Lire la crise ukrainienne et plus largement celle des relations Europe-Russie, par des nouvelles se succédant sans souvent présenter de fil conducteur ni rappel historique, en devient presque décourageant. Même si on pouvait exclure la tournure propagandiste adoptée ces derniers mois par la plupart de médias, il est difficile en peu de temps de se faire une idée globale de ce qui arrive à l'Europe via l'Ukraine, tellement devient évident que cette crise est l'aboutissement d'une série d'erreurs auxquels il faudrait maintenant mettre un point d'arrêt. Appelons cela une "désescalade", l'essentiel étant - et sur cela on ne peut qu'être tous d'accord - d'éviter la guerre. Toute sorte de guerre. Et gageons que si l'opinion publique européenne sera plus au fait des projets que les grandes puissances comptent mettre en acte en Europe, des gens ne seront pas obligés de mourir.
La série de textes proposés ici sont alignés de manière à ébaucher une perspective historique sur vingt ans, en "commençant" par les Etats Unis et se "terminant" en France, dans un ordre rétroactif. On peut critiquer la méthode. Il ne s'agit pas d'une "diétrologie"*, mais seulement de dés-enfouir ce dont on ne parle peut-être pas assez, dont on n'a peut-être pas assez parlé au moment où il fallait en discuter. Ces textes sont pour la plupart des indications de lecture, ils renvoient pour les uns à un livre qui est une sorte de prospective s'étendant sur tout le planisphère, de la stratégie et de la géopolitique, tandis que le dernier ressemble à un extrait de livre présentant un projet assez détaillé - j'en ignore la source - mais c'est un internaute qui l'a mis en guise de commentaire. C'est une démarche intéressante pour ce qu'elle suggère : elle suggère qu'on aurait pu faire tout autrement, et les choses se seraient passées autrement aussi. Quoi qu'il en soit, en cette période très critique de l'histoire européenne, désenfouir un projet qui n'est pas parvenu à bon port, a quelque chose d'encourageant malgré tout. Parce que contrairement à la morosité ambiante, cela signifie que les alternatives il y en a toujours eu, elles sont dans les tiroirs et elles attendent juste le Kairos, le moment propice, le concours des circonstances. Un projet pour les relations euro-russes différent de celui qu'on essaye de nous fourguer actuellement, au son des tambours de guerre, a bel et bien existé. J'aimerais savoir pourquoi l'Europe et en particulier la France ne sont pas parvenues à le faire aboutir. Pour le moment. Parce que la Russie, de toute manière, elle n'ira pas ailleurs que là où elle a toujours été, à côté de l'Europe. D'une manière ou d'une autre.
Tout d'abord l'acteur géostratégique le plus "lourd" dans ce qui a été appelé le "nouveau Grand Jeu", - ouvrez le lien autrement la suite sera difficile à suivre - soit : les Etats Unis. Par leur velléités d'influence en Eurasie, ils ont radicalement modifié les fragiles équilibres qui étaient en train de se mettre en place depuis deux décennies entre la Russie et l'Europe occidentale, et devant normalement suivre la fin de la guerre froide. Le livre de Zbigniew Brzezinski "Le Grand Echiquier", propose un plan global du traçage des objectifs stratégiques des Usa, depuis sa sortie en 1997 et pour les vingt ans successifs. Toujours d'actualité, sa lecture permet d'évaluer tout au moins si la vision de son auteur a trouvé les moyens et un terrain réels d'application.
On peut trouver la version PDF anglaise ici :
Brzezinski The Grand Chessboard - Panzertruppen
ou là :
THE GRAND CHESSBOARD - Take Over World (Akron, OH)
Pour les lecteurs fatigués des textes, deux vidéos qui résument le bouquin, de manière très critique :
la première, américaine, sous-titrée en français, est une conférence de Michael Ruppert, éditeur et rédacteur en chef de "From the Wilderness" ["En direct de la Jungle"], un journal américain paraissant sur Internet qui est lu par plus de 16 000 abonnés dans une quarantaine de pays. Ancien inspecteur des "stups" du "Los Angeles Police Department" (LAPD), il est aujourd’hui largement connu aux Etats-Unis et ailleurs pour ses articles fracassants sur l’implication des E-U dans le commerce de la drogue, le pic pétrolier, et le 11 Septembre."
Dans cette conférence (env. 14 min.) , il propose un décryptage du livre de Zbigniew Brzezinski (...) où celui-ci affirmait qu'un nouveau "Pearl Harbour" serait nécessaire aux USA pour justifier auprès de l'opinion publique les projets militaires et impérialistes américains. C'est le point qui sera repris plus bas par un article, l'opinion américaine sur l'intervention armée en Ukraine. Le document est significatif de l'accueil fait aux Usa de cet ouvrage par une opinion publique "éclairée", quelqu'un qui explique le projet de Z. Brzezinski :
http://www.dailymotion.com/video/xeym4t_michael-ruppert-le-grand-echiquier_news
Dans la deuxième c'est Régis Chamagne, ex-colonel de l'armée française - dans une interview du 4 mars pour le site Agence Infolibre - qui fournit une analyse concise et ciblée de la crise ukrainienne et des intérêts états-uniens sur la région; il prend du livre de Brzezinski en particulier son partage entre pays "acteurs" et pays "pivots" :
http://www.youtube.com/watch?v=dIaz7c0tQMM
Ceux qui n'ont pas de temps pour lire le bouquin, un long article de Philippe Reggi sur le site d'information Internationalnews qui en fait une fiche de lecture détaillée :
Pourquoi est-il capital de partir de cette subdivision entre "acteurs géostratégiques" et "pivots géopolitiques" ? L'article de Philippe Reggi donne un résumé de la stratégie globale des Usa en Eurasie et en Asie Pacifique, voilà ce qu'écrit Ph. Reggi en résumant le propos de l'ouvrage de Brzezinski :
" Les Etats eurasiens possédant une réelle dynamique géostratégique gênent les Etats-Unis, il s’agit donc pour ces derniers de formuler des politiques spécifiques pour contrebalancer cet état de fait. Ceci peut se faire par trois grands impératifs : « éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité ; cultiver la docilité des sujets protégés ; empêcher les barbares de former des alliances offensives ».
Vous avez bien lu : dans la vision de Brzezinski, réapparaissent des états "vassaux", oui oui, comme au Moyen Age… et ça prétend amener la démocratie... y aurait-t-il pas une contradiction là-dedans ? c'est une des raisons pour lesquelles il faudrait lire le livre en entier. Brzezinski a été quand même conseiller diplomatique depuis Jimmy Carter jusqu'à l'actuel président des Etats Unis, ce n'est pas un écrivain du dimanche.
Ph. Reggi : "Brzezinski distingue les « acteurs géostratégiques » (France, Allemagne, Russie, Chine et Inde) des « pivots géopolitiques » (Ukraine, Azerbaïdjan, Corée, Turquie et Iran). Les premiers sont en mesure de modifier les relations internationales, « au risque d’affecter les intérêts de l’Amérique » ; les seconds ont une position géographique leur donnant « un rôle clé pour accéder à certaines régions ou leur permet de couper un acteur de premier plan des ressources qui lui sont nécessaires ».
La France et l’Allemagne sont deux acteurs géostratégiques clés qui, par « leur vision de l’Europe unie », (...) « projet ambitieux », (...) « s’efforcent de modifier le statu quo ». Ces acteurs sont l’objet « d’une attention toute particulière des Etats-Unis »."
[Pour Brzezinski en 1997], "la Russie, joueur de premier plan malgré l’affaiblissement de son Etat, n’a pas tranché quant à son attitude vis à vis des Etats-Unis : partenaire ou adversaire ? "
Il ne faut pas se tromper pour autant. Pour les Usa, écrit Brzezinski, l'Ukraine est le pays "pivot" : "L’Ukraine, l’Azerbaïdjan : le sort de ces deux pays dicteront ce que sera ou ne sera pas la Russie à l’avenir. "
Pour ceux qui lisent l'italien, la thèse de Luca Umana de 2010 pas très longue (env. 250 p.) . Malgré que l'aire étudiée soit plus le Caucase et l'Asie que la région de l'Europe du Sud-Est, Brzezinski et l'Ukraine y sont cités environ une cinquantaine de fois chacun, ainsi que l'essai de Samuel Huntington sur le 'clash des civilisations'. Très important ça, l'articulation avec les nationalismes et ethnicismes divers et variés.
"Le 'new grate game' pour l'accès et l'exploitation des ressources énergétiques du Caucase méridional et de l'Asie Centrale : analyse et perspectives géopolitiques, géoéconomiques et géostratégiques" (thèse de doctorat de Luca Umana, 2010, Université de Trieste, 250 pages ) peut être consultée à ce lien :
http://www.openstarts.units.it/dspace/bitstream/10077/3586/1/umana_phd.pdf
[PDF]
UNIVERSITA' DEGLI STUDI DI TRIESTE - OpenstarTs
www.openstarts.units.it/dspace/bitstream/10077/3586/1/umana_phd.pdf
de L. Umana - 2010
Nous savons comment Brzezinski a des mots particulièrement attentionnés à l'égard de l'opinion publique mondiale, une preuve s'il en fallait, qu'elle a encore du poids sur la balance des décisions politiques, même si on veut nous faire croire que désormais, there is no alternative ….
Oui mais alors pourquoi tester l'opinion ? ça prouve quand même que en politique, le déterminisme n'est pas totalement déterminant.
Que dit le peuple américain de tout ça en 2014 ? d'après des sondages ils ne sont que 29% pour un soutien militaire à l'Ukraine, trop peu. Comment parvenir à obtenir plus ? que faudra-il encore inventer pour enfin partir casser la gueule à Poutine donner à l'Ukraine "l'avenir qu'elle mérite" … ?
Sur les aventures du consensus, l'anguille des politiciens, un article de Alex Lantier :
La propagande anti-russe et la fabrication d’un nouveau consensus pro-guerre
Par Alex Lantier
Mondialisation.ca, 24 mars 2014
Mais que pouvions-nous imaginer encore ne serait-ce il y a deux ans ? La date compte, l'élection de François Hollande ayant éveillé des espoirs concernant un ancien projet européen. En 2012, Jean- Paul Baquiast publiait un billet et discutait avec Marie Caroline Porteu, Danyves, et d'autres abonnés, sur ce que pourraient être les futures relations euro-russes. :
Perspectives pour une Fédération euro-russe (version provisoire)
(Voir surtout la 2e partie : "Structures et politiques qu'adopterait une éventuelle Fédération euro-russe" )
25 AOÛT 2012 | PAR JEAN-PAUL BAQUIAST
Pour comprendre le bien-fondé des espoirs que M. Baquiast confiait il y a encore seulement deux ans, d'une France ouvrant la voie à une coopération voir à une confédération avec la Russie, il faut revenir en arrière de vingt ans, lors de la reconjonction des deux Allemagnes. Malheureusement, c'est le poids des Etats Unis sur les politiques des pays de l'Est, qui ré-éloignera la Russie, plutôt que de la rapprocher de l'Europe.
Je reporte le commentaire de Jeanmaire intégralement. Je l'ai trouvé dans un fil de commentaires, il est nécessaire pour montrer que cette opinion éclairée, ici française, existe bel et bien, qu'elle concerne une autre Europe possible, et qu'elle a droit à la même attention que celle qu'on accorde depuis que la crise ukrainienne s'est accentuée aux perspectives énoncées par M. Brzezinski, à qui elle donne par ailleurs tant de soucis ... :
"Quand la vision de Mitterand d’intégrer la Russie à l’Europe dans une confédération fut rejetée par les américains.
Le Président français a un projet : intégrer l’URSS dans une nouvelle architecture de sécurité européenne non atlantiste. Cette vision audacieuse semble novatrice. Elle est, en fait, le produit d’une lecture traditionnelle des équilibres européens. La réunification allemande à laquelle ne peut que souscrire Mitterrand affaiblit à terme la France en Europe. En basculant vers l’URSS, en se faisant porteur d’une sécurité européenne élargie, la France conserverait une position de puissance. De plus, une Europe ouverte à l’URSS, pourrait devenir une Europe socialiste, post – communiste. La Roumanie est en 1991 liée à Moscou, François Mitterrand s’y rend en avril 1991 : nombre de
jeunes Roumains libéraux et démocrates, opposés à Ion Iliescu, n’ont pas pardonné cette visite de soutien au régime en place. L’idée de Confédération européenne était en germe depuis la fin de l’année 1988. Mitterrand la présente officiellement le 31 décembre 1989. Le Quai d’Orsay et le ministère de la Défense sont priés de mettre en œuvre ce nouvel équilibre. Ministre des Affaires étrangères alors, Roland Dumas a témoigné en 2001 pour la revue Politique Etrangère : il rappelle que dans le contexte de fin décembre 1989, le secrétaire d’Etat américain James Baker, évoquait déjà une future pax americana, le maintien d’un leadership américain pour gérer les relations entre Washington, le continent américain et Moscou. Cette perspective ne convient nullement à Paris. François Mitterrand élabore donc ce projet de Confédération européenne, qu’il mûrit seul et annonce seul. « A partir des accords d’Helsinki, voir naître dans les années 1990 une confédération européenne au vrai sens du terme, qui associera tous les Etats de notre continent dans une organisation commune et permanente d’échanges de paix et de sécurité. »
Roland Dumas avoue sa surprise et dit l’intérêt qu’il porte immédiatement au projet. Il reconnaît aussi que chacun s’interrogeait sur le contenu exact qui serait donné à cette Confédération. Jean Pierre Chevènement, ministre de la Défense se préoccupe moins de ces perspectives de Confédération que de l’Irak et de Saddam Hussein. Son entourage, dans les bureaux du ministère du boulevard Saint – Germain, est perplexe. Mitterrand ne serait- il pas en passe de se fourvoyer en introduisant l’URSS et le Pacte de Varsovie dans cette Confédération? La capacité militaire de l’URSS, en dépit de son affaiblissement, pose problème. Il existe et c’est stimulant, une représentation humaniste de culture européenne chez Mitterrand, mais que faire du nucléaire et des chars soviétiques? Le général Henri Paris, conseiller proche de Chevènement en 1990 – 1991, a travaillé au ministère de la Défense sur le projet de Confédération. Il note, lors d’un entretien d’août 2010 « De plus, organiser une première réunion de réflexion et de contacts à Prague comme le souhaitait le Président, était une mauvaise idée. L’échec était couru : les Tchèques depuis Munich n’accordent pas leur confiance à la France ! » A Bonn, on était plutôt favorable au renforcement de la CSCE (Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe). Le futur de l’Europe devait se construire avec les Etats-Unis. A l’opposé, pour Mitterrand, les Etats – Unis n’auraient aucun rôle à jouer dans la future Confédération ! Résultat ? Roland Dumas se
souvient : « Dés le début de l’année 1991, la diplomatie américaine lança une campagne diplomatique mais aussi financière, les premiers dollars, et que pouvait la belle idée de la Confédération face à la très concrète réalité de la puissance économique américaine en direction des pays de l’Europe de l’Est ? Une campagne où l’idée française était systématiquement dénigrée (…) Ces critiques finirent par porter leurs fruits, Washington n’ayant de cesse d’affirmer que nous voulions, par ce biais, empêcher les pays d’Europe centrale et orientale d’entrer dans la CEE. »
source :
Grande série Ukraine à partir de lundi !
26 avril 2014 à 10h36, fil des commentaires
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"Diétrologie" : néologisme inspiré par le mot italien "dietrologia". Il serait plus exact de dire "arriérologie". En français on dit plutôt théorie du complot, mais ce n'est pas tout à fait pareil. Selon le Larousse bilingue : "tendance qu'a la presse de rechercher de façon parfois excessive - et l'on pense à la théorie du complot, à la manipulation - les raisons cachées, les motivations, qui ont donné lieu à tel ou tel événement."
Dans le jargon journalistique et politique, on définit de "dietrologi" ceux qui assigneraient aux faits de la vie publique des causes différentes de celles déclarées ou apparentes, faisant l'hypothèse de motivations secrètes, avec la prétention de connaître ce qui effectivement "se trouve derrière" à chaque événement.
C'est une accusation visant à discréditer les arguments de la partie adverse, voire à la faire taire. Or le travail journalistique consiste précisément à rechercher les raisons profondes derrière les faits, éventuellement à permettre d'anticiper les faits, en multipliant les hypothèses.
Carmichael Lynch, exposition "Titanic : The Artefact Exhibit", Denver Museum of Nature and Science (USA – 2007), poster promotionnel.