Billet de blog 6 octobre 2015

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Air France fustige ses pilotes

Eric Thellier est commandant de bord du transport aérien français. A ce titre, il explique que « céder à la tentation de ramener les pilotes AF à égalité avec la moyenne des conditions d'emploi des pilotes des autres pays d’Europe, ce serait leur infliger un traitement particulier, discriminatoire, par rapport à l’ensemble de la population salariée française ».

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Eric Thellier est commandant de bord du transport aérien français. A ce titre, il explique que « céder à la tentation de ramener les pilotes AF à égalité avec la moyenne des conditions d'emploi des pilotes des autres pays d’Europe, ce serait leur infliger un traitement particulier, discriminatoire, par rapport à l’ensemble de la population salariée française ».


Air France a lancé à l'encontre de ses pilotes une vaste guerre de communication, largement relayée par des média souvent complaisants. Au vu des moyens considérables dont dispose la direction de la communication de la compagnie, sans comparaison avec ceux des organisations professionnelles de navigants, on peut en attendre un impact marqué. Faisant preuve d'une loyauté discutable, les directions successives de l'entreprise se sont d'ailleurs régulièrement employées à distiller une communication visant à installer une impopularité des pilotes au sein de l'opinion publique. Ce qui n'empêche pas ces professionnels d'exercer leur métier avec sérieux et rigueur, contre vents et marées.

Mais la stratégie consistant à désigner à la vindicte populaire une catégorie professionnelle qui n'a pourtant pas démérité n'augure rien de bon pour l'avenir des relations internes chez Air France. Est-il raisonnable de diriger cette compagnie en procédant de la sorte ? Ces agissements peu responsables ne sont pas conformes à la sérénité et donc à la culture de sécurité des vols qui doit prévaloir dans toute entreprise de transport aérien. 

La partie de poker menteur actuellement menée par Alexandre de Juniac avec -ou plutôt contre- ses pilotes, les craintes qu’il a délibérément suscitées au sein de cette population - pour ne citer qu’elle - relève d'une stratégie directoriale patiemment élaborée depuis la grande grève de septembre 2014, par laquelle les navigants techniques s'étaient opposés au développement irraisonné d'une activité low-cost au sein du Groupe - où à ses côtés- et à la dérégulation sociale qui va de pair. 

Dans le contexte actuel, chacun aura compris que le président d'Air France-KLM a besoin de l'exemplarité de concessions accordées par les syndicats de pilotes pour ensuite s'attaquer aux autres corps de métiers de l'entreprise. Mais notamment dans l'aérien, la fin ne justifie pas l'usage de n'importe quel moyen.

Il est sans doute plus aisé de s'attaquer en interne à une catégorie professionnelle numériquement peu représentée que d'affronter les vrais problèmes en externe : concurrence faussée du fait de l'invasion du pays par des compagnies low-cost aux conditions sociales inacceptables, parfois financées par nos impôts (facilités accordées par les collectivités locales au titre de l'attractivité), octroi de droits de trafic aux compagnies du Golfe vers nos aéroports nationaux en échange de juteux contrats industriels (ce dont se défendent nos hommes politiques, bien entendu), charges sociales hors normes, contributions excessives vers une pompe à finances d'état nommée Aéroport de Paris, taxes spécifiques à notre pays sur les billets d'avion.

Pour en revenir aux conditions d'exercice du métier par les pilotes d'Air France, seraient-elles si différentes de ce qui se pratique alentour (comprendre dans les grandes compagnies européennes) ? Il ne semble pas, même si les comparaisons sont peu aisées, du fait de multiples spécificités nationales, tant au niveau de la législation du travail, des profils de carrières ou des systèmes de retraites.

Les dirigeants d'Air France ne manquent pourtant  pas une occasion de comparer l'activité des pilotes maison aux « standards de l’industrie européenne  ». 

Certes. Mais il convient de conserver en mémoire qu'en 1999 la France s'est engagée dans un changement de société voulu par nos politiques : l'adoption de la semaine des 35 heures. Pour les Pilotes d'Air France, son application, avec la spécificité d'une activité décomptée en heures de vol, s’est déclinée dans un accord RTT signé en 2001. 

Cette particularité française des 35 heures a incontestablement réduit la compétitivité globale de notre pays au sein de la concurrence internationale. Jugez-en : au cours de l'année 2013, un salarié français à temps complet travaillait en moyenne 1661 heures, à comparer aux 1815 heures d’un hollandais, aux 1847 heures d’un allemand ou aux 1900 heures annuelles d’un britannique.

Alors que la moyenne hebdomadaire de travail était de 39,2 heures en Europe, elle était de 35,6 heures en France. Seuls les finlandais font moins.

L'objectif de ce propos n'est pas de dénoncer une faiblesse du temps de travail dans notre pays. Simplement, il faut constater que par choix politique, la moyenne de temps de travail en France est différente, pour toutes les catégories professionnelles, c’est un choix de société. 

Mais ce choix conduit mécaniquement à un coût de main d’œuvre plus élevé, que ce soit pour un pilote ou pour tout autre salarié. Alors, lorsque la direction d'Air France entend comparer ses coûts pilotes à ceux d’autres pays européens, prudence !... On ne peut pas si simplement pointer du doigt les pilotes français, alors qu’il faudrait intégrer dans ces comparaisons les options instaurées par nos responsables politiques, notre modèle de société, notre système social et fiscal.

On ne peut pas extraire une et une seule catégorie professionnelle -celle des navigants techniques- pour la comparer de façon abrupte à ce qui se pratique ailleurs, alors que c’est tout un système de société qui est différent, par choix politique.

Évidemment, dans le transport aérien, aux premières loges de la mondialisation, la concurrence ne s’embarrasse d'aucune frontière, pas même celles des limites européennes. Elle est donc directe, évidente, brutale et dénuée de règles. Mais céder à la tentation de ramener les pilotes AF à égalité avec la moyenne des conditions d'emploi des pilotes des autres pays d’Europe, ce serait leur infliger un traitement particulier, discriminatoire, par rapport à l’ensemble de la population salariée française. Cela reviendrait à un détricotage ciblé des 35 heures. Revient-il aux pilotes de jouer les avant-gardistes sur ce sujet ?

D’ailleurs, et sans vouloir aucunement attaquer nos collègues employés au sol est-ce qu'une comparaison objective en matière de coûts a été faite entre un chef d'escale d'Air France et la moyenne européenne, idem pour un ingénieur mécanicien, un cadre administratif ou un directeur de service ?

Certains choix de société, en France, ont conduit à une évidente perte de compétitivité de notre pays, mais il n’appartient pas aux seuls pilotes français de remettre le navire « France » à flot…

Ils n’y parviendraient d’ailleurs pas.

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