Billet de blog 6 janvier 2015

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A l'école, des notes qui sonnent faux. Hommage à Philippe Meirieu.

« L’échec de l’école réside dans un système de notation figé à l’âge classique », analyse Pierre-Philippe Bugnard, historien de l'éducation, (Université de Fribourg, Suisse) dans un hommage à l'infatigable pédagogue Philippe Meirieu, qui prend sa retraite de l'université.

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« L’échec de l’école réside dans un système de notation figé à l’âge classique », analyse Pierre-Philippe Bugnard, historien de l'éducation, (Université de Fribourg, Suisse) dans un hommage à l'infatigable pédagogue Philippe Meirieu, qui prend sa retraite de l'université.


Le 10 janvier 2015, Philippe Meirieu recevra l’hommage de son université, Lumière-Lyon 2, pour son départ à la retraite. Occasion rare de revenir sur un demi-siècle d’évolution pédagogique durant lequel l’auteur de Frankenstein pédagogue (2007) résista au philosophisme fin de siècle : l’imputation aux mœurs post-soixanthuitardes de l’échec de l’école. Les passéistes de toutes générations décrètent l’école en échec et prient pour un retour à sa tradition présumée. Or, face à la massification du secondaire, l’école savait d’expérience, après l’alphabétisation généralisée, que seule la différenciation pédagogique, donc l’évaluation, peut rendre autonome un élève dans l’hétérogénéité du cadre classe hérité. Toutes les pédagogies du monde n’ont jamais démontré autre chose.

Prenons donc l’affaire par son nœud gordien : la question de la suppression des notes, posée actuellement en France trente ans après l'avoir été en Europe du Nord. Deux tropismes éclairent le régime français contemporain de notation scolaire. En paraphrasant un professeur, on pourrait les formuler ainsi : « A l’image de la société, ma classe est composée de quelques élèves “faibles”, de beaucoup d’élèves “moyens” et de quelques élèves “forts”, distribution que je dois retrouver dans les résultats ! »  Et s’adressant à son élève : « Avec les fautes que tu as faites, la note de la copie d’examen que j’ai corrigée te donne une moyenne qui te fera redoubler ton année ! » 

Une vision coutumière du monde scelle le sort des élèves davantage en fonction d’habitus culturels que de leurs performances réelles. La « classe » est ravalée à l’image commune d’un échantillon étalonné pour une courbe gaussienne de résultats. Tant que la genèse conduisant à une telle logique de notation restera obscure, les réformes vers l’évaluation ne feront que substituer une norme à un autre norme : des couleurs ou des sigles aux notes par exemple.

La voie vers l’évaluation procède d’un système éducatif respectueux du postulat de l’éducabilité émis par la philosophie du XIXe siècle (Herbart), jamais dépassé, visant à une maîtrise disciplinaire pour le plus grand nombre possible d’élèves. La courbe des résultats obtenus devient alors celles d’une représentation en « J ». Elle traduit la correspondance entre performance et critère d’un référentiel, sans qu’une anticipation fataliste des capacités scolaires des élèves n’induise leurs résultats sur une échelle de valeur chiffrée. Dans la notation scolaire, c’est bien le curseur d’une médiane imaginaire qui est déplacé sur l’échelle de référence (en France, 1 à 20), le correcteur jouant sur la force d’un seuil appelé «moyenne» (10 sur 20). Norme sacrée, jamais examinée, elle trône au cœur des multiples procédés inconscients de l’examen dont Foucault s’étonnait dès Surveiller et punir que l’on n'en ait guère encore tenté l’histoire.

On en sait un peu plus aujourd’hui. À l’invention de la «classe», les jésuites font certes état de «notes» dans leur Ratio de 1599, mais pour marquer des «niveaux», non pas le travail d’un élève. Leur référentiel en comporte six, le meilleur indiqué par la «note» 1. Ainsi classé, l’élève échappe aux verges du «correcteur», se substituant même à lui pour «corriger» ses propres «copies» en fonction de «corrigés». C’était sans compter sur la propension des systèmes éducatifs à revenir au plus commode. Les lassaliens, en admettant qu’il soit possible de se «redixmer» de ses «mauvais points» par ses «bons points», introduisent l’idée d’une économie des performances scolaires. La «moyenne» n’est pas loin. Elle solennisera l’invention d’une échelle à base 10, après la Révolution, permettant le calcul d’un quotient scolaire à deux décimales dont l’apparente précision oblitèrera le mirage de la compensation des résultats aux disciplines principales, jadis «éliminatoires», par ceux issus des disciplines secondaires. Tout un jeu de réputations (nobles donc difficiles, telle l’orthographe en France, ou la mathématique ; utiles ou civiques donc plus à la portée des élèves, telles l’histoire ou la géographie), modulent la sévérité ou l’indulgence du correcteur. Sans parler des biais attachés à chaque personnalité de correcteur autant qu’à chaque comportement d’élève, par les effets de tendance centrale, de halo, pygmalion… qui influent sur la détermination des notes conditionnant l’obtention de la fameuse moyenne, juge suprême de la promotion ou du redoublement, à terme de l’orientation.

Là réside plutôt l’échec de l’école. La commodité d’un système, relativement à une évaluation docimologique, ses airs de fiabilité et de simplicité dédouanant le correcteur dans les décisions touchant l’avenir de ses élèves, expliquent la dévotion qu’éprouvent à son égard professeurs, parents, institutions…  Rien, à la genèse d’un procédé que nulle didactique n’imprègne, ne laissait augurer de ses dévoiements. Philippe Meirieu, qui a joué sa carrière à pousser l’école vers plus de pédagogie, contre les philosophistes figés sur ses habitus, le sait bien.

Pierre-Philippe Bugnard, Le Temps des espaces pédagogiques. Nancy : PUN – Presses universitaires de Lorraine (2013). 

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