Alors que le Sénat examine lundi les conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi sur les jurés populaires, Aziz Jellab, sociologue, et Armelle Giglio-Jacquemot, ethnologue, livrent les premiers résultat de leur enquête auprès des jurés d'assises.
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Héritée de la Révolution française, la cour d'assises incarne la juridiction du «peuple-juge» en ce qu'elle associe des citoyens ordinaires aux juges professionnels pour juger des crimes tels que définis par le droit. En faisant appel à des jurés issus du peuple pour se prononcer sur la culpabilité ou l'innocence d'un accusé, la justice pénale a institué une forme de démocratie emblématique puisque le tirage au sort à partir de listes électorales et le renouvellement des jurés au rythme de chaque session (qui recouvre plusieurs procès) sont censés garantir un regard neuf et la distance suffisante pour rendre justice selon les critères du «bon sens» et de «l'intime conviction».
C'est cette symbolique du «peuple juge» qui surgit chez les citoyens ordinaires recevant le premier courrier annonçant leur tirage au sort par la commune, suivi quelques semaines plus tard, pour nombre d'entre eux, d'un second courrier leur enjoignant fermement de se rendre à la cour d'assises. Au terme d'une enquête de terrain menée auprès d'anciens jurés et de magistrats, nous dégageons quelques enseignements susceptibles d'éclairer les enjeux sociaux et «citoyens» d'une telle expérience qui «transforme», aux dires des interviewés, leur vie et leur regard sur la société.
« Qui suis-je pour juger ? »
Le plus souvent inattendue, la convocation à la cour d'assises déstabilise le quotidien des jurés et surtout, elle ne manque pas de susciter l'interrogation suivante: «Qui suis-je pour juger du sort d'un accusé?» Si cette question peut sembler banale –elle est davantage posée par les jurés appartenant aux milieux sociaux modestes–, elle s'avère bien plus complexe qu'il n'y paraît car elle ne relève pas seulement d'une appréciation de sa compétence à juger. Elle admet également un caractère moral, celui des conséquences du jugement. De nombreux jurés restent travaillés par un ou deux procès marquants car au-delà de l'émotion éprouvée et de la découverte de faits incriminés cruels, ils s'interrogent bien des années plus tard sur le bien fondé de leur «intime conviction».
La rencontre avec le tribunal constitue un moment-clé de ce parcours qui les amènera peut-être à siéger comme juré de jugement. Car il arrive aussi que même convoqués par la cour d'assises, les jurés ne soient pas tirés au sort à l'un des procès composant la session. Cette rencontre est celle de la découverte d'un monde solennel, «impressionnant», voire «fascinant» d'autant plus que se confronter à un accusé sollicite fortement l'imaginaire du crime. Les jurés y rencontrent des policiers dès l'entrée du tribunal, et voient passer des professionnels du droit habillés avec une robe «comme dans les films». C'est aussi le langage et les attitudes des juges et des auxiliaires de justices (greffiers, huissiers) «très protocolaires». Comme le dit cette ancienne jurée: «Les juges, ils ont une façon de parler qui est très élaborée, avec un vocabulaire bien pesé». C'est que les juges visent à asseoir leur autorité et à rappeler que «l'on veut une justice sereine». Aussi, la cour d'assises engendre chez le citoyen le sentiment qu'il a à endosser un rôle à la hauteur de la mission qui lui est confiée, dans le cadre d'une institution hautement symbolique. «Quand j'ai été appelé pour aller m'asseoir à côté des juges, c'est comme si on venait de me donner la Légion d'honneur», affirme cet agent d'assurances. Un autre juré fera l'apologie de la cour d'assises en la comparant au « service militaire », où le devoir du citoyen va de pair avec sa consécration plus ou moins ritualisée.
Une institution démocratique ?
Ce n'est pas un hasard si Alexis de Tocqueville a pu considérer que le jury populaire est une institution politique. «Juger quelqu'un, ce n'est pas voter, c'est aussi déterminer son avenir.» Le propos de cet ancien juré souligne bien que cet héritage démocratique que constitue la cour d'assises constitue peut-être la figure idéale-typique de ce que peut être une démocratie participative où le «peuple» juge par l'intermédiaire des jurés. Or il y a comme un sentiment ambigu chez les anciens jurés au sujet de cette question. S'ils reconnaissent qu'ils ont été «honorés» et «flattés» par leur expérience, ils émettent parfois des doutes sur le statut démocratique de la cour d'assises. Rappelons que jusqu'en 1978, date de l'instauration du tirage au sort, l'essentiel des jurés se recrutait parmi les notables et les retraités et l'on ne comptait que peu de femmes.
Mais le tirage au sort, s'il a indéniablement conduit à la diversification sociologique du jury populaire, n'autorise pas à conclure qu'il a favorisé l'expression d'une justice populaire. D'abord de nombreux jurés convoqués demandent à être dispensés et la plupart d'entre eux –souvent de profession libérale– obtiennent gain de cause en se contentant d'envoyer un courrier à la cour d'assises. Mais surtout, la possibilité offerte à la défense et au ministère public de récuser des jurés contribue également à peser sur la composition sociale du jury. L'épreuve de la récusation est d'ailleurs mal vécue par des jurés qui se sont préparés à endosser un rôle et se voient disqualifiés à l'appel de leur numéro et de leur nom. N'étant pas motivée, la récusation laisse place à une pluralité de suppositions: «j'ai été récusée pour mon âge, il paraît que les vieux sont trop sévères», avance cette retraitée de 65 ans; «comme c'était un jeune accusé d'origine modeste, je lui ressemblais un peu, alors, l'avocat général m'a récusé de peur que je sois compréhensif», dit cet ouvrier de 30 ans.
Par ailleurs, la démocratie ne se réduit pas à la représentativité des jurés populaires. Il faut l'étudier à partir de l'observation du fonctionnement de la cour d'assises, en interrogeant les anciens jurés, les magistrats et les avocats. Dès lors que les jurés n'ont pas connaissance du dossier –en cela, ils sont dans la même situation que les assesseurs à cette exception près que ces derniers, plus aguerris au droit et forts de leur expérience saisissent très vite les subtilités du jugement et des débats–, qu'ils doivent écouter des débats dont le déroulement est organisé par le président, ils occupent un statut subordonné qui n'est guère contrebalancé par leur nombre (9 jurés et 3 magistrats en première instance, 12 jurés et 3 magistrats en appel): le principe «un homme, une voix» ne signifie pas que jurés et juges sont à égalité.
Un univers d'épreuves
On peut dire que pour les jurés, la cour d'assises est un monde d'épreuves. A côté de la récusation qui est souvent marquante, il y a la confrontation avec l'accusé et les faits incriminés mais aussi avec la victime ou ses proches dont les témoignages déstabilisent la sérénité ou la neutralité supposée des citoyens. Or «comment rester neutre quand on voit ce que les victimes ont enduré» s'interroge cette ancienne jurée? Les présidents de cour d'assises interrogés reconnaissent qu'il est difficile de rester «impassible devant tant de souffrance ou de misère humaine mais il ne faut pas manifester son opinion, la justice doit être impartiale» (une présidente de cour d'assises). C'est là un apprentissage que le juré effectue car en apprenant sur les autres, il en vient aussi à apprendre sur lui-même: «Je n'imaginais pas cette réalité, que des gens puissent ainsi faire du mal et que ça se passe près de chez nous!», ajoute cette jurée de 34 ans. Elle observe à l'instar d'autres témoignages qu'elle a été étonnée de sa capacité à être attentive et à adopter une posture ne trahissant pas ses sentiments et son opinion lors du procès.
Pourtant, et souvent bien des années plus tard, les jurés restent marqués par cette expérience, et certains d'entre eux ont dû consulter un psychologue pour en parler. Mais d'autres épreuves attendent le juré: celle du délibéré et celle de l'après assises. Les jurés comme les magistrats livrent des témoignages indiquant qu'il existe plusieurs façons de conduire un délibéré, variables d'un président à l'autre. Moment crucial, le délibéré prolonge les débats du procès avec cette fois-ci une sollicitation de tous les jurés, «même les plus effacés», indique ce président. Mais délibérer sur la culpabilité et si celle-ci est reconnue, sur la peine, engage fortement le juré et parfois son intime conviction est mise à mal. Si le délibéré relève bien, pour reprendre la formule de Habermas, d'une «éthique de la discussion», il n'est pas toujours vécu comme l'expression d'une démocratie. Non seulement les jurés qui exposent leur point de vue s'influencent mutuellement mais aussi le président et les assesseurs y jouent un rôle déterminant.
Cela amène certains jurés, à l'instar de cet ouvrier de 40 ans, à s'interroger sur une possible «orientation du jugement» par les juges. Ce même ouvrier trouve étrange que l'on puisse voter à l'issue d'une discussion, un peu comme si son jugement ne lui appartenait plus. Il faut dire que l'influence des juges n'est pas étonnante quand on sait qu'ils connaissent le droit (c'est particulièrement crucial quand il s'agit de se prononcer sur la qualification des faits et sur la peine) et ont accumulé une expérience professionnelle. Or cette légitimité des juges qui autorise leur influence donne lieu à des sentiments mitigés chez les jurés selon la manière dont les arguments des magistrats sont perçus. Un juré ayant siégé il y a une vingtaine d'année observe: «heureusement que nous étions plusieurs à avoir voté l'innocence car le juge voulait absolument qu'on déclare l'accusé coupable!». Etant le seul à connaître le dossier de l'instruction, le président peut à juste titre être convaincu de la culpabilité (ou de l'innocence) d'un accusé. Ce président de cour d'assises dit: «Quand vous avez des faits flagrants, qui montrent clairement que l'accusé est coupable, vous êtes mal à l'aise si certaines hésitations se manifestent au risque d'avoir un verdict injuste!» Ainsi, les jurés peuvent avoir l'impression qu'on leur a «forcé la main» et rester tourmentés par un vote qui est éloigné de leur intime conviction.
Mais l'autre tourment qui les travaille le plus souvent est celui de l'équité de la peine, où ils réalisent que l'accusé est aussi victime d'une histoire personnelle parfois chaotique, que la victime ne saurait être réhabilitée par la condamnation durable d'un inculpé ou que l'emprisonnement, «mal nécessaire», ne permettrait pas forcément la réinsertion du détenu. Or autant on pourrait penser que doutant de la culpabilité ou du montant juste de la peine, les jurés s'en remettent aux magistrats afin d'atténuer leur sentiment de responsabilité, autant ils savent aussi que leur voix pèse sur le verdict et qu'à ce titre, ils ne sauraient dégager en quelque sorte leur responsabilité en cas d'acquittement ou de condamnation sur fond de doute.
Mais bien que les jurés soient parfois critiques à l'égard du fonctionnement de la cour d'assises –juges autoritaires, experts peu crédibles, faible prise en considération des jurés et de leur point de vue, faible préparation de ces derniers à leur rôle–, et en dépit des épreuves vécues, ils sont attachés à cette institution. Ils y voient à la fois la capacité de la société civile à contrôler et/ou à accompagner le travail des juges que l'expression d'une promesse de démocratie puisqu'ils peuvent, selon leur valeurs morales et leur conception de la justice, peser sur l'issue du délibéré. De leur côté, les juges sont également attachés à cet échevinage surtout pour se rapprocher des citoyens et redorer l'image d'une justice fortement critiquée suite à des «erreurs judiciaires».
Enfin, notre enquête sur les anciens jurés souligne les effets plus ou moins durables de cette expérience citoyenne. Non seulement les jurés se sentent plus concernés par les affaires publiques mais certains d'entre eux cherchent à prolonger cette expérience en s'engageant dans des associations, un peu comme si le fait d'avoir été reconnu dans un rôle de «juge d'un jour» engendrerait un sentiment de «compétence politique» en vue de peser sur la vie quotidienne. Ainsi, les jurés interrogés sont extrêmement critiques à l'égard du projet de réforme visant entre autre à réduire le nombre de citoyens au sein de la cour d'assises –dite «simplifiée»– , notamment pour les crimes punis de 15 à 20 ans.