Billet de blog 20 mars 2012

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Un fait divers d’exception

«Victoire, même momentanée, de la violence sur les urnes, de la brutalité sur la parole politique», le fait divers de Toulouse et Montauban rappelle que «la violence est un message (...) dont la portée sera d’autant plus grande que sa théâtralité sera réussie». Par Xavier Crettiez, professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin.

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«Victoire, même momentanée, de la violence sur les urnes, de la brutalité sur la parole politique», le fait divers de Toulouse et Montauban rappelle que «la violence est un message (...) dont la portée sera d’autant plus grande que sa théâtralité sera réussie». Par Xavier Crettiez, professeur de science politique à l’université de Versailles Saint-Quentin.


Les drames de Montauban et Toulouse, dont tout laisse à penser qu’ils répondent à une même logique criminelle et sont probablement le fait d’une même personne (terroriste solitaire ou lone wolf selon l’appellation anglo-saxonne?), ont considérablement secoué la communauté nationale depuis ses élites, qui coupent court, pour le moment, à leurs querelles électoralistes jusqu’à la population, plongée dans l’effroi d’une violence aussi soudaine que barbare.

Pourtant, les faits divers pullulent sur les écrans cathodiques, certains dans nos frontières, d’autres à l’extérieur, qui viennent rappeler que le monde moderne et civilisé n’est jamais à l’abri de déferlements de haine. On compte par dizaine les assassinats et crimes morbides en France et des émissions à succès dissèquent parfois brillamment des biographies criminelles fascinantes autant que répulsives. Nombre de drames ont parfois touché un nombre plus important de victimes, que la violence soit intentionnelle ou le plus souvent résultant d’une erreur humaine aux conséquences mortifères. Qu’est-ce qui explique que ce fait divers retienne à ce point l’attention de toute une population, brise les codes de la guérilla politicienne, force les agendas médiatiques, occupe les unes des grands quotidiens sitôt la nouvelle connue, bouscule les prompteurs des chaînes d’info et alimente les conversations, entre horreur et compassion, de millions de Français?

L’exceptionnalité tient selon nous à trois éléments conjoints qui viennent rappeler que la violence est un message (détestable) et une mise en scène (morbide) dont la portée sera d’autant plus grande que sa théâtralité sera réussie. Derrière les actes de sang qui tuent et blessent victimes et proches, ce sont des mots et des symboles qui heurtent le plus grand nombre. La violence n’est vraiment exceptionnelle –et exceptionnellement blessante– que lorsqu’elle assassine au-delà de ses cibles immédiates et directes jusqu’à fragiliser les consciences et les certitudes de chacun d’entre nous, non familiers des victimes mais éprouvés par ce que les suppliciés expriment. La violence exceptionnelle est à la fois physique, en s’en prenant aux corps, mais également symbolique en déstabilisant les identités collectives ou en brisant les repères de la communauté. A Toulouse et Montauban, c’est cette double violence qui a traversé l’actualité.

Les crimes commis sont investis d’une symbolique lourde, probablement à dessein, qui condense les grands interdits et traumatismes de la France contemporaine. Le statut des victimes n’est pas neutre: l’armée d’abord, incarnation pour beaucoup d’une forme de la grandeur nationale, visée sans sommation, en situation de paix, par surprise, en dehors des règles qui sont habituellement les siennes pour accepter la mort, celles du combat et de la guerre; des jeunes issus de l’immigration maghrébine ou originaires des Antilles, porteurs de cet uniforme défait, instillant dans l’acte criminel un soupçon de racisme et de xénophobie, latent dans notre pays même si fort heureusement il ne prend que rarement des voies d’expression aussi radicales; des enfants à Toulouse, symboles par excellence dans notre monde moderne de l’innocence, vecteurs de toutes les attentions et douceurs, ontologiquement éloignés des rudoiements et excès de la politique; des enfants juifs de surcroît, ajoutant au sentiment de racisme un violent dégout face à l’antisémitisme affiché. Le tabou du meurtre froid et volontaire de jeunes juifs visés «pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font», dans ce Sud-Ouest de France, a été ici brisé, faisant remonter à la surface de notre mémoire collective des réminiscences d’un passé qui ne passe pas (fort heureusement oserait on dire) mais s’affiche ici dans toute son obscénité.

Ce qui marque aussi dans ce drame, devenu national, c’est le contexte dans lequel il sourd. Contexte géographique qui est celui d’un monde rural longtemps perçu comme éloigné des affres et vicissitudes des grandes mégalopoles urbaines. Que le premier temps de cette série dramatique s’inscrive dans le Tarn-et-Garonne, au cœur d’une ville aux accents chantants, surprend et bouscule un imaginaire national, principalement urbain, persuadé que nos campagnes ont su résister à la dureté des conditions de la ville. Même si l’idée d’une violence grandissante relève du mythe, son surgissement dans une région puis une ville réputées pour leur douceur de vivre fragilise les certitudes et participe au sentiment d’insécurité que les statistiques criminelles de ces derniers siècles font pourtant mentir. Le contexte est aussi temporel, venant briser le déroulement progressif d’une campagne électorale rude et parfois agressive mais pas sanglante. C’est là un des paradoxes dont profite ce fait divers: alors que le calendrier est tout entier tourné vers la préparation de ce grand rendez-vous de la civilité électorale, celle-ci s’arrête net devant l’irruption d’une violence brutale et primaire dont elle est pourtant historiquement la réponse ritualisée. Le vote et son encadrement partisan ont été inventés pour mettre à distance la violence comme forme dominante de régulation des rapports sociaux. A l’expression de la force brute devait se substituer une rhétorique de la conviction. Et voilà qu’une actualité dramatique car criminelle vient briser l’élan civique du pays. La force de l’émotion comme la peur du paraître électoraliste expliquent bien entendu cette retenue collective, mais le symbole est lourd, celui d’une victoire même momentanée de la violence sur les urnes, de la brutalité sur la parole politique.

Enfin, ce qui choque les observateurs anonymes que nous sommes tous, c’est le surgissement soudain et inattendu de cette violence physique dans un quotidien qui, quoiqu’on en dise, demeure en France très protégé. L’historien Norbert Elias l’avait montré: la violence au cours des siècles a changé de nature et c’est désormais moins la peur de l’extérieur qui nous obsède, à l’image de nos très lointains aïeux (celle de la forêt environnante, des déplacements dangereux, de l’attaque toujours possible) que la peur de notre propre incapacité à contrôler nos pulsions, à endosser notre rôle, favorisant l’irruption de sentiments nouveaux comme la pudeur ou la gêne. Ce retour brutal de la violence effraie dans un monde qui ne la connaît plus ou très peu, participant à l’accentuation sans borne du sentiment d’insécurité et à la dilution d’une notion, maintenant que tout ou presque est violence (ne parle-t-on pas de violence fiscale, intellectuelle, morale, professionnelle… ?). Cette irruption d’une violence froide, de surcroît très bien mise en œuvre, fascinante de détermination et de professionnalisme, de la part d’un homme qui en est vraisemblablement un spécialiste, dans un univers moderne où nous avons pour la plupart désappris les modalités pratiques de la violence, terrifie, persuadés que nous étions d’avoir définitivement coupé avec la barbarie.

L’irrationalité apparente de l’acte tranche avec la rationalité de notre époque, protectrice et confortable. Ce drame, comme celui de l’été dernier en Norvège auquel on ne manquera pas de se référer, vient rappeler aux démocraties tranquilles que la violence ne disparaîtra jamais totalement. Il est du devoir des pouvoirs publics de la combattre mais il est illusoire d’imaginer s’en défaire à jamais. Les sociétés humaines, même les plus «civilisées», comme le rappelait opportunément et parfois avec excès le sociologue allemand Wolfgang Sofsky, accompagneront toujours leur développement culturel de sursauts de violence.

 http://xaviercrettiez.typepad.fr/

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