouvent assez. Le devoir militaire, même en temps de paix, se heurte à des intérêts et à des passions; si l'esprit leur offre quelque complaisance, les instincts de peur, de paresse, d'égoïsme enfin, se donneront comme raisonnables et ruineront l'ordre. La nature humaine est ainsi faite que, si le respect est affaibli, aussitôt les passions règnent. »
Et voilà justement l'erreur doctrinale, qui est à croire que la liberté des opinions va contre l'obéissance. Je puis témoigner que c'est le contraire qui est vrai. Autant que j'ai pu voir, ceux qui respectent et qui approuvent obéissent mal. Et pourquoi? Parce qu'ils n'ont pas le gouvernement d'eux-mêmes, et que, par suite, ils sont très faibles contre leurs passions. Par exemple, il est commun que le soldat ou le sous-officier qui acceptent les pouvoirs comme un fait et qui ne conçoivent même pas le droit en face de l'arbitraire, sont aussi ceux qui négligent le plus aisément les petits devoirs, dès que l'officier est absent. Il y a une infinité d'histoires de caserne à ce sujet. L'arbitraire et la licence vont naturellement ensemble. Le droit est contraire à tous les deux. Le droit est une pensée; le droit délimite, donc accepte et refuse, par cette même force d'esprit qu'on nomme volonté.
Dans tous les services publics, il en est de même. Les esprits courtisans font des courbettes, et trichent sur le travail autant qu'ils peuvent. Les mauvaises têtes travaillent très bien. Je lis souvent une revue d'instituteurs syndicalistes; il est clair qu'ils se donnent à leur métier; il suffit de lire ce qu'ils écrivent sur les leçons de grammaire ou d'arithmétique pour en être assuré. Voilà les fruits de la liberté. Si, dans leurs congrès, ils définissaient bien clairement le devoir de résistance et le devoir d'obéissance, la tyrannie serait sans forces.
Alain, Propos sur les pouvoirs, n°57, Gallimard, folio essai, p.162-164,
10 février 1911
Notre élite ne vaut rien; mais nous ne devons pas nous en étonner; aucune élite ne vaut rien; non pas par sa nature; car l'élite est naturellement ce qu'il y a de meilleur; mais par ses fonctions. L'élite, parce qu'elle est destinée à exercer le pouvoir, est destinée aussi à être corrompue par l'exercice du pouvoir. Je parle en gros; il y a des exceptions.
Suivons par la pensée un fils de paysan, qui montre du génie pour le calcul, et qui obtient une bourse au lycée. Si, avec son aptitude aux sciences, il a une nature de brute passionnée, on le verra, vers la seizième année, sauter le mur, ou rentrer après l'heure, enfin perdre son temps, se moquer de ses maîtres, tomber dans des tristesses sans fond, et boire pour se consoler; vous le trouverez dix ans après dans quelque bas emploi où on le laisse par charité.
Mais je suppose qu'il ait une adolescence sans tempêtes, parce que toutes ses passions se tournent en ambition, ou que sa tête domine sa poitrine et son ventre; voilà un jeune homme instruit de beaucoup de choses, capable d'apprendre très vite n'importe quoi, qui a des habitudes d'ordre et de travail suivi, et enfin, par la seule puissance des idées, une moralité supérieure. Tels sont, assez souvent, ceux que l'on choisit, par des concours rationnellement institués, pour être dans l'avenir les auxiliaires du pouvoir, sous le nom de directeurs, inspecteurs, contrôleurs; en réalité ils seront les vrais rois, puisque les ministres passent; et ces futurs rois sont très bien choisis; réellement nous désignons les meilleurs; les meilleurs dirigeront les affaires publiques, et tout devrait bien marcher.
Seulement il faut comprendre que dans cette élite il va se faire une corruption inévitable et une sélection des plus corrompus. En voici quelques causes. D'abord un noble caractère, fier, vif, sans dissimulation, est arrêté tout de suite; il n'a pas l'esprit administratif. Ensuite ceux qui franchissent la première porte, en se baissant un peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On leur fait faire de riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans les embarras d'argent; on les fait participer aux affaires; et en même temps ils apprennent les ruses par lesquelles on gouverne le parlement et les ministres; celui qui veut garder quelque franchise ou quelque sentiment démocratique, ou quelque foi dans les idées, trouve mille obstacles indéfinissables qui l'écartent et le retardent; il y a une seconde porte, une troisième porte où l'on ne laisse passer que les vieux renards qui ont bien compris ce que c'est que la diplomatie et l'esprit administratif; il ne reste à ceux-là, de leur ancienne vertu, qu'une fidélité inébranlable aux traditions, à l'esprit de corps, à la solidarité bureaucratique. L'âge use enfin ce qui leur reste de générosité et d'invention. C'est alors qu'ils sont rois. Et non sans petites vertus; mais leurs grandes vertus sont usées. Le peuple ne reconnaît plus ses fils. Voilà pourquoi l'effort démocratique est de stricte nécessité.
Alain, Propos sur les pouvoirs, n°13, Gallimard, folio essai, p.57-58
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