« Il y a plein de sortes de livres. Ceci est une bande dessinée. » C’est écrit sur la tranche de cet objet vraiment non identifiable. Est-ce un livre ? Est-ce un album ? Et pourquoi John Lennon est-il en couverture ? Les apparences ne sont pas ce qu’elles sont ou devraient être, semble nous dire d’emblée Bottomless Belly Button de Dash Shaw.
John Lennon n’a rien à voir dans cette histoire, les trois parties annoncées écrites et dessinées entre mars 2005 et août 2007, sont mises en perspective par une rapide illustration de ce que sont des lignes de fuite. Ainsi commence ce voyage, cette fuite, cette descente dans la destinée des Loony (timbré, cinglé en anglais), dans l’intimité de cette cellule réunie le temps d’une réunion de famille dans la maison au bord de l’océan.
© Fantagraphics - Çà et là - 2008
« Après quelques 40 années de vie commune, Maggie et David Loony choquent leurs trois enfants en leur annonçant qu’ils se préparent à divorcer. Leur explication est des plus simples : ' nous ne nous aimons plus ' ». Tous sont là, les parents, Dennis le fils ainé (accompagné de sa femme et de son fils), Claire, la fille cadette et sa fille de seize ans, Peter, benjamin de cette fratrie traumatisée par l’annonce inéluctable. Comme avant. Mêmes places à table, mêmes schémas, mêmes angoisses. Pire encore : ce qu’ils croyaient tous inamovible ne l’est plus. Et rien n’est plus pareil. Rien ne sera plus jamais pareil.
Bottomless Belly Button possède des qualités visuelles étranges et attirantes. Dans la monochromie permanente – aucune page n’est colorisée –, il est difficile de dire si le dessin est en noir et blanc. C’est un faux noir et blanc. Un faux-semblant. Un marron et blanc plutôt. Tirant sur le sépia peut-être. Comme les photos d’antan. Le format choisi (livresque) et le nombre de pages (720) confèrent à cet ouvrage son statut de roman graphique. Pour une simple question de forme, on n’est pas dans un projet classique. Le classement en trois partie est malmené par les analepses et les prolepses permanentes : l’enfance, le passé des uns et des autres, leur évolution, leurs évolutions, la construction de leurs personnalités respectives. Si le livre semble dérouler une histoire linéaire, avec ce point de départ prétexte, il égraine pourtant les va-et-vient incessants entre le passé et le présent par des insertions diverses : albums photos retrouvés, pages d’agendas maculés de notes, rêves et cauchemars nocturnes ou éveillés, fantasmes. Qui plus est, Dash Shaw s’amuse à souligner indifféremment états d’esprits, bourrasques de vent, eau qui mouille, buée qui aveugle… en l’écrivant au milieu des cases. Pour mettre en scène. Pour nous immerger dans la scène de vie qui se déroule sous nos yeux. Entre deux lettres d’amour et les plans de la maison au bord de l’océan.
Ce que nous livre alors Dash Shaw, c’est un théâtre à plusieurs personnages. Avec des saynètes multiples. Dialogues incessants ou moments de silence à peine évités. Nous suivons la quête de chacun des enfants Loony face à l’annonce du divorce des parents. Dennis est en proie à ses angoisses présentes. Claire affronte un peu de son passé, en même temps que sa fille ira se confronter au sien et à celui de sa famille, semblant emprunter les mêmes traces que sa mère. Peter veut envisager son futur, un autre avenir, qui ne le ferait pas stagner dans cette sorte de nihilisme baba cool et ridicule qui semble le caractériser. D’autant qu’il ressemble étrangement à une grenouille…
© Fantagraphics - Çà et là - 2008
« Il y a plein de sortes de récits. Celui-ci peut être classé dans : comédie familiale / Drame / Horreur / Mystère / Eau de Rose. » C’est toujours écrit au dos carré encollé de Bottomless Belly Button. Pour mieux nous orienter ? Pour mieux nous perdre ? Au fil des parties, nous irons explorer les genres. Peut-être même pourra-t-on voir du fantastique ou du réalisme, de l’érotisme même, de la crudité. Full frontal nudity. Au sens cinématographique des termes. Peut-être pourra-ton voir ce que l’on a déjà vu – par petites touches – dans La Maison du Lac, de Mark Rydell, ou dans La Famille Tenenbaum de Wes Anderson. Pour le propos. Pour la réunion de famille qui tourne mal, pour les bouleversements connus et à venir, incertains, qui oblitèrent tout. Pour une fois encore, ce triptyque annoncé mais non dévoilé : le passé, le présent, le futur. Et ce que l’on peut retirer de ce que l’on a vécu. Directement ou par procuration.
Bottomless Belly Button, Nombril sans fond, est un teen-movie entre adultes, pour adultes, qui parle de générations, de recommencement et de fin. Tour à tour poétique et cru, disert et silencieux, jouant sur les sensations – l’eau est un leitmotiv –, sur les matières – sable, sang, semence – parlant des souvenirs et de l’oubli qui en découle. Et de la difficulté d’aimer.
DB
Bottomless Belly Button (Nombril sans fond), Dash Shaw, traduit de l’anglais par Sidonie Van den Dries, éditions Çà et Là, édition originale Fantagraphics, 30 €, Novembre 2008L’auteur : Dash Shaw est né en 1983 à Hollywood (Californie). Il a grandi en Virginie avant de partir vivre à New York où il suit les cours de la SVA (School of Visuel Arts) dont il sortira diplôme en 2005. Il est l’auteur de trois romans graphiques et un recueil d’histoires courtes, et collabore régulièrement pour la revue Mome de Fantagraphics Books. Il est également membre du groupe de musique pop Love Eats Brains ! Et réalisateur de courts métrages.Bottomless Belly Button fait partie de la Sélection officielle Angoulême 2009