
Just Kids, un texte bouleversant, paru en octobre 2010, déjà auréolé du National Book Award de l'essai, vient de recevoir le prix du livre rock.
Patti Smith y évoque son enfance, sa volonté farouche d'écrire puis de composer, la manière dont une rencontre de hasard va changer sa vie : Patti, Robert (Mapplehorpe). Deux destins. Qui croisent la Factory, Warhol, le Chelsea Hotel, le New York des années 60-70. Galères, appétit de vivre, de transfigurer la vie, les désirs en art.
Extraits des pages 133-135 :
« Nous nous sommes levés tôt, Robert et moi. Nous avions mis de l'argent de côté pour notre anniversaire. La veille au soir, j'avais préparé nos tenues et lavé nos affaires dans l'évier. Il les a essorées, car ses mains étaient plus fortes, et les a étendues sur la tête de lit en acier que nous utilisions comme fil à linge. Afin de s'habiller à la hauteur, il a démantelé l'œuvre dans laquelle il avait étendu deux tee-shirts noirs sur un cadre vertical. (...)
Il a mis le livre que j'étais en train de lire, mon pull, ses cigarettes et une bouteille de soda à la vanille dans un sac blanc. Il ne détestait pas le porter, car ça lui donnait des allures de marin. Nous avons pris la F jusqu'en bout de ligne.
J'ai toujours adoré le trajet jusqu'à Coney Island. La simple idée de pouvoir aller à l'océan en métro était follement magique. J'étais profondément absorbée dans une biographie de Crazy Horse quand j'ai soudain réintégré le présent. J'ai posé les yeux sur Robert. Avec son chapeau années quarante, son tee-shirt filet noir et ses sandales mexicaines, il ressemblait à un personnage de Brighton Rock.

Le métro est arrivé à destination. Je me suis levée d'un bond, pleine d'une joie impatiente tout enfantine, et j'ai remis le livre dans le sac. Il m'a pris la main.

Il n'y avait rien pour moi de plus merveilleux que Coney Island, avec son innocence crue. L'endroit avait tout pour nous plaire : les stands de jeux défraîchis, les signaux quasi effacés d'un temps révolu, la barbe à papa et les poupées Kewpie sur bâtonnet, vêtues de plumes et de hauts-de-forme pailletés. Nous nous promenions entre les attractions foraines qui rendaient leur dernier souffle. Elles avaient perdu de leur éclat, même si on y voyait encore des curiosités humaines telles que le garçon à tête d'âne, l'homme-alligator ou la fille à trois jambes. Le monde desfreaks fascinait toujours Robert, même si ces derniers temps il les délaissait dans son oeuvre au profit de garçons tout de cuir vêtus.

Nous avons flâné le long de la promenade et nous nous sommes fait prendre en photo par un vieil homme avec un appareil rudimentaire. Nous devions attendre une heure avant que le portrait soit développé, aussi nous sommes allés au bout de la longue jetée, où il y avait une cabane qui vendait du café et du chocolat chaud. Des images de Jésus, du président Kennedy et des astronautes étaient collées sur le mur derrière la caisse. C'était un de mes endroits préférés au monde, et dans mes rêveries je m'imaginais souvent y trouver un boulot et vivre dans un des vieux immeubles derrière Nathan's.
(...)
Une terrible tempête a balayé la jetée dans les années 80, mais Nathan's, le stand préféré de Robert, est demeuré.



En temps normal, nous n'avions pas assez d'argent pour nous payer un hot-dog et un Coca. Il mangeait la plus grande partie de la saucisse, et moi la plus grande partie de la choucroute. Mais ce jour-là nous avions assez pour deux de chaque. Nous avons traversé la plage pour aller dire bonjour à l'océan, et je lui ai chanté la chanson « Coney Island Baby » des Excellents. Il a écrit nos noms dans le sable.
Ce jour-là, nous étions simplement nous-mêmes, sans l'ombre d'un souci. Nous avons eu de la chance que cet instant soit immortalisé par un appareil photo rustique. C'était notre premier vrai portrait new-yorkais. Qui nous étions. Quelques semaines seulement auparavant, nous étions au fond du trou, mais notre étoile bleue, comme disait Robert, se levait. Nous avons repris le métro pour le long trajet du retour, nous sommes rentrés dans notre petite chambre et nous avons dégagé le lit, heureux d'être ensemble ».

Patti Smith, Just Kids, traduit de l'américain par Héloïse Esquié, Denoël, 2010, 370 p., 30 photos, 20 €.

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