Il ne faut pas croire ce que nous disent les contes de fées. Ou alors, prenons bien garde de ne pas oublier l’envers du décor. C’est ce que Winshluss semble vouloir montrer avec son Pinocchio. Avec sa présentation magnifique, façon grimoire, et sa couverture argentée et torturée, cet album de 187 pages déroule sa vision moderne de l’histoire universelle du pantin de bois qui voulait être un petit garçon de chair et d’os.
Winshluss emprunte des chemins tortueux : un porte-containers, un flic sorti tout droit d’un film noir des années 40, un inventeur binoclard à l’épouse plantureuse et libidineuse, Blanche-Neige, sept nains pervers, un trafiquant d’organes, un clown triste se rêvant maître du monde, un fabriquant de jouets esclavagiste et tortionnaire, un couple en mal d’enfant, un cafard squatteur, buveur et velléitaire en guise de conscience, un pantin de fer…
L’histoire s’ouvre sur la création de Pinocchio par Geppetto qui, loin d’en faire un compagnon de solitude, construit un robot une arme redoutable et indestructible dans le but de le vendre aux militaires et faire fortune. Mais les évènements s’enchaînent. La femme de l’inventeur en mal de sensations périt brûlée vive par la faute de la marionnette au nez oblong – on ne dira pas comment –, Geppetto doit faire disparaître les preuves, Pinocchio s’enfuit, rencontre deux mendiants, finit dans les griffes de Stromboli, pendant que Geppetto échoue dans le ventre d’une baleine tueuse, et que les preuves s’amoncèlent… Le road-movie démarre.

Constamment su le fil du rasoir, Winshluss ose (et réussit) des ruptures narratives et graphiques incessantes. Oscillant entre le récit principal, analepses et prolespses et apartés savoureux, il met en avant et en balance méfaits et iniquité, vacuité et immoralité. Le tout baignant dans un cynisme rigolard auquel succèdent des moments de légèreté et de poésie tout en clin d’œil, en référence aux contes célèbres de la littérature pour enfants.

Insolent dans le propos, Winschluss est plein d'assurance et particulièrement doué. Il suit les traces de Robert Crumb*, de George Herriman** (et peut-être même Charlie Schlingo pour les scènes où Jiminy le cafard s’applique consciencieusement à ne rien faire) et montre sa grande maîtrise technique. Le trait se fait tour à tour épais, dense, simplement crayonné, pour mieux exploser en pages d’aquarelles, vivaces, lumineuses et colorées – comme dans les différents hors-texte, dont celui où Pinocchio s’envole vers la lune sur un boulet de canon. Simplement magistral.

Passionnant, visuel et littéraire, Pinocchio de Winshluss est un conte de la folie moderne extraordinaire, qui joue avec les codes du roman populaire pour mieux les dynamiter, faisant du pantin bavard originel un robot mutique et angoissé, en proie à des peurs d’enfant, à des questions existentielles dans ce monde qu’il ne comprend pas et dans lequel il est, n’ayant pas demandé à naître, contraint de vivre.
Du grand art. De l'art.
DB

- Pinocchio par Winshluss, Les Requins Marteaux 2009, 187 pages, 30€
* Robert Crumb, dessinateur de bandes dessinées américain, figure de proue de la bédé underground depuis les années 60 et créateur de Fritz the cat.** George Herriman (1880-1944), auteur et créateur de Krazy Kat.
Crédit images © Winshluss – Les Requins Marteaux - 2008