Écorces est l’exploration d’un regard et l’exploration, par le regard, de ce qui est regardé. Ce qui est regardé, ce sont des photographies, ainsi qu’un lieu : Auschwitz-Birkenau. Le regard est celui de Georges Didi-Huberman, qui fait ici le récit d’une visite au camp d’Auschwitz. Les dix-neuf photographies reproduites dans le livre font partie de celles qu’il y a prises.

Images malgré tout, paru en 2003, analysait des photographies faites clandestinement à Birkenau, en 1944, par un déporté membre d’un Sonderkommando. Celui-ci prit au moins quatre photos constituant le seul témoignage visuel d’une opération de gazage en train de se dérouler. Pourquoi vouloir témoigner par l’image ? En quoi ces images peuvent-elles être un témoignage, et de quoi ? Que peuvent-elles montrer de l’« enfer » des camps ? Quel lien existe-t-il entre l’image et le témoignage, par rapport à un témoignage écrit ou oral ?
On retrouve dans Écorces des questions proches, même si le questionnement y est plus personnel : les photographies sont celles, récentes, de l’auteur ; il est question de sa propre visite des camps ; surtout il s’y interroge lui-même – mes photographies d’Auschwitz témoignent-elles de quelque chose et si oui, de quoi ? Écorces est le récit à la première personne que l’auteur fait de sa visite, récit subjectif (bien que descriptif), comme pour insister sur le caractère personnel de la visite et du livre : « J’ai réinscrit, chemin faisant, ce lieu dans mon histoire familiale, mes grands-parents morts ici même ». L’auteur parcourt un lieu historique et de mémoire, en même temps que le lieu d’une histoire familiale et collective : ses grands-parents y furent tués, comme des centaines de milliers de juifs. Que disent ces photographies d’Auschwitz-Birkenau faites par un descendant de juifs qui y furent assassinés ? Leur existence témoigne d’une vie qui a échappé à la logique de la solution finale dont le but était aussi l’impossibilité de toute descendance. Ces photographies sont également des « images malgré tout », celles d’une vie s’affirmant au centre du dispositif qui a voulu la rendre à jamais impossible.

Les photographies faites à Birkenau en 1944 – prises à l’aveugle, dans l’urgence, grâce à un appareil dissimulé dans un seau –, dont il est aussi question dans Écorces, trouvent leur sens et leur valeur dans ce qu’elles montrent, leur référent, mais aussi dans le fait qu’elles aient été prises et dans ce qu’elles font transparaître du contexte qui les rend possibles, même celle qui, des quatre, peut sembler ratée. Contrairement aux trois autres, celle-ci ne montre personne mais, de manière floue, des feuillages. Pourtant, si « nous […] acceptons de la regarder, cette photographie ‘ratée’, ‘abstraite’ ou ‘désorientée’, témoigne de quelque chose qui demeure essentiel : elle témoigne du danger lui-même, le vital danger de voir ce qui se passait à Birkenau. Elle témoigne de la situation d’urgence, et de la quasi-impossibilité de témoigner à ce moment précis de l’histoire ». Regarder et voir cette image demande que soit considéré ce qui transparaît à sa surface, son contexte ou sa situation. L’image fait voir son référent, elle peut faire voir aussi ce contexte et c’est un regard actif, s’efforçant de saisir celui-ci, qui peut entendre la photographie comme un témoin. En ce sens, les photos prises par l’auteur, montrant des sols, des barbelés, des champs, des bouleaux, disent en même temps la vie, l’échec de la solution finale, de sa mécanique de mort, disent donc quelque chose d’Auschwitz, affirment la vie malgré Auschwitz. Et c’est ainsi que Georges Didi-Huberman se décrit, marchant à travers les vestiges, regardant, se souvenant, réfléchissant, éprouvant des sensations, des émotions : un individu en vie.

A Auschwitz-Birkenau, le regard est, comme les pas du visiteur, orienté, balisé, prédéfini. Celui-ci se trouve face à des pancartes, des flèches guidant le regard, des textes écrits disant ce qui est à voir. En tant que lieu et événement historiques, Auschwitz est aussi enseigné, raconté, décrit, rassemblant des discours qui structurent le regard. Le regard et ce qui est vu sont indissociables des mots, les camps étant devenus des lieux saturés de langage. S’ajoute le fait que ce qui est donné au regard est configuré en fonction d’exigences culturelles qui ne sont pas neutres (« La culture […] c’est encore et toujours un lieu de conflits où l’histoire même prend forme et visibilité ») : un baraquement converti en stand commercial ; des photos recadrées au nom d’une exigence pédagogique de « lisibilité » ; des blocks transformés en lieux d’exposition : « Ici plus qu’ailleurs les murs mentent : une fois dans le block, je ne peux plus rien voir de ce qu’est un block ». Le regard et le visible sont rendus possibles, conditionnés et empêchés par le langage et le statut de lieu de mémoire des camps : « que dire quand Auschwitz doit être oublié dans son lieu même pour se constituer comme un lieu fictif destiné à se souvenir d’Auschwitz ? ». L’exigence de conserver les camps comme lieux de mémoire, d’en faire le support matériel du souvenir, ont produit un recouvrement, un oubli d’Auschwitz devenu invisible.
« Auschwitz, aujourd’hui, tend vers le musée », mais l’auteur ne regrette pas ce statut (« c’est tant mieux »). Celui-ci montre seulement que le visible ne l’est pas immédiatement, ou qu’il est complexe. Il ne s’agit pas, à partir de là, de rejeter le langage, le savoir et la mémoire au nom d’un regard pur, immédiat, simple, rejet qui serait aussi absurde que celui a priori des images. Il faut plutôt s’astreindre à contourner les obstacles du langage et du visible, ceux des conditions de la réalité muséale, pour construire un autre regard, tenter de voir ce qui n’apparait pas immédiatement – ce qui de la réalité nommée Auschwitz demeure. Il s’agit de s’efforcer de « regarder comme regarde un archéologue » : une interrogation des actes de regard, une conversion, un travail du regard.
Tout d’abord, tourner le regard vers d’autres objets que ceux que la culture et la muséographie conditionnent à voir, les regarder à un autre rythme. Par exemple, à Birkenau, le sol « qui ne ment pas », ces sols que personne n’a refaits, (« […] brisés, blessés, criblés, fendus. Ces sols entaillés, balafrés, ouverts »), portant les signes de la violence qui a eu lieu, subie par des corps massacrés – violence dont quelque chose persiste dans ces balafres, ces béances. Ou ce champ, à l’écart, ressemblant à n’importe quel autre, alors qu’il est l’emplacement où des fosses furent creusées pour y jeter des milliers de cadavres, « dans de grands brasiers à ciel ouvert ». Les fosses ont été comblées, la végétation a tout recouvert, « il n’y a plus rien à voir de tout cela » – sauf, le long de la clôture électrifiée, une bande rectiligne de fleurs sauvages, un « pullulement bizarre de fleurs blanches sur le lieu exact des fosses de crémation » : « […] on voudrait croire à ce qu’on voit d’abord, à savoir […] que les morts ne sont plus là. Mais c’est tout le contraire que l’on découvre peu à peu […]. Ils sont là, ils sont bien là : là dans les fleurs des champs, là dans la sève des bouleaux ». Quelque chose persiste dans des signes présents, relatifs et fragmentaires, mais exprimant et faisant sentir la mort, le massacre. Ces signes vus seraient des images qui ne sont pas la chose dans toutes ses dimensions mais en montrent pourtant quelque chose. Voir Auschwitz est voir ces signes de « la violence du lieu », et par eux ressentir quelque chose de cette violence, ou éprouver l’impossibilité d’imaginer cette violence. Il y a une expérience du regard, celle de traces par lesquelles quelque chose d’Auschwitz persiste et nous atteint : « J’ai regardé les arbres comme on interroge des témoins muets ».

Didi-Huberman prend des photographies lors de sa visite, qui ne sont pas des photos-souvenirs. Faire des photos est un autre moyen pour un regard archéologique. Etrangement, il retrouve le geste de celui qui, plus de cinquante ans auparavant, avait pris quatre images à la mort, évidemment pas pour les mêmes raisons, même si l’auteur éprouve à faire ses photos « une sorte d’urgence » qui le conduit à les réaliser lui aussi « à l’aveugle ». Cette décision est également une exigence : ne pas « transformer ce lieu en une série de paysages bien cadrés », en fonction de normes culturelles, d’un savoir guidant le choix de ce qu’il est important de photographier, d’autres images mille fois vues, mais laisser les images montrer d’elles-mêmes. Le regard est confié aux images qui ne traduisent pas un regard mais sont le regard. Les photographies regardent et ce regard fait voir ce qui n’avait pas été perçu, que l’on n’aurait pas eu l’idée de regarder, ce qui du visible n’est pas d’abord apparu. Elles sont l’occasion d’une sorte de nouveauté du regard et de traversée, par le regard, des couches sédimentaires du visible : « aujourd’hui, en regardant cette image, je m’aperçois de tout autre chose ». Photographier donne aussi la possibilité de comparer son image à d’autres et, par cette comparaison, entre les deux images, quelque chose apparaît, devient visible. L’image photographique n’est pas qu’une reproduction superficielle, nécessairement distincte de la réalité, elle est un moyen de regarder et de voir, de constituer un autre regard contournant les écrans dressés par le langage, le visible, le regard habituel et habitué.
Les images visuelles, mentales, photographiques seraient comparables à des morceaux d’écorce, des fragments détachés de la réalité. A leur façon et dans leurs limites, elles sont des morceaux de la réalité et font voir ce qui, de celle-ci, peut persister dans l’image. Et les sols détruits de Birkenau sont à leur manière des images, « comme l’écorce de l’histoire ». La réflexion de Didi-Huberman n’adhère pas à la condamnation platonicienne de l’image – ni à ses avatars – accusée de rater le réel et d’en donner une fausse représentation. Il ne s’agit pas pour autant de survaloriser l’image par rapport au langage : l’image, comme le langage, peut être le moyen d’un témoignage sans être définie comme l’unique, ni même un moyen supérieur. Le travail de Didi-Huberman sur les images s’accompagne d’une critique et d’une sélection nécessaire des images, des types d’image, d’une méfiance aussi, l’image pouvant mentir ou rendre aveugle – ni plus ni moins que le langage. Le réel, le discours et le visible sont complexes, hantés les uns par les autres, constitués d’un empilement compact de « sédiments » que les images peuvent contribuer à fouiller pour en extraire des vestiges, des traces, des signes témoignant au présent.
De même que l’écorce n’est pas l’arbre mais dit pourtant quelque chose de l’arbre, les images sont des morceaux d’écorce tombés du réel qui témoignent, partiellement, fragmentairement, de celui-ci. Le réel, par-delà le temps de l’histoire, dure et persiste dans des signes qui parlent. Prendre des photos d’Auschwitz, en produire des images, chercher à voir, c’est continuer à faire parler Auschwitz, témoigner encore de cette réalité inimaginable, si l’on comprend que la mémoire « ne sollicite pas seulement notre capacité à fournir des souvenirs circonstanciés ». De quoi témoignent les photographies d’Auschwitz-Birkenau prises par moi, plus de cinquante ans après la libération des camps, demande Georges Didi-Huberman ? « Je me suis retrouvé, une fois rentré chez moi, devant ces quelques bouts d’écorce, cette pancarte de bois peint, cette boutique de souvenirs, cet oiseau entre les barbelés […], cette traînée de fleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgé de cendres humaines. Quelques images, c’est trois fois rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire ce que quelques bouts d’écorce sont à un seul tronc d’arbre : des bouts de peau, la chair déjà ».
Georges Didi-Huberman, Écorces, Minuit, 2011, 80 pages, 7 € 60