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Billet de blog 12 août 2013

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Les ruses du déterminisme

Comme une suite à son beau Retour à Reims, où il croisait autobiographie et socioanalyse, Didier Eribon donne aujourd’hui La Société comme verdict, qui met davantage l’accent sur la théorie sociale. Occasion d’entrer en dialogue avec deux auteurs qui pour lui ont beaucoup compté et comptent encore, le sociologue Pierre Bourdieu, dont il fut proche, et Annie Ernaux, la romancière.

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Comme une suite à son beau Retour à Reims, où il croisait autobiographie et socioanalyse, Didier Eribon donne aujourd’hui La Société comme verdict, qui met davantage l’accent sur la théorie sociale. Occasion d’entrer en dialogue avec deux auteurs qui pour lui ont beaucoup compté et comptent encore, le sociologue Pierre Bourdieu, dont il fut proche, et Annie Ernaux, la romancière.

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Bourdieu, Ernaux et Eribon : soit trois “transfuges” à l’intérieur de la société française, puisque nés dans la classe populaire mais devenus par leurs études des intellectuels coupés irrémédiablement de leur milieu de départ. De la question de ce transfert, le présent ouvrage fait un de ses axes, citant à la barre d’autres témoins du genre, de Paul Nizan à Jean Genet et de Richard Hoggart à Assia Djebbar.

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Qu’arrive-t-il lorsque l’on passe ainsi d’une classe à l’autre, sachant que le groupe d’arrivée est paré des prestiges de la haute culture ? Les hontes se redoublent en somme : d’un côté, honte des origines, de l’autre, honte des maladresses commises par l’arrivant dans un milieu dont il maîtrise mal les codes. Dans cette position inconfortable et en dépit des avantages de la promotion culturelle, comment ne pas renier les siens ? Seule possibilité pour Eribon : s’engager dans une ”odyssée de la réappropriation” (la fomule est de Bourdieu), faite d’une réflexion proprement ethnologique sur la culture d’origine. Et cela conduit à une analyse de l’héritage comme celle que mena Annie Ernaux dans ses premiers romans et comme celles que tenta Pierre Bourdieu dans son enquête sur le Béarn ou, à la fin de sa vie, dans son Esquisse pour une auto-analyse.

Mais innombrables sont ceux qui ne sortent pas des classes dominées, qui y naissent et qui y meurent. Et ce qui frappe Didier Eribon, se rappelant ses parents et grands-parents, c’est qu’individuellement ces gens-là demeurent d’un bout à l’autre invisibles, ne bénéficiant ni d’une histoire ni d’une mémoire. Les membres des classes “hautes” tels qu’on les trouve dans les romans de Proust ou de Claude Simon ont, quant à eux, des traditions qui les perpétuent. Ils laissent des traces. En revanche, quand Eribon se souvient de ses grands-mères, c’est pour constater qu’elles n’ont laissé que très peu de souvenirs, juste quelques photos. C’est qu’elles vivaient dans la pure et triste reproduction. Et cela valut même pour la plus rebelle d’entre elles, qui quitta son mari et voyagea. Mais, parce qu’elle sortait de la norme, son milieu la réprouva. Or, note l‘auteur, ces grands-mères oubliées sont des contemporaines de Simone de Beauvoir, qui a si bien marqué son temps qu’elle nous demeure présente et vivante.

Remarquons qu’aucun des aïeux de référence que convoque Eribon n’a été militant du mouvement ouvrier. Cela s’est trouvé ainsi mais c’est fausser la perspective que de ne prendre en charge que ces oubliés-là. Car ceux qui furent des prolétaires “au combat” participèrent, eux, d’une mémoire et parfois même d’une mémoire grandiose — fût-elle avant tout collective. Ils furent d’ailleurs rejoints par certains “transfuges”, tel  ce Paul Nizan qui choisit l’engagement aux côtés de la classe ouvrière. Mais les partis ouvriers ne sont plus là (ou si peu) et, de toute façon, pour Nizan, cela s’est mal terminé.

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La nostalgie de la classe populaire n’est d’ailleurs pas toujours bonne à entretenir. Eribon fait à ce propos — et un peu rudement — le procès de Hoggart, ce sociologue anglais apprécié en France et qui voulait prouver, dans sa Culture du pauvre, que la classe ouvrière était loin d’avoir disparu. Or, il n’arrivait à le faire qu’à célébrer la persistance de mœurs traditionnelles. Ce qui était verser dans un populisme singulier, ratifiant la stagnation d’une classe dans ses pratiques d’autrefois. Ce n’est pas en ce sens qu’est allé le Bourdieu de La Distinction, soutenant qu’hélas les milieux populaires en France vivaient essentiellement d’une culture toute faite et imposée du dehors.

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Si Bourdieu a autant compté pour le transfuge Eribon, il y eut aussi Michel Foucault et, en particulier, son Histoire de la folie qui aida le jeune gay à vaincre sa stigmatisation. De cet ouvrage comme de La Distinction, l’auteur dira qu’ils furent pour lui « deux grandes entreprises d’autoanalyse, et de réappropriation théorique et politique de soi. Comme des efforts démesurés pour dépasser la honte sexuelle dans le premier cas, sociale dans le second. Et ce travail pour se penser eux-mêmes et pour penser les mécanismes de la domination dont ils avaient été les objets, avait acquis, une fois transfiguré en analyse théorique, la puissance intellectuelle et politique d’un message s’adressant à tous. » (p. 109)

De là, l’insistance de l’auteur, qui connut les deux hontes et sut s’en délivrer, sur la générosité de ces œuvres qui donnaient à qui voulait les entendre des armes pour lutter contre l’assujetissement et les formes de la domination. Assujettisement et domination qui ne relèvent cependant pas d’un déterminisme univoque puisque des parcours sociaux très semblables peuvent conduire à des individus tout différents. Le grand mérite du présent ouvrage est celui-là : montrer combien le déterminisme est rusé, qui fait passer l’exercice de son pouvoir par bien des détours et contradictions;

Didier Eribon, La Société comme verdict, Fayard, “à venir”, 280 p., 18 € 05

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