Sur quoi fonder notre rapport identitaire au monde, aux autres, à nous-mêmes ? Quelle mince frontière sépare le réel de l’imaginaire, la vérité de la fiction ? Cette frontière existe-t-elle d’ailleurs ?
Comme le dit Leo Richter, l’un des personnages de Gloire, le dernier roman de Daniel Kehlmann, « nous sommes toujours dans des histoires. (...) Des histoires dans des histoires dans des histoires. On ne sait jamais où l’une finit ni où l’autre commence ! En vérité, elles se confondent toutes. Elles ne sont clairement séparées que dans les livres ».
Et encore, pas toujours, à en croire ce roman choral, en neuf histoires qui s’emmêlent, se démêlent, s’éclairent et s’assombrissent tour à tour, l’une par l’autre. Neuf histoires aux personnages récurrents, aux intrigues croisées à la manière des Short Cuts (1994) de Robert Altman, film justement inspiré de… neuf nouvelles et un poème de Raymond Carver.
Neuf histoires, donc, un monde en miniature, dans lequel les existences se télescopent. Un homme se décide enfin à acquérir un portable et se voit par erreur attribuer le numéro d’un célèbre acteur, Ralf Tanner. D’abord décontenancé, il finit par se prendre au jeu et flirter avec l’usurpation d’identité. Elisabeth se révolte contre l’auteur qui l’a inventée. Rosalie, atteinte d’un cancer incurable, choisit de mourir en Suisse, mais la narration se ligue contre elle. Miguel Auristos Blancos, richissime auteur de manuels new age, renie soudainement tout ce qu’il a jusqu’alors écrit. Leo Richter, écrivain, part faire une tournée de conférences en Amérique centrale et supporte mal les questions creuses et répétitives que son public lui adresse. Maria Rubinstein, auteur de polars, disparaît en Asie centrale à cause d’une batterie de portable déchargée. Ralf Tanner, à force d’être « partout », sur des affiches de cinéma – « même à l’autre bout de la planète on ne lui échappe pas » – finit par « douter de sa propre réalité »… Tous ces personnages ont un lien que la narration explicite. Tous voient leur vie bouleversée, mise « en danger » – titre de la seconde et de la dernière histoire –, projetée dans celle des autres protagonistes de Gloire.
Pourquoi ce titre ? les personnages célèbres du roman, acteurs comme écrivains, voient leur vie diffusée sur des forums Internet et sur YouTube. La « gloire » dissout une part de leur identité, leur arrache leurs certitudes. Comment être libre et soi-même quand vous appartenez à tous ?
Tout, dans Gloire, dit l’absurdité du monde, sa ronde de coïncidences, de hasards (im)parfaits. Son génie romanesque aussi, son talent pour « faire des histoires ». Le réel échappe, il paraît un décor, les personnages revêtent des identités usurpées, mènent des doubles vies, échangent leurs rôles. Gloire met en scène un monde sans dessus dessous, malgré une logique souterraine, perturbé par les moyens modernes de communication. Mails et téléphones portables donnent l’illusion d’être partout joignable, instantanément, de pouvoir dire à tout moment où l’on est, ce que l’on fait, qui l’on est. Words, words, words :
« Comme il est étrange que la technique nous ait transportés dans un monde sans lieux fixes. On parle depuis nulle part, on peut se trouver n’importe où et rien n’étant vérifiable, tout ce qu’on s’imagine est, en fin de compte, vrai – car on ne dispose de rien d’autre. Si personne ne peut me prouver où je suis, si moi-même je n’en suis pas absolument certain, où se trouve l’autorité qui décide ? Les vrais lieux ancrés dans l’espace existaient avant qu’on possède de petits émetteurs-récepteurs et qu’on écrive des lettres qui arrivent à destination à la seconde où elles sont envoyées ».
Daniel Kehlmann est un virtuose de l’ironie, du sarcasme et de la mise en abyme. Chaque personnage lit ou croise un lecteur du Chemin vers son moi, « ouvrage de développement personnel » de Miguel Auristos Blancos. Clin d’œil à l’identité en pleine faillite de chaque protagoniste. La seconde histoire s’amuse de la composition de Gloire :
« un roman sans personnage principal ! Tu comprends ? La composition, les recoupements, une ligne narrative mais pas de protagoniste, pas de héros traversant toute l’histoire ».
La dernière histoire du roman met en scène Leo Richter et sa compagne Elisabeth dont la grande crainte est de devenir l’héroïne d’une fiction de son amant, « un double, déformé et modelé à sa guise, de sa personne ». Or non seulement tout, de l’avion au contexte narratif, semble issu d’un roman d’Hemingway mais le personnage le plus célèbre de Leo, Lara Gaspard, fait son entrée dans le réel, elle parle à Elisabeth, lui ressemble étrangement. Ou est-ce Elisabeth qui est devenue un personnage de fiction ? Nul ne le sait, et le romancier joue de ce flou, de ces reflets spéculaires, s’amuse, nous amuse :
« Tout ceci n’est pas réellement en train de se produire, dit [Elisabeth]. N’est-ce pas ?
- Tout dépend de la définition. [Leo] s’alluma une cigarette. Réellement. Ce mot signifie tant de choses qu’il ne signifie plus rien ».
Leo Richter, comme le souligne Kehlmann dans la seconde histoire de son roman, est un « auteur de nouvelles embrouillées regorgeant d’effets de miroir et de retournements inattendus d’une virtuosité un peu vaine ». Le double parodique de l’auteur de Gloire en quelque sorte, dont la virtuosité n’est pas vaine mais sert, bien au contraire, une interrogation sur la vanité identitaire. Deux spécialistes, l’un fictionnel, l’autre bien vivant, de la mise en récit du vrai, du « réellement » et de sa polyphonie, deux manipulateurs. Réellement. L’adverbe qui fonde l’illusion romanesque est ici interrogé, sondé, mis en fiction, confronté à ce terme qui fonde notre nouveau rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes : virtuellement. Un roman brillant, ludique, dans la fantaisie et la gravité, la critique et la virtuosité diabolique. Un régal.
Daniel Kehlmann, Gloire [Ruhm], traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Actes Sud, 176 p. 18 €

Parution conjointe, aux éditions Actes Sud, dans la collection de poche Babel, des Arpenteurs du monde, du même auteur, 8 € 50, critique à lire dans Les Mains dans les Poches.