C'est finalement une trajectoire d'une limpide rectitude : celle d'un homme qui veut le pouvoir pour lui et pour lui seul, sans partage. Le point de vue de Vincent Darracq, chercheur à l'IFRI.
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Samedi 4 décembre, alors que la Commission électorale indépendante, sous la supervision de l'ONU, a entériné la victoire de l'opposant Alassane Ouattara, Laurent Gbagbo vient de prêter serment et d'être investi Président. Le «roi des doubleurs» a encore doublé: prenant de vitesse son rival et la communauté internationale, il entame un nouveau « mandat gratuit » à la tête de l'Etat ivoirien. Elu une fois (en 2000), Président trois fois : il faut saluer la prouesse.
Pouvait-on s'attendre à un tel comportement de la part de l'ancien zélateur de la démocratie en Côte-d'Ivoire? Car il faut le savoir, Gbagbo, ça a longtemps été l'opposant opiniâtre à Félix Houphouet-Boigny, qui réclamait la démocratie et le multipartisme du temps où il en coûtait de s'opposer au «Père de la nation» et à un régime de parti unique économiquement florissant et soutenu par la France. Que ce soit dans l'activisme étudiant et la lutte syndicale à la tête du Synarès dans les années 1970, dans la clandestinité avec son parti, le Front populaire ivoirien, dans les années 1980, ou lors de la transition démocratique des années 1990, Gbagbo a payé le prix de son engagement militant : l'exil en France, dans des conditions matérielles plus que difficiles, la prison, à plusieurs reprises. Il était alors de bon ton, notamment au Parti socialiste, de saluer le courage physique et l'intégrité de celui qui a refusé, sous Houphouët comme sous son successeur Bédié, de vendre son âme pour un strapontin ministériel et qui a su capter et exprimer le mécontentement et les aspirations au changement des jeunes «déclassés» ivoiriens.
Est-ce vraiment cet inlassable bretteur de la démocratie, prêt à se mettre en danger pour elle, qui nie aujourd'hui le verdict des urnes et vole leur vote aux Ivoiriens ? Comme tant d'autres avant lui, l'homme a-t-il été transformé par ses années au pouvoir ? Certains insistent ainsi sur l'influence néfaste de la religion évangélique. « Born again » fervent depuis les années 1990, Gbagbo serait convaincu que Dieu l'a chargé de protéger la Côte d'Ivoire des forces des ténèbres. On invoque le pouvoir de l'argent : Gbagbo et son cercle auraient su utiliser sa présidence pour capter la rente cacaoière et caféière dans un affairisme politico-économique mafieux et n'ont nullement l'intention de renoncer à cette manne. On évoque enfin un inévitable (c'est l'Afrique) atavisme tribal qui amènerait Gbagbo à se comporter comme le chef exclusif d'une ethnie. Ce faisant, on lui attribue à tort la paternité de l' « ivoirité », cette doctrine élaborée par son prédécesseur Bédié pour (déjà) écarter Ouattara et sur laquelle il a habilement su surfer, et on se méprend sur les dynamiques sociales dont elle est porteuse.
L'implicite dans la doctrine de l'ivoirité, c'est qu'un vrai Ivoirien est un Ivoirien du sud et chrétien. Il est à ce titre significatif que les quatre districts dont les votes ont été annulés par le Conseil constitutionnel pour ouvrir la voie de la présidence à Gbagbo soient des districts du Nord, comme si on niait encore à ces populations leur légitimité à s'exprimer en tant qu'Ivoiriens et leur droit à participer par le vote à la communauté nationale. En définitive, dans un pays aux frontières tracées par l'ex-métropole et qui est une terre de migrations, la question que soulèvent l'ivoirité et son utilisation politicienne, c'est qu'est-ce que la nation ivoirienne, et qui en fait partie ? Tracer la délimitation entre le national et le non-national, définir l'identité nationale : voilà un questionnement universel, indissociable de la formation de l'Etat, dont n'est pas exempte la vieille Europe...
Et si, finalement, au-delà des explications historiques et sociologiques, tout n'était pas plus simple ? En vérité, l'homme qui refusait hier, alors que cela aurait été tellement facile, de siéger dans un gouvernement d'union nationale n'est-il pas rigoureusement le même que celui qui entend bien conserver son poste aujourd'hui ? C'est finalement une trajectoire d'une limpide rectitude qui se déploie devant nous : celle d'un homme qui, par delà les discours sur la démocratie et le socialisme, veut le pouvoir pour lui et pour lui seul, sans partage. Ce pouvoir dans son entièreté, il le voulait hier, il le veut aujourd'hui et il le voudra encore probablement demain. À ce titre, la communauté internationale devrait s'y faire : quels que soient le verdict des urnes et les opinions de l'ONU ou d'Etats-tiers, Laurent Gbagbo est le nouveau Président de la Côte d'Ivoire, et il exercera son mandat, et sans doute d'autres encore, si le Dieu auquel il rend grâce lui prête vie.
Vincent Darracq est docteur du Centre d'Etude d'Afrique Noire (CEAN) et chercheur TAPIR à l'IFRI