« Rose » à la fois couleur, sentiment, et antiphrase. Tout n’est pas rose, loin de là, dans le Berlin que nous présente l’auteur d’Honecker 21 (Actes Sud), la précédente cartographie berlinoise de Jean-Yves Cendrey, « forêt urbaine » écrivait-il alors (2009). « Roman rose » annoncent le sous-titre mais aussi la couleur de typo de Mélancolie vandale, le dernier roman de Jean-Yves Cendrey. « Rose », adjectif récurrent — quasi obsessionnel — de ses phrases, creuset de son style. « Rose » à la fois couleur, sentiment, et antiphrase.
« Rose » cette fois la neige qui recouvre Berlin, « le ciel, mauvaise bâche qui ne protège de rien », les sourires en dépit de tout, le présent où se télescopent les images du passé. Berlin, autrefois « coupée en deux », le mur est tombé un jour de novembre, demeure « la zone anonyme, l’intimidant aplat, dépourvu du moindre nom de rue et perceptible par son seul contour sur les vieux plans de ville, vaste vide au beau milieu de ce sinistre quartier que reste Lichtenberg, à jamais marqué par son lupus cartographique devenu un lieu de mémoire, de tourisme édifiant ».

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Berlin, donc, ville rose. Efface-t-on si simplement l’histoire, peut-on si facilement en faire un haut lieu du tourisme de masse, frissons à peu de frais ? Pas chez Cendrey. La ville garde trace de son ancien partage, digère mal ses anciennes blessures : comme Kornelia Sumpf, née en ex-RDA, 53 ans, qui aime Ali, bien plus jeune qu’elle « l’ancienne petite fille qui a l’âge d’être sa mère ». Ali : « pas un garçon facile à résumer », d’origine turque, élevé comme un Allemand. Harpe, protestantisme, club hippique, prénom officiel Bartholomaüs, volonté forcenée de sa mère d’écarter « de lui la moindre miette d’islam, le plus petit lambeau de byzantinisme ». L’Allemagne, « la mémoire grosse », digère mal son histoire. Kornelia, ostalgique, a du mal à s’adapter, espère combler ses manques dans le sexe, elle n’aura jamais l’amour de l’argent de l’Ouest, « et on en souffre depuis la réunification, on en souffre de plus en plus dans cette Allemagne qui n’est que le royaume étendu du mark de l’Ouest, de ce mark fort, béni, révéré désormais sous un autre nom mais avec une piété intacte. Il n’est rien resté de notre pathétique économie planifiée et du coup pas grand-chose de nous, gens de l’Est ».
Ce sont toutes les contradictions, les tensions de cette Allemagne prétendument « réunifiée » que rend Jean-Yves Cendrey, dans une langue lourde, remarquable de densité, pleine et somptueuse, soudain tendre ou plus ironique, savante puis populaire, jouant de ruptures en virtuose. Entre baroque — jusqu’à son ironie — et expressionnisme, l’Allemagne est tout entière dans ce roman, celle qui, depuis une loi de 2000 accorde la naturalisation — sur test — non plus par le sang, mais le sol, la langue, la culture, celle de l’immigration turque, celle des failles de l’Histoire. A l’image de Westhafen, « des quais qui ne paraissent déserts que parce qu’ils sont surpeuplés de fantômes ». Non plus Allemagne année zéro mais centre climatérique de l’Histoire. « A Berlin, il y a rarement à craindre, sinon les mauvaises rencontres avec le passé ». Alors, comme Kirstin Koblanz, « se rendre sur les lieux de tragédies passées, de tragédies allemandes en Allemagne et ailleurs, et rapporter ce qu’il en subsistait dans les têtes, dans les lieux, parfois seulement dans l’atmosphère ».
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Comment écrire Berlin après Döblin, l’immortel auteur de Berlin Alexanderplatz ? Le citer (« Mais Biberkopf est un personnage de roman, il a Döblin pour venir lui attraper le bras, le secouer le faire sauter dans un tramway où il n’a plus qu’à se laisser transporter par le récit de ses propres aventures, peinard ! », ironiser, en ouvrant le roman sur une « dépêche retardée » (Breton, Nadja), « Le double saut de la mort » vrai/fausse coupure de journal, clin d’œil à la manière de Döblin. Mais aussi définir le romanesque comme « recyclage », mêler Heine, Hesse, Fassbinder au tissu du roman, en alimenter la « mélancolie vandale » de son personnage. Entre tragique et ironie, drôles de pieds de nez et conscience lucide, décapante de nos errements contemporains. Ne pas « enjoliver » mais mettre en perspective — jusque dans la structure romanesque : 5, 4, 3, 2, 1, Partez ! — en fondu enchaîné, magistral, depuis la conscience d’une femme, témoin de l’Historia (l’histoire de l’Allemagne), protagoniste de la fabula (l’histoire en tant que récit, roman). Dire, sans concession, dans la rage, la férocité et la farce.
Et « on » (ce « on » —entre le « je », le « elle », le « nous » — qui rythme Mélancolie Vandale) suit les lambeaux d’histoire, les dérives, les « bribes » que nous livre Kornélia Sumpf (Sumpf, marécage, enlisement en français), qui erre comme Biberkopf dans une ville symbole de ce qu’est aujourd’hui ce pays, « Deutecheuland ». Jean-Yves Cendrey vit à Berlin depuis 2007, avec femme (Marie NDiaye) et enfants. Oublier Berlin, écrivait-il en 1994 (POL). Ce sera impossible après le sublime et exigeant Mélancolie vandale.
Mélancolie vandale, Actes Sud, 213 p., 18 € 80

Gallimard a fait paraître, en 2009, une nouvelle traduction (signée Olivier Le Lay) de Berlin Alexanderplatz, depuis disponible en Folio, suivie d’un texte de Rainer Werner Fassbinder (« Les villes de l’homme et son âme. Quelques pensées en désordre sur le roman d’Alfred Döblin »). Le traducteur explicite dans l’Avant-Propos avoir voulu rendre la violence et la musique du roman d’Alfred Döblin, « un récit épique qui progresse d’un pas claudiquant, capte l’énergie syncopée de la rue », « référence pour bien des écrivains contemporains » — ainsi de Mélancolie Vandale de Jean-Yves Cendrey, pourrait-on ajouter aujourd’hui, dans sa « scansion », « sa pulsation », son retour à la figure de Franz Biberkopf. Un classique des lettres allemandes, depuis sa parution en 1929, qui mérite d’être redécouvert dans cette extraordinaire traduction.
Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, « Du monde entier », 2009, 456 p., 23 € 27 et Folio, 630 p., 8 € 45.
