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Billet de blog 17 février 2013

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Le bleu de la nuit de Joan Didion

Le bleu de la nuit, c’est cette couleur si difficile à rendre par des mots, celle des « crépuscules » qui « rallongent et bleuissent » sous certaines latitudes, comme à New York où vit désormais Joan Didion. « C’est la matière même de la nuit qui paraît bleue, et pendant une heure environ ce bleu s’épaissit, s’intensifie alors même qu’il s’assombrit puis s’estompe ».

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Illustration 1

Le bleu de la nuit, c’est cette couleur si difficile à rendre par des mots, celle des « crépuscules » qui « rallongent et bleuissent » sous certaines latitudes, comme à New York où vit désormais Joan Didion. « C’est la matière même de la nuit qui paraît bleue, et pendant une heure environ ce bleu s’épaissit, s’intensifie alors même qu’il s’assombrit puis s’estompe ».

Ce bleu, au-delà de sa beauté, est une saison mentale et il devient la matière même d’un livre somptueux, éclatant de douleur, entre assombrissement et estompe justement : l’écrivain y parle de sa fille, Quintana, morte quelques semaines avant la parution de L’Année de la pensée magique, ce texte bouleversant dans lequel Joan Didion tentait de survivre par les mots à la perte de son mari (Lire ici). Quintana avait 39 ans. « Garder le cap », facile à dire. Comment survivre à un double deuil, à la perte absolue du sens ? Comme Joan Didion l’écrivait dans L’Année de la pensée magique, « j’ai besoin de plus que les mots pour trouver le sens. Cette fois, j’ai besoin que mes pensées, mes croyances soient pénétrables, ne fût-ce que pour moi-même ».

Illustration 2

Le bleu de la nuit (Blue nights, 2011) est tombeau à l’absente : évocation de moments, d’images, de mots, de Quintana telle qu’elle vécut, un puzzle de la mémoire au présent. Quand la mort ne peut effacer l’immense bonheur d’avoir adopté cette enfant, la beauté de ce bébé miraculeux, les stéphanotis piqués dans sa natte épaisse le jour de son mariage, ses petits mots d’enfant, conservés (« l’écriture soignée. L’écriture à elle seule est inoubliable. L’écriture à elle seule me brise le cœur »). Pourtant « le temps passe.

Les souvenirs s’étiolent, les souvenirs s’ajustent, les souvenirs se conforment à ce que nous croyons nous rappeler ».

Illustration 3

Et il faut regarder des photographies, oser affronter ces images, se souvenir :

« La branche de laurier-rose à laquelle elle se balance est familière, le bord de la plage sur laquelle elle piétine l’écume est familier.

Les vêtements, bien sûr, sont familiers.

Je les avais pendant un certain temps vus tous les jours, lavés, étendus à sécher à l’air libre sur la corde à linge devant la fenêtre de mon bureau.

J’ai écrit deux livres en regardant ses vêtements sécher sur cette corde.

Brosse-toi les dents, brosse-toi les cheveux, chut je travaille ».

Rassembler ce qui échappe, aujourd’hui, ce qui a toujours échappé (« C’était déjà une personne. Je n’avais jamais été en mesure de m’en rendre compte »). S’apercevoir que les photographies, comme les objets ou les vêtements conservés, ne « servent qu’à mettre en évidence mon inaptitude à jouir du moment quand il était là.

Mon inaptitude à jouir du moment quand il était là est aussi quelque chose dont je n’étais pas en mesure de me rendre compte ».

Et soudain, la compréhension, terrible, que tout repose sur la peur : « Du jour de sa naissance, je n’ai plus jamais pas eu peur ».

Le bleu de la nuit, ce sont moins des souvenirs (« Les souvenirs, écrit-elle, c'est ce qu'on ne veut plus se rappeler ») ou la reconstitution de la vie de la disparue qu’une tentative de rassemblement de soi quand plus rien n’a de sens : Quitana est curieusement absente de ce livre qui la célèbre. Joan Didion évoque ses amis, sa propre vie. Qu’est-ce qu’être parent quand la fille comme le père ont disparu ? Que demeure-t-on alors sinon un écrivain, une femme confrontée à sa vieillesse, à sa douleur indicible, à la perte ?

Joan Didion constate : elle est désormais incapable d’écrire de manière directe, incapable d’aborder de front le sujet-même de son livre : elle parle en quelque sorte de tout sauf de Quintana, et, en creux, ne parle que de Quintana. En boucle, quelques images, quelques phrases (la peur de Quintana, enfant, d’une vie autre, les semaines qu’elle passa en soins intensifs, dans ces chambres toujours identiques, quel que soit l’hôpital), indépassables, la peur d’avoir failli, d’avoir échoué à protéger son enfant, la peur permanente de la perte, depuis son adoption. Et la fragilité terrible de la femme comme de l’écrivain, « vacillante, déséquilibrée », face à l’impossible pourtant advenu. « Est-ce moi qui posais problème ? Est-ce moi qui posais toujours problème ? »

Le livre de Joan Didion est insoutenable : parce qu’il évite tout pathos, tout épanchement lacrymal, qu’il est dur et juste, terriblement juste. Parce qu’il tente de trouver des signes à ce soudain effondrement du monde, ce qui annonçait, ce qu’elle n’a pas vu. Parce qu’il répond aux mots de Quintana, « quand quelqu’un meurt, mieux vaut savoir ne pas s’appesantir dessus ». Insoutenable, parce qu’il est beau, vrai et direct. Déjà dans un au-delà.

« Je sais ce que c’est, ce que je suis en train de vivre.

Je sais ce qu’est cette fragilité, je sais ce qu’est cette peur.

Ce n’est pas la peur de la perte.

Ce qui a été perdu est déjà dans le mur.

Ce qui a été perdu est déjà derrière les portes closes.

C’est la peur de ce qui reste à perdre.

Peut-être ne voyez-vous rien qui puisse encore être perdu.

Et pourtant il n’est pas un seul jour de sa vie où je ne la revois pas ».

Joan Didion, Le Bleu de la nuit, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, Grasset, 2013, 240 p., 18 € 60.

Illustration 4

Joan Didion, L'Année de la pensée magique, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty, Grasset, 2007, 17 95. Roman également disponible au Livre de Poche, 2009, 6 € 15. Lire les premières pages.