Vincent Truffy (avatar)

Vincent Truffy

Journaliste à Mediapart

194 Billets

10 Éditions

Billet de blog 11 mars 2011

Vincent Truffy (avatar)

Vincent Truffy

Journaliste à Mediapart

Le filtrage du Net ou la ferme croyance que lorsque l'on ferme les yeux, les choses cessent d'exister

L'opposition, notamment, se réjouit de la censure de 13 articles de la loi de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Non sans raisons puisque les dispositions sur les peines planchers, la justice des mineurs ou la vidéosurveillance sont concernées. En revanche, le Conseil n'a pas cru bon de censurer la censure admnistrative de Net, sans recours au juge.

Vincent Truffy (avatar)

Vincent Truffy

Journaliste à Mediapart

L'opposition, notamment, se réjouit de la censure de 13 articles de la loi de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Non sans raisons puisque les dispositions sur les peines planchers, la justice des mineurs ou la vidéosurveillance sont concernées. En revanche, le Conseil n'a pas cru bon de censurer la censure admnistrative de Net, sans recours au juge.

«L'article 4 (de la Loppsi) permet à l'autorité administrative d'interdire l'accès aux services de communication au public en ligne diffusant des images pédopornographiques. Cette décision qui tend à la protection des internautes peut être contestée à tout moment devant le juge compétent, y compris en référé. L'article 4 assure entre la sauvegarde de l'ordre public et la liberté de communication une conciliation qui n'est pas disproportionnée», explique le Conseil (décision complète ici).

Les parlementaires communistes et socialistes qui avaient l'avaient saisi avaient pourtant quelques arguments:

  • «Qu’il s’agisse de prévenir l’accès par inadvertance ou volontaire aux sites concernés, ces dispositifs de filtrage de sites pédopornographiques sont absolument inefficaces (et) au contraire, ils contribuent à rendre encore plus difficile la répression de ce fléau, quand ils ne la découragent pas tout simplement.»

Le Forum des droits sur Internet expliquait en 2008 qu'«un tel filtrage ne permet pas de lutter directement contre les contenus visés, ni d’en rechercher les auteurs et les victimes. Cela est du domaine des services spécialisés de police et de gendarmerie et s’effectue dans le cadre d’une coopération internationale. Les sites, eux, continuent d’exister. (...) En conséquence, les parties prenantes doivent comprendre que les solutions de filtrage (...) ne doivent ni remplacer le travail de lutte contre les auteurs et éditeurs de ces contenus, ni légitimer un affaiblissement des actions de sensibilisation des internautes, notamment en termes de responsabilité parentale.»

Un document Aconite Internet Solution de 2009 montre qu'on est, en matière de pédopornographie, dans le domaine des idées reçues, objectivées par aucune enquête: le fait d'être exposé à des images pédophiles favorise-t-il le «passage à l'acte», en l'espèce des sévices sexuels sur des enfants? le tarissement d'éventuels revenus tirés du Net ouvert par l'«industrie» pédopornographique est-il susceptible de faire cesser cette activité? les contenus interdits par la loi sont-il effectivement échangés via les protocoles filtrés (http, alors que l'IRC est le principal vecteur selon l'université de Cork qui recense ces échanges depuis 1997) et, si c'est le cas, le filtrage ne reportera-t-il pas le trafic sur un autre protocole, plus difficile à contrôler? la pédopornographie est-elle plus ou moins choquante que le viol, la torture ou le meurtre dont la loi n'exige pas le filtrage?

Un appel européen de European Digital Rights rappelle en outre que «les expériences dans les autres pays montrent que le filtrage n’y est pas utilisé parmi d’autres mesures d’une politique globale contre les sites pédopornographiques. Au contraire, le filtrage y est utilisé à la place d’un ensemble de mesures. La police danoise a même confirmé dans une audition devant le Parlement allemand qu’elle ne transmettait plus de rapports concernant les sites abusifs à des pays tiers mais à la place bloquent ces sites.»

  • «Vouloir bloquer les sites pédopornographiques en bloquant l’accès à Internet revient à vouloir bloquer des avions en plein vol en dressant des barrages routiers au sol, dans l’espoir fou que ces avions atterriront sur les pistes où ont été installés ces barrages.» (Virginie Klès, sénatrice socialiste, débat du 8 septembre 2010).

Selon l'étude d'impact de la Fédération française des télécoms et des communications électroniques, « dès lors que le blocage sera effectif, les sites spécialisés dans les techniques de contournement vont se multiplier, réduisant ainsi fortement l’efficacité du dispositif ». Comme le notent les parlementaires, les services de renseignement des Etats-Unis ont «engueulé» leurs homologues français à propos de l'Hadopi en expliquant que la loi allait généraliser l'utilisation de la chiffrage (type SSL pour les mails, https pour le Web). Philippe Malaterre (le blog sécurité d'Orange Business Service) écrit même que «le bon père de famille va prendre l'habitude de chiffrer toutes ces données même de messagerie grâce à des logiciels toujours plus puissants et de plus en plus faciles à utiliser, avec en plus un recherche d'anonymisation plus forte grâce à des réseaux de type TOR ou I2P encore plus faciles d'accès».

  • «Cette mesure, manifestement inappropriée et même contre-productive, pèsera lourdement sur les finances publiques de l’Etat (ne répond pas à l’exigence) d’un bon usage des deniers publics».

La FFT a modélisé les coûts de mise en place du filtrage avec plusieurs techniques (BGP, DNS, hybride ou DPI), chiffré entre 100.000 euros (BGP) et 140 millions d'euros (DPI). Une réunion en février 2009, au ministère de l’intérieur, à évalué le coût du blocage par DNS en Norvège (mis en place aux frais des fournisseurs d'accès avec des accès majoritairement non dégroupés) pour 100.000 habitants à 4.000 euros. En Australie, le dispositif a coûté 62 millions d'euros.

  • Faute de garanties suffisantes prévues par le législateur, la liberté de communication via internet subisse des immixtions arbitraires de la part des autorités administratives sous couvert de lutte conte la pédopornographie.

L'étude d'impact annexé au projet de loi dit clairement que «le risque de bloquer l’accès à des contenus qui ne sont pas illicites existe du fait, d’une part, de la volatilité des contenus sur internet et, d’autre part, de la technique de blocage utilisée (blocage de l’accès à la totalité d’un domaine alors qu’un seul contenu est illicite)».

Plus précisément, La Quadrature du Net a publié un tableau récapitulatif des risques de sur- et de sous-blocage de contenu selon les techniques employées et les protocles couverts.

  • «Le risque d’immixtion arbitraire existe surtout dans la mesure où l’ensemble du dispositif de filtrage reposera exclusivement sur des autorités administratives sans qu’aucun contrôle indépendant ne soit prévu quant à la qualification du caractère pornographique des images.»

Le dernier passage au Sénat du texte a enterré l'idée de passer préalablement par la justice. Or, souligne le recours, «que l’on songe par exemple à la dernière exposition de Larry Clark qui s’est tenue au Musée d’art moderne de la ville de Paris dont le contenu de certaines photos représentants de jeunes adolescents a donné lieu à une importante polémique. Il est bien évident que selon les sensibilités de chacun, d’aucuns y verront des images manifestement pédopornographiques, là où d’autre n’y verront que le libre exercice d’expression de l’artiste photographe.»

Faudra-t-il dès lors filtrer sans décision de justice cet article de Mediapart qui parle de l'exposition et comporte des photographies (sages)? Et pourquoi pas, également, Libération qui en publiait en «une»? Et pourquoi pas, également, Libération qui en publiait en «une»? Ou ce reportage sur Balthus?

En somme, le législateur, suivi par le Conseil constitutionnel, adopte une logique qui tend à croire que si la police rend plus compliqué l'accès à des images pédophiles, la pédopornographie cessera. Tout au contraire, tout laisse penser que la mise en place du filtrage devrait conduire au développement des moyens de contournement sécurisés qui compliqueront singulièrement la tâche des enquêteurs, et aboutirait, in fine, a un résultat opposé à celui poursuivi par le législateur.

On peut aussi douter que la lutte contre la pédopornographie soit le véritable objet de la mesure. Notoirement inefficace dans ce cas, elle crée pourtant une première étape législative vers l'extension du procédé vers d'autres types de contenus. C'est d'ailleurs l'objectif avoué du «G20 du Net» convoqué par le président de la République les 26 et 27 mai. Dans une lettre révélée par la Quadrature du Net,Nicolas Sarkozy expliquait au ministre des affaires étrangères d'alors, Bernard Kouchner, que «les enjeux liés au développement d'Internet revêtent en effet une importance croissante, à la fois d'ordre politique, culturel, économique, industriel, sécuritaire. (...) Cette problématique doit être abordée de manière globale, avec le souci de prendre en compte l'ensemble des intérêts concernés, et l'objectif de bâtir un “Internet civilisé”». A la fin de cette semaine, le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand est allé aux Etats-Unis pour rencontrer les patrons d'entreprises du Net et évoquer «la recherche d'un Internet civilisé, respectueux du droit des créateurs, permettant un financement de la création, mais également à même de saisir les opportunités qu'offre le numérique en matière de protection et de meilleure circulation des œuvres».

Interrogé par Mediapart, le député socialiste Christian Paul expliquait, en janvier: «Ca fait dix ans qu'il y a cette tentation d'établir un filtrage d'Internet, sur tous les sujets – pas que la pornographie. Pour nous, il y a cette inquiétude permanente que l'on admette en ligne ce dont nous ne voudrions pas ailleurs: des condamnations sans juge, des restrictions à la liberté de s'exprimer et de s'informer...»