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Billet de blog 24 février 2010

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Littérature

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Les derniers jours de Stefan Zweig

Drôle de pari romanesque que d’imaginer les derniers jours de Stefan Zweig. De partir de bribes du réel, de journaux, témoignages et lettres pour tisser une fiction. Celle des derniers mois de l’écrivain et de sa deuxième femme, Lotte, en exil, leur désespoir, leur déroute intérieure, à Pétropolis, Brésil, de septembre 1941 au 22 février 1942, jour où le couple se donnera la mort.

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Drôle de pari romanesque que d’imaginer les derniers jours de Stefan Zweig. De partir de bribes du réel, de journaux, témoignages et lettres pour tisser une fiction. Celle des derniers mois de l’écrivain et de sa deuxième femme, Lotte, en exil, leur désespoir, leur déroute intérieure, à Pétropolis, Brésil, de septembre 1941 au 22 février 1942, jour où le couple se donnera la mort.

Illustration 1

Un pari romanesque interrogé à la toute fin du récit, en contrepied : Zweig commente un texte de Thomas Mann, Lotte à Weimar, récit d’une dernière rencontre entre Goethe et son amour de jeunesse, Lotte, inspiratrice des Souffrances du jeune Werther :

« Il avait abhorré la manière dont Mann avait traité son sujet, cette froideur dans le ton, cette exhaustivité, le livre était un simple procès-verbal ».

Laurent Seksik refuse le procès-verbal à la Thomas Mann, et se réclame de la manière de Zweig : se moquer « de l’exacte vérité des faits », s’autoriser « le droit à la subjectivité », ne pas chercher à cerner à tout prix le sujet, ne pas être « géologique » mais au contraire aller vers le fragmentaire, l’impressionnisme, l’émotion.

Lorsque le roman s’ouvre, en septembre 41, les Zweig découvrent Rio, veulent croire à un nouveau départ dans ces paysages grandioses, immenses, qui « portaient le cœur du monde ». Pétrolopis serait pour eux tant un Eden (« l’endroit des origines », « le monde primitif »), une utopie (« cet endroit perdu au milieu de nulle part » ) qu’une uchronie (un « printemps éternel »). Mais peut-on réellement poser ses bagages, échapper à la fin du monde, à l’avancée du Reich, à son identité ? Stefan Zweig et sa femme sont devenus des « gueux, ceux du peuple du Livre, ceux de la tribu des écrivains ».

Zweig et Lotte vivent deux expériences tragiques, longtemps en parallèle : tous deux souffrent du monde d’avant. Pour l’écrivain, la disparition de la Vienne intellectuelle et juive, sa ville, sa terre d’élection , quittée en 1934. Pour Lotte la jalousie, maladive, de cette vie que son mari partagea avec sa première épouse, de souvenirs qui lui échappent, dont témoignent des livres. L’un s’enferme dans ses cauchemars, l’autre étouffe, asthmatique. Pour tous deux, l’Apocalypse.

L’espoir est un temps porté par les livres. Ceux qui ont suivi Zweig dans l’exil, l’Angleterre, New-York, puis le Brésil, ces volumes qui ont conservé l’odeur de sa maison autrichienne, préservé le passé. « Une part du passé avait échappé aux profanateurs », ils témoignent d’un ordre du monde, écroulé. Zweig les hume, retrouve des parfums, le havane d’Hofmannsthal, le whisky de Joseph Roth, la pipe de Freud. Mais comment désormais ranger les livres ? si peu nombreux dans l’exil que « son existence reposait sur les étagères de la bibliothèque. Sa vie était entre deux planches ». Comme ses amis écrivains, qui se sont suicidés, entre deux planches. Comme Zweig, en sursis. Comment écrire encore, comment faire de la littérature quand « Hitler était l’auteur de millions d’insurpassables tragédies » ? L’inspiration est vide, son destin d’écrivain « risible » :

Illustration 2
© SuddeutscheZeitung / RuedesArchive

« Il n’écrivait plus que pour être traduit – en anglais, grâce à ce bon Ben Huebsch chez Viking Press, et en portugais, avec Abraho Koogan. Depuis bientôt une décennie, les maisons d’édition allemandes ne publiaient plus d’auteurs juifs – pas plus Insel Verlag, à qui il avait toujours été fidèle, que les autres. Il écrivait la langue du peuple dont il était banni. Est-on encore un écrivain quand on n’est plus lu dans sa langue ? Est-on encore en vie lorsqu’on n'écrit plus de son vivant ? »

Cette voix qui se cherche, qui se perd, Laurent Seksik la restitue à Zweig. Narrant les derniers moments, les doutes, les faux espoirs suivis de dépressions terribles, la rumeur de la guerre qui parvient jusqu’au Brésil, la conscience écartelée entre la volonté, viscérale, d’échapper à cette horreur, de fuir, et la honte de se terrer, de se taire.

Illustration 3

« Fuir était sa façon d’habiter le monde. Salzbourg-Londres, Londres-New York, New York-Rio. Et après le Brésil, quel au-delà ? »

Les derniers jours de Stefan Zweig est un livre tombeau. Grave et lourd. Mélancolique et fragmentaire. « L’inventaire d’une longue dérive », la chronique d’une mort annoncée quand le monde est « un tas de ruines », quand il n’est plus de repère ou de repaire possibles.

Laurent Seksik, Les derniers jours de Stefan Zweig, Flammarion, 250 p., 17 €

Prolonger : le blog de Laurent Seksik (le site compile des documents illustrant les six derniers mois de la vie de Zweig, et le roman).