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Billet de blog 24 juin 2012

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Les mots pour la dire

Pour Epicure, la mort n’est rien pour nous, n’étant pas pour les vivants un objet d’expérience. Si elle est, selon Jankélévitch, un « noir absolu », insensible, invisible, comment la dire ? La mort serait une limite indépassable du langage qui ne pourrait en parler que de manière métaphorique, apophatique, imaginaire

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Illustration 1

Pour Epicure, la mort n’est rien pour nous, n’étant pas pour les vivants un objet d’expérience. Si elle est, selon Jankélévitch, un « noir absolu », insensible, invisible, comment la dire ? La mort serait une limite indépassable du langage qui ne pourrait en parler que de manière métaphorique, apophatique, imaginaire comme le font les religions ou cette femme et ces enfants qui, face à la disparition incompréhensible du père, « échafauderaient mille scénarios ». On comprend que la limite de l’énonciation que paraît être la mort fascine l’écrivain qui, avec elle, rencontre paradoxalement un générateur de discours autant que ce qui résiste à son entreprise, mais surtout ce qui manifeste le paradoxe de celle-ci : affronter, non l’ineffable, mais l’indicible.

Pourtant, les choses semblent plus complexes. Le titre du roman, Forêt noire, peut s’inscrire dans l’histoire des images exprimant la mort (nuit, obscurité, ténèbres). Or, la forêt n’est pas traditionnellement liée à la mort mais au danger, ou bien à la protection (sanctuaire), ou encore à la vie. Avec ce titre, l’auteur n’ajoute pas simplement une image insolite à celles qui expriment la mort. Celle de la forêt noire trouble ces images habituelles et indique d’autres directions, puisque la forêt noire est aussi le nom d’un gâteau bien matériel, que l’on peut toucher, avoir sous les yeux et bien sûr manger. L’image de la forêt noire implique une ambivalence, une indétermination permettant une cartographie singulière des rapports de la vie, de la mort et du langage.

L’indétermination, la polysémie organisent également différents niveaux du texte. Des fleurs artificielles (ayant seulement l’apparence de la vie), disposées sur une table d’anniversaire, sont en même temps angoissantes pour une adolescente et annonciatrices du décès qui annulera la fête. Le poster d’une plage tropicale montre ce qui s’apparente à un « paradis », un endroit où l’on rêverait d’aller – mais le paradis n’est-il pas aussi le lieu des morts ? La narratrice évoque sa mère morte, son retour imaginé, et cette évocation la fait apparaître comme vivante, la mère comprenant qu’elle ne peut s’adapter à ce monde changé depuis son décès et préférant retourner « au royaume des âmes », à savoir ce lieu terrestre et matériel qu’est le Père-Lachaise. La polysémie, l’ambivalence traversent l’ensemble du livre et sont les signes d’une distance entre le langage et ce dont il parle (la mort) mais aussi au sein du langage lui-même : les signes ne coïncident pas avec eux-mêmes, disent autre chose que ce qu’ils disent (« Une nuit, je rêve qu’elle vit à Nanterre […], je m’entends prononcer n’enterre, la négation d’enterre. Dans le même rêve, elle se trouve de passage à Rome, qui est mort à l’envers »). La non coïncidence du langage avec lui-même, son impossibilité d’être présent à lui-même – impossibilité de signifier de manière univoque et pleine –, situent au cœur du langage une absence, un indicible qui est le moteur du langage, ce à partir de quoi le discours se développe – une sorte de mort qui n’est pas seulement ce qui arrive au vivant, qui est aussi ce qui fait vivre le langage. L’image de la forêt noire renvoie à cette dimension : une forêt noire, nocturne, comme l’indice d’une forêt invisible, présente en même temps qu’absente, se manifestant à partir de cette invisibilité, comme le langage qui n’existe qu’à partir d’un silence indicible.

Illustration 2

Le langage est d’autant plus cerné par l’indicible et l’absence qu’il se rapporte à la mort : lorsqu’il cherche à la dire mais aussi lorsqu’il s’adresse aux morts. La narratrice évoque sa mère morte, imagine ce que serait son retour, les premiers mots échangés. Mais les morts ne répondent pas, ils ne parlent pas et leur silence, qui n’est pas une pause dans le discours mais l’absence radicale du discours, frappe d’absurdité les mots qui leur sont adressés : parler aux morts ne veut rien dire, le langage se dissipe, le silence et l’indicible s’imposent – même si, parallèlement, ce silence de la morte rend possible et porte le discours imaginaire de la narratrice. La mort est perçue non pas uniquement comme absence et privation mais, en même temps, comme ce à partir de quoi le langage se déploie, ce qui dynamise le discours, une force faisant vivre en particulier la littérature, puisque le langage dont il est question est d’abord celui d’un texte littéraire.

Cet écart entre le langage et la mort, et au cœur même du langage, insiste également entre les personnages du roman qui ne parviennent ni à se rapporter les uns aux autres ni à se parler : « Elle conservait comme des reliques les quelques cartes et lettres […], lettres où il se disait finalement peu de choses à part quelques nouvelles des autres membres de la famille, principalement de la chatte et de la petite chienne ». Les relations sont caractérisées par le décalage, l’écart : écart entre les personnages que le dialogue – son absence – ne fait que révéler et renforcer ; écart entre les personnages et les situations qui ne sont pas véritablement vécues, sont perçues comme d’un point de vue extérieur, non impliqué (« au fond d’une impasse où poussent des rosiers, au milieu d’une famille qui n’a plus l’esprit à la fête, ils voient de jeunes enfants s’évanouir face à un corps mort »). Si l’autre, face à moi, est hors de mon discours, à l’intérieur d’une distance qui le rend inatteignable, n’est-il pas absent, en quelque sorte mort ? Ne suis-je pas moi-même comme déjà mort ? Si la mère morte de la narratrice peut sembler vivante, c’est parce que les vivants semblent des revenants, que les faits sont perçus, sans signification particulière, par des yeux vivants identiques à ceux des morts. Le livre de Valérie Mréjen est peuplé de fantômes mais ce sont les fantômes des vivants, absents à eux-mêmes, aux autres, au monde, pareils à ce revenant maternel qui ne parvient pas à adhérer, à participer à ce qui l’entoure, n’en ressentant que le décalage. La mort, alors, n’est plus seulement ce qui tue les vivants, elle est ce qui les habite, ce qu’ils voient, ressentent, ce qu’ils vivent. Et le vivant n’est-il pas toujours un de ces « passants » évoqués à la fin du livre, vivant d’une existence éphémère, fragile, seulement de passage et destinés à mourir ?

La mort est d’autant plus présente qu’elle est constante. Mort symbolique et effective que nous infligeons, que d’autres nous infligent et que nous intégrons comme négation de nous-même : « la mère lui répétant une fois de plus que son existence prend de la place, que son corps est trop lourd, qu’elle empoisonne le quotidien […]. Elle a peu à peu intégré cette vision des choses […], ressassant pour elle-même l’idée qu’elle est un poids pour la communauté, s’imaginant sous les traits d’une gale mauvaise ». Mais aussi mort physique, celle des morts que nous ne cessons de croiser. Le roman est scandé par le récit de fins de vie diverses : accidents, suicides, empoisonnements, etc. La mort se répète, sans cesse, et les morts habitent autant notre souvenir, notre futur (« le même groupe exactement serait impossible à recomposer à peine quelques années plus tard »), que notre monde quotidien : la mort est partout dans notre rapport au monde et à nous-même, dans notre esprit et dans notre quotidienneté la plus matérielle.

Au lieu d’une réalité métaphysique, transcendante, la mort est ici une force qui habite notre existence, notre esprit, notre langage, notre rapport aux autres, à nous-mêmes – une force que nous ne maitrisons pas, qui nous traverse et traverse le monde selon des modes différents (physiques, psychiques, matériels) et autonomes : « Ils réapparaissaient de façon arbitraire […], par le hasard d’une pensée ou d’un méandre obscur […]. Ils peuplaient la vie quotidienne. Ils planaient sur nos têtes […] sans que ce soit d’ailleurs un choix ou une envie ». Nous ne cessons de faire l’expérience de la mort – des morts – présente en nous et autour de nous. Dans les brefs récits des fins de vie qui scandent le roman, l’auteur privilégie l’instant de la mort, lorsque la mort, soudain, est là. Cet instant rassemble ce qui peut être dit de la mort : son autonomie par rapport à la volonté et au cours des choses, l’absence et le rien qui tout à coup s’imposent irréversiblement, la distance radicale dans laquelle s’efface soudain l’individu, la dépossession du langage – surtout la matérialité de ce qui arrive : juste avant la mobilisation des réflexes culturels et des discours habituels, l’expérience de la mort est peut-être la plus aigüe face au corps qui, soudainement, est mort. On dira qu’il ne faut pas confondre le mort avec la mort mais cette mise en garde n’est-elle pas lourde de présupposés métaphysiques – la mort est-elle vraiment autre chose que cette « masse inerte et molle », ce visage soudain cireux, détendu, les yeux mi-clos dirigés vers une zone du plafond ? Si la mort, telle que Jankélévitch la définit, est un rien, il n’y aurait rien à supposer au-delà de ce corps mort, de cette absence, de ce souvenir, la mort n’étant rien d’autre que ce cadavre, cette absence, ce souvenir. Et si la mort est un événement qui arrive au corps, qui ne se distingue pas de la matérialité du corps, alors la mort est vue, peut être décrite et pourrait être filmée (l’auteur est également cinéaste). Cet événement qui arrive au corps n’advenant pas moins à la pensée vivante qui subit cette force qui s’abat sur elle et insiste en elle.

Le roman de Valérie Mréjen peut être lu comme une minutieuse cartographie de la mort, mais par cette cartographie l’auteur fait voir comment la mort est là, autour de nous et en nous, indissociable de notre existence, ce qui n’est possible qu’à condition de se défaire de la représentation métaphysique dominante de la mort au profit d’une conception immanentiste et véritablement athée : la mort comme force inséparable de la vie.

Valérie Mréjen, Forêt noire, POL, 124 p., 10 €

Lire les premières pages (en pdf)

Le site de l'auteur

Prolonger : une vidéo de Valérie Mréjen, en ligne sur le site de l'éditeur (© Jean-Paul Hirsch, POL), qui présente Forêt noire

© jeanpaulhirsch

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