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Billet de blog 13 janvier 2013

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L’Espoir, cette tragédie

 « Plagier Anne Frank. Il fallait oser » 

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Illustration 1

« Plagier Anne Frank. Il fallait oser »

Illustration 2

« Je crois en Dieu. C’est un gros problème chez moi » : Shalom Auslander a grandi dans une famille juive orthodoxe avec laquelle il a coupé les ponts. Ses deux premiers livres, Les Lamentations du prépuce (Belfond, 2008) et Attention Dieu méchant (Belfond, 2009) étaient des règlements de compte avec Dieu, sa famille et lui-même, blasphématoires, mais aussi furieusement drôles. Dans Les Lamentations du prépuce, lui-même se dit atteint d’« une sorte de syndrome de Stockholm métaphysique » : s’il s’est détaché des pratiques religieuses, il croit toujours en Dieu, « je ne suis pas pratiquant mais je reste douloureusement, fatalement, incurablement, pathétiquement religieux ». L’écrivain mesure donc très clairement la portée blasphématoire de ses récits. Là est le sel de son humour comme la portée terrible de ses histoires.

Après un récit autobiographique et des nouvelles, Shalom Auslander publie son premier roman, L’Espoir, cette tragédie, il entre avec démesure dans la fiction, sans perdre de vue un angle personnel, décalé et résolument iconoclaste : Salomon Kugel, juif non pratiquant, s’installe dans une ferme de Stockton, petite ville de l’Etat de New York. Lieu idyllique, « vierge de tout passé encombrant, sans histoire », terre de « l’absence d’historicité ». Pourtant Kugel, alerté par de petits bruits constants et dérangeants dans son grenier, va y découvrir, « hideuse, défigurée », « d’ailleurs il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi décrépit ». C’est... Anne Frank !

D’abord Kugel ne la croit pas. Mais elle lui montre les « chiffres d’un bleu passé tatoués  sur son avant-bras livide ». Que faire ? « Anne Frank ou pas, folle à lier ou pas, à moitié morte ou pas, cette vieille était une foutue rescapée de l’Holocauste ». Difficile d’appeler la police ou de la dénoncer quand on est juif…

Anne Frank n’a donc pas péri à Bergen-Belsen. Elle a réussi à fuir le camp de la mort, à immigrer aux USA et vit depuis, clandestinement, dans des greniers, passant ses nuits à tenter de finir un roman qui lui offrirait la gloire pour de bonnes raisons. Parce qu’Anne Frank ne supporte pas d’être devenue une icône pour un journal mièvre, adulé parce que son auteure est supposée être morte adolescente dans un camp de concentration. « Personne ne voulait d’Anne Frank vivante. Les gens voulaient une martyre, car c’était la preuve que le point de non-retour avait été atteint, la preuve que ça allait mieux parce que ça ne pouvait pas être pire ». Interdite de liberté par la version officielle de l’Histoire, puisqu’elle a été « l'heureuse bénéficiaire de six décennies de culpabilité et de remords, monsieur Kugel », Anne Frank a été privée de sa vie et de sa vocation : devenir un grand écrivain et non la diariste malgré elle de la pire période de l’Histoire mondiale. Mais comment écrire quand son premier livre a été vendu à plus de 32 millions d’exemplaires ? Comment obtenir qu’on exauce son vœu fondamental, « je veux juste qu’on m’oublie » ?

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La plume de Shalom Auslander est abrasive : dans la ferme, outre le couple Kugel — dont l’équilibre est sérieusement mis à mal par la présence d’Anne Frank dans le grenier —, la mère de Salomon : une Américaine, née à Brooklyn en 1945, mais qui porte en elle tous les stigmates de la douleur et de la souffrance. Tous les matins, elle se réveille en hurlant parce qu'elle a lu que les rescapés des camps agissent ainsi. Elle ne se sépare jamais d’une lampe, trésor de son intérieur, incarnation de sa mémoire, dont elle dit qu’il s’agit de son père, comme une savonnette serait tout ce qui reste de sa grand-mère. Quand Kugel fait remarquer à sa mère que la lampe porte la mention « Made in Taiwan », l’actrice du grand cinéma historique lui rétorque, cinglante, « ils n’allaient pas mettre Made in Buchenwald, quand même ? ».

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Anne Frank © Anne Frank Huis, Amsterdam

A ce simple résumé, on perçoit combien le roman de Shalom Auslander, à l’instar de ses précédents livres, est provocateur : l’écrivain lutte contre les tabous et s’attaque là à un symbole qui dépasse ses cibles habituelles. A-t-on le droit de faire d’Anne Frank un personnage de fiction et « Miss Holocauste 1945 » ? Et plus encore d’en faire une vieille femme acariâtre, égoïste ? de se moquer de son journal et du symbole qu’elle est devenue ? Où se situe le révisionnisme en tant que négation de la vérité historique ? Chez la mère qui feint de porter la douleur du peuple juif ou refuse l’appellation de génocide à tout massacre en-deçà de trois millions de morts ? Ou chez Auslander qui pousse le délire fictionnel dans ses derniers retranchements ?

Paradoxalement, ce traitement culotté rend à Anne Frank une présence, une réalité : elle n’est plus une icône mais une femme avec ses humeurs, ses défauts. Proche en ce sens de l’adolescence qui décrivait son quotidien dans son journal. Surtout, sous la provocation et le blasphème, c’est bien le devoir de mémoire qu’interroge l’écrivain : qu’est-ce qu’être fidèle à l’Histoire ? Peut-on rire du pire ? Comment vivre « si tu dois amener ton passé et ta mère avec toi » ?

« Plagier Anne Frank. Il fallait oser », déclare Kugel quand sa mère s’identifie à la vieille femme du grenier. L’idée centrale du livre est indéniablement irrévérencieuse et séduisante. Elle aurait été brillante au format d’une nouvelle ou d’un récit court. Le roman de Shalom Auslander souffre de longueurs. C’est dommage parce que ce nouveau portrait d’un homme « en pleine tourmente eschatologique » (tel Bloom dans Attention Dieu méchant) aurait pu être plus convaincant. Mais comme le disait Shalom Auslander à la fin des remerciements des Lamentations du prépuce, « ce n’est qu’un foutu bouquin, après tout. Désolé ».

Shalom Auslander, L’Espoir, cette tragédie (Hope : a Tragedy), traduit de l’américain par Bernard Cohen, Belfond, 350 p., 19 € (13 € 99 en format numérique)

Du même auteur : La Lamentation du prépuce, traduit de l’américain par Bernard Cohen, 10/18, 306 p., 7 € 98 et Attention Dieu méchant, traduit de l’américain par Bernard Cohen, 10/18, 159 p., 6 € 74

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