
En 2007, dans Cendrillon, Éric Reinhardt avait déjà exploré les arcanes du capitalisme, de la finance et de la mondialisation.

Son cinquième roman, Le Système Victoria vient de paraître, il peut être lu comme le sommet (provisoire) de son œuvre, un concentré des thématiques de Cendrillon, donc, mais aussi d’Existence, Demi-sommeil, du Moral des ménages.
Et même de La Tour Granite – un ouvrage d’architecture mettant en valeur la dimension collective, technologique comme humaine, que représente l’édification d’une tour de La Défense – ou Tours (Xavier Barral, 2010), douze réalisations architecturales de l’agence Valodre et Pistre dans le monde (France, Russie, Liban, Chine): couple, désir, érotisme, économie, société, architecture, un «système» que (dé)construit l’auteur de romans en livres d’art, inlassablement, interrogeant les liens du capitalisme et du sexe, de l’identité et de l’architecture.
«Le lieu géométrique et le lieu logique coïncident en ce que tous deux constituent la possibilité d'une existence», comme l’écrivait Éric Reinhardt en 2004 (Existence), ou, en décalant ce qu’il citait d’Ingeborg Bachmann dans le Lexique Nomade 2008: «nous représenter nous-mêmes à l’heure qu’il est», via un rapport particulier «au présent», «vouloir que la réalité s’entrouvre».
Un «système» en somme, celui de Cendrillon comme de Victoria, «l’armature invisible» du roman, son «agitation conceptuelle» qui permet de «marier le social et l’intime, le politique et le sensible, le poétique et l’économique», de «proposer un certain état de conscience face au monde contemporain» (Assises du roman, 2008).
Un système architectural

Dans Le Système Victoria, David Kolski est le directeur de travaux de la tour Uranus, «machinerie colossale» de cinquante étages, qui, une fois érigée, sera la plus haute de France. Mais les retards s’accumulent, avec eux les pénalités financières. David est pris «dans un système d’une intransigeance absolue». Cette tour, qui absorbe son énergie, sa substance, est en forme d’éclair, «comme un avertissement, un signal d’alerte, mais aussi comme une allégorie de ce moment où nous foudroierons nous-mêmes».
L’architecture est aussi celle du massif romanesque: le roman lui-même, tendu comme un polar, miroitant, complexe et abyssal ; et Le Système Victoria dans l’ensemble de l’œuvre d’Éric Reinhardt puisque la femme qui donne son titre au texte était déjà présente dans Cendrillon, simple silhouette en attente de son devenir fictionnel.
Un système amoureux
Un soir, par hasard, David rencontre Victoria, dans une galerie marchande. Victoria, «ces trois syllabes résonnent dans la pénombre comme le nom de quelque chose qui est pour moi de plus en plus insaisissable, un concept, une organisation dont je découvrirais peu à peu la complexité des méandres». Son regard a «l’évidence d’un théorème». Elle est «femme magicienne», «icône de sexe et de voracité, un pur concept de femme cinglante et enflammée». Elle incarne toutes les femmes, toujours différente, inaccessible, insaisissable. Son journal intime dévoile une autre Victoria encore. La jeune femme fait basculer le «système» amoureux de David, ce qu’il autoproclame son «principe de prudence et d’intégrité morale». Lui qui ne s’autorisait que des aventures singulières – une inconnue, une nuit – pour ne pas mettre son mariage en péril entretient une liaison de onze mois avec Victoria, interrompue par sa mort. Lorsqu’ils font l’amour, passionnément, fébrilement, David voit en elle la jeune fille de seize ans qu’elle fut, la jouissance fait renaître «le souvenir que Victoria pouvait avoir d’elle-même». Roman d’une sensualité terrible, ce Système est un hymne passionné à une femme exceptionnelle:
«Je pense n’avoir jamais rencontré aucune femme qui à ce point possédait la capacité de se montrer si différente selon l’angle où on la regardait, ou la distance, ou le contexte. Victoria avait littéralement plusieurs visages, des visages qui n’avaient rien avoir les uns avec les autres, qui traversaient les âges et les fonctions, les imaginaires et les territoires, et je trouvais cette faculté surnaturelle, surnaturelle et subjuguante».

David est sidéré par la beauté de Victoria, par ce qu’elle incarne. Ses fantasmes les plus anciens comme la mise à jour de la part la plus perverse de son être. Le désir sexuel irrépressible naît de contrastes et de paradoxes. «J’ai vécu Victoria comme une profonde forêt nocturne que j’arpentais sans savoir où j’allais», au risque de se perdre, de s’oublier, voire de se vendre. David échafaude des scenarii qui lui permettrait de comprendre le système Victoria, en vain. Pensant démonter la mécanique du désir, il se trouve «entraîné» dans un drame.
Un système économique
Victoria, DRH d’une multinationale, femme de pouvoir et d’argent, incarne l’ultralibéralisme pragmatique. De droite, ne souffrant aucune limite à sa liberté, financière comme sexuelle, elle personnifie la «vitesse» «vérité de notre monde». L’aimer est une forme d’«exotisme idéologique» pour David, homme de gauche. Le manichéisme politique du couple permet à l’écrivain de décrire notre système financier et économique, les dessous des démantèlements d’usines, des fusions, des stock-options. Victoria joue avec le monde et les êtres, «cette aisance est un espace, c’est un espace qui est sa vie, sa vie est une fiction où elle embrasse éperdument le monde réel – au plus aigu de toutes les falsifications que ses désirs l’invitent à investir, dans un constant raccourci de ces derniers vers les richesse qui peuvent les assouvir». Quand "être" revient à "avoir". Toujours plus, dans un crescendo paroxystique et tragique. La manière d’être au monde de Victoria illustre le nouveau mode de vie né de la mondialisation, ouvert à une élite qui fait «fonctionner la machine planétaire en passant constamment d’un pays à l’autre» et disparaître la notion même de frontière, géographique comme intime.
Un système romanesque
David livre des mémoires d’outre-tombe. Il raconte comme il monologuait face à Victoria, longuement, de manière parfois pesante – quelques passages verbeux qui, paradoxalement, ne nuisent en rien à la magie de l’ensemble du roman: Victoria est morte, David a un temps été soupçonné de son meurtre. Il écrit depuis une «matière nocturne». La violence du drame le ramène 22 ans en arrière, lorsque sa femme, Sylvie, fille du feu, avait sombré dans le coma. Deux douleurs, deux fautes, deux culpabilités. Deux fantasmes féminins qui se télescopent, l’érotisme conjugal, la passion adultérine. «Je me dis qu’une trajectoire aveugle et rectiligne, réfléchie, obscurément logique, m’a conduit de cet instant où Sylvie s’est écroulée sur les tomettes de sa mansarde jusqu’à celui où Victoria a été découverte dans la forêt de Sénart par le berger allemand d’un promeneur.
Que s’est-il passé? À quoi se résume ma vie?»

L’histoire n’est pas nouvelle. Et le premier chapitre du Système Victoria semble d’abord avoir pour fonction d’évacuer tous les clichés: une passante dont le «patronyme aux radiations si mystérieuses», Victoria de Winter, semble tout droit extrait d’un roman de Daphné du Maurier, un coup de foudre, une passion dont le dénouement (la mort de Victoria) est immédiatement révélé au lecteur. L’intérêt est «ailleurs», ce «lieu ultime» que Victoria a justement ouvert dans la vie de David. «Tu as été ce jour-là comme une femme que j’aurais pu inventer et décrire de toutes pièces, sortie de mon imagination». Une liaison durant laquelle David «se shoote à cette pure héroïne».
Dès lors, il s’agit, pour Éric Reinhardt, d’aller au-delà du roman à l’eau de rose, du conte de fées, du roman policier ou du roman social pour échafauder, comme on construit des buildings, un autre système fictionnel qui use des clichés pour les renouveler, fonder ce lien de l’architecture, de l’érotisme, de l’économie et du roman. Une liaison, dans tous les sens du terme, une érection permanente comme un «enchantement», une fugue, une fuite en avant, une course éperdue, jusqu’au moment où le réel, cruel, violent, sans états d’âme, reprend ses droits. Dès lors, ne demeurent que l’hôtel de la forêt et l’exploration d’une sulfureuse «nuit mentale». Victoria ou le nom d’un roman absolument fascinant, dans lequel notre présent s’édifie.
Éric Reinhardt, Le Système Victoria, Stock, 528 p., 22 € 50

Agrandissement : Illustration 6

Du même auteur :
Demi-Sommeil, Actes Sud, 1998 et Points, 2011
Le Moral des Ménages, Stock, 2002 et Le Livre de poche, 2003
Existence, Stock, 2004 et Le Livre de poche, 2006
Cendrillon, Stock, 2007 et Le Livre de poche, 2008
&
Jean Gaumy, Harry Grunyaert et Eric Reinhardt, La Tour Granite, éd. Xavier Barral, 2009
Eric Reinhardt, Tours : Denis Valode et Jean Pistre, éd. Xavier Barral, 2010
Prolonger :
Lexique nomade, Assises du roman 2008, Christian Bourgois, « Titres », 2008 (Cendrillon, p. 34-38) et Le Roman, quelle invention !, Assises du roman 2008, Christian Bourgois, « Titres », 2008 (Une forme perverse, p. 227-232)