Un certain 11 septembre 2001. En France, l'avenir des salariés de Moulinex part en fumée. Étouffée par l'attentat survenu outre-Atlantique, la fermeture de l'entreprise d'électroménager ne fait pas de bruit. Fanny Gallot, doctorante en histoire, revient sur ce moment.
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Après ce jour, elles seront nombreuses à ne jamais reprendre le travail. Ce jour-là, le 11 septembre 2001, pour beaucoup d'entre elles, c'est par la radio ou la télévision qu'elles apprennent qu'elles sont au chômage partiel. Quelques-unes de l'équipe d'après-midi reçoivent l'appel d'une collègue leur expliquant de ne pas se déplacer. D'autres, enfin, se rendent au travail pour constater l'arrêt de la production. Le même jour, un comité central d'entreprise se réunit au siège de l'entreprise, à la Défense. A l'ordre du jour, comment rester attirant pour les clients et les éventuels repreneurs. « Il faut tout faire pour relancer la machine », affirment les administrateurs judiciaires. Plus tard, dans la journée, c'est Elizabeth Guigou, ministre de l'Emploi et de la Solidarité, qui reçoit les préfets du Calvados et de l'Orne.
Dépôt de bilan
Le « jour des tours », c'est le nom que les anciennes ouvrières de Moulinex donnent à la date de la fermeture de leur entreprise. Le jour de la fin de leur vie d'ouvrières, pour plusieurs milliers d'entre elles, a été occulté, même dans leur propre tête, par l'événement, la chute des tours du Word Trade Center. Un peu comme si elles avaient intégré que les bouleversements de leurs vies étaient moins importants.
Déjà, depuis plusieurs mois, « l'ambiance était plus pareil », la course au rendement était toujours plus effrénée. Puis, les quelques semaines précédant le dépôt de bilan, à mesure que des bruits couraient dans l'entreprise, que la production baissait, une ancienne ouvrière se souvient : « au lieu d'en faire 60 [micro-ondes], on en faisait plus que 55, 50... on réduisait au fur et à mesure qu'on entendait... et puis on manquait de pièces et l'ambiance était vraiment pourrie, [...] on nous obligeait quand même a travailler, fais tes rendements, quittez pas avant l'heure, et puis au bout d'un moment ça s'est calmé, ça. Quand on faisait plus les rendements, on avait plus les chefs sur notre dos, on s'disait, y avait quelque chose. On sentait qu'y avait un malaise mais on arrivait pas à mettre de mots, on arrivait pas à savoir réellement ce qui se passait. Et on voyait certaines personnes qui partaient, on savait qu'ils étaient pris ailleurs. » Pour les ouvrières, le 11 septembre est le jour de la fin de Moulinex, car c'est le jour de la mise au chômage partiel des salarié-e-s,
1022 personnes sur le carreau
À partir de ce jour, l'attente a commencé. L'attente du repreneur. Avec une question en suspens : pourra-t-il reprendre tout le monde ? Quelles usines choisira-t-il de fermer ? Tous les vendredis, les ouvrières appellent un répondeur pour savoir s'il faut revenir travailler ou pas le lundi. Le 22 octobre, le verdict tombe. Seb, concurrent de toujours, reprend Mayenne, Villaines-la-Juhel et Fresnay-sur-Sarthe. Pour Alençon dans l'Orne, Bayeux, Cormelles-le-Royal et Falaise dans le Calvados et Saint-Lô dans la Manche, c'est terminé. Finalement, seules 1856 anciens salariés de Moulinex sont repris contre 2878 qui se retrouvent sans emploi.
Pour ces derniers, la résistance s'organise : manifestations, collectes, actions de popularisation. Les produits Moulinex, tel un gigantesque fer à repasser conçu pour l'occasion, sont mis en avant sans succès. C'est alors que, dans la solitude, sombrent de nombreuses ouvrières. A 50 ans ou plus, les femmes de l'entreprise ne retrouvent pas de travail : « parce qu'au début, vous avez l'impression d'avoir des vacances, mais c'est des vacances qui durent… et puis quand vous d'mandez quelque chose et qu'on vous répond non, qu'vous n'avez plus l'droit à rien, vous existez plus. Et ça c'est dur. Quand vous voulez un logement, quand vous voulez des papiers, quand vous voulez un prêt. On vous dit bah oui, mais vous travaillez plus, vous n'avez plus l'âge, vous êtes trop vieille, vous n'avez plus droit à ça. Et là, dans les coups durs, c'est affreux. Ça vous rajoute une couche de désespoir sur la tête », raconte une ancienne ouvrière. L'isolement, le manque de perspectives en a conduit plus d'une au suicide.
Batailles juridiques
Mais, dans le même temps, des associations se constituent : l'Association pour l'insertion des chômeurs de Moulinex (Apic-MX) à Cormelles-le-Royal ou l'association Moulinex-Jean Mantelet à Alençon. Leur projet est à la fois de reconstruire du lien social entre les ex de l'entreprise et de les aider à se réinsérer. C'est aussi un lieu où des batailles juridiques se mènent, comme à Cormelles-le-Royal. C'est ainsi qu'en décembre 2009, les salariés de Moulinex ont obtenu une révision des dommages et intérêts, le licenciement ayant été jugé « sans cause réelle ». Enfin, depuis 2001, les salariés de Moulinex ont pris la plume avec l'aide de Philippe Ripoll dans Nous ne sommes pas une fiction et se sont même lancés dans le théâtre en 2004, dans la cadre d'un projet qui reconvertissait 17 chômeurs-euses dont 11 ex de Moulinex en comédien-nes pour prouver à la société « que je pouvais autre chose que du Moulinex ». Alors qu'aujourd'hui est un jour marqué par les dix ans du « nouvel ordre mondial », c'est ainsi que la vie continue pour les Moulinex.
Les citations sont toutes issues d'entretiens réalisés auprès d'anciennes ouvrières de Moulinex, dans le cadre d'une thèse sur « Les ouvrières, des années 68 au très contemporain, quotidien et représentations ».