Léonard Naraych est agriculteur exploitant dans la région Rhône-Alpes. Partant du principe que «le monde rural subit aujourd'hui une crise structurelle», il propose une analyse du phénomène. «Parallèlement à la crise économique du monde agricole, on observe un certain nombre de problèmes culturels entrainés par la péri-urbanisation.»
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«L'homme aime tant l'homme que quand il fuit la ville, c'est pour chercher la foule, c'est à dire pour refaire la ville à la campagne.» Charles Baudelaire, Journaux intimes
«Vous aimez la liberté ? Elle habite la campagne.» Andrès Bello
23 juin 2009, la nomination est confirmée. Le sénateur du Rhône, Michel Mercier, ancien trésorier du Modem entre dans le gouvernement Fillon II en tant que ministre de l'Espace rural et de l'aménagement du territoire. Par-delà l'ouverture au parti de François Bayrou, ce nouveau portefeuille gouvernemental entérine un fait de société balbutiant, dont le politique tente de se saisir : la ruralité est un enjeu d'action publique et par là même de réflexion. Les réactions ne se sont pas faites attendre. Le président de Chasse, pêche, nature et traditions, Frédéric Nihous se félicite de la création d'un «secrétariat d'Etat à l'Espace rural». Pour le dirigeant du parti tendant à représenter les campagnes françaises, «la ruralité devient une priorité nationale, tant mieux, (...)». L'espace rural fait donc l'objet d'une attention toute particulière des pouvoirs publics depuis quelques années. Mu par un objectif d'aménagement du territoire, le gouvernement lance à l'issue du CIACT du 14 octobre 2005 les pôles d'excellence rurale. Sous la houlette de Christian Estrosi, alors ministre délégué à l'aménagement du territoire, cette initiative vise à dynamiser l'activité économique des campagnes françaises tout en y développant les actions en faveur du développement durable et la promotion des innovations technologiques.
La ruralité est ainsi souvent évoquée par les pouvoirs publics et par les médias. Cependant, on observe que cette notion est relativement floue. Dans le dictionnaire de la géographie, «la géographie rurale étudie la campagne et non pas seulement l'agriculture». «La campagne, quant à elle, s'oppose à la ville, les faits de la campagne sont les faits ruraux[1]» L'INSEE estime que «toute agglomération de plus de 2000 personnes est rangée dans la catégorie urbaine ; la campagne se définit à nouveau négativement : c'est le reste [2]». Afin de sortir de cette définition par la négative, nous dirons que la ruralité désigne à la fois le territoire des agglomérations de moins de 2000 personnes et l'identité sociale vécue de ses habitants. Au sein de cet espace, on distingue un ensemble de sociabilités villageoises caractérisées par une relation de proximité interne à chaque agglomération. L'espace rural vit sur l'héritage de l'agriculture qui constitue encore parfois l'activité professionnelle d'une partie de la population. Nous pouvons détacher des degrés de ruralité en fonction de la proximité d'une ville ou d'une agglomération de plus de 2000 habitants[3]. Au cours du XXe siècle, nous pouvons observer une diminution des populations rurales : 19,7 millions en 1936, 14,9 millions en 1968, 14,7 millions en 1990 et 14,3 millions en 1999. À l'inverse, la population urbaine a doublé entre 1936 et 1999, passant de 22,1 à 44,2 millions. Cependant, il faut observer que le phénomène de rurbanisation modifie légèrement la donne. Des populations citadines s'implantent dans les campagnes avoisinant les grands centres urbains. Les espaces périurbains ont en effet subi la plus forte augmentation - 3 millions de personnes - entre 1990 et 1999[4]. Les campagnes françaises ont tendance à être repeuplées par d'anciens citadins. Ces migrations inversent l'exode rural entamé au XXe siècle.
Définir la notion de ruralité est d'autant plus difficile qu'elle est porteuse d'un ensemble de prénotions majoritairement péjoratives. Dans la lignée d'une France paysanne qui compose la majorité du territoire et de la population de la féodalité aux années 1950, la ruralité est invariablement associée aux activités agricoles. L'atavisme du travail de la terre serait ainsi radicalement inadaptable à la flexibilité et au mouvement induits par la modernité. L'agriculture, la pêche et la chasse deviendraient ainsi les ennemis du respect de l'environnement et de la promotion du développement durable. Fréquemment opposée à l'urbanité ou à la citadinité, la ruralité n'est pas envisagée comme un moteur de modernité et de progrès. Elle est plutôt considérée comme un espace marqué par l'immobilisme, voire la résistance aux progressismes matériels et intellectuels. La ruralité serait marquée par la réaction politique, le conservatisme des mœurs et le retard culturel de ses habitants. Les modes vestimentaires, musicales, alimentaires et technologiques s'y développeraient avec un retard indu. Comme le rappelle l'écrivain Pierre Bergougnioux, «Il y a matière à confusion dès qu'on évoque la terre, Barrès est un phraseur réactionnaire et chauvin, un esthète brillantiné, un cabot.[5] » Notre propos ne sera donc pas de dire si ces opinions sur la ruralité sont justes ou fausses. Cependant, nous observons avec effroi que ces opinions ou prénotions interdisent de penser la ruralité. Cantonné hors du progrès moderne, l'espace rural est un tabou de la pensée. Maladie honteuse de la France, à rebours de la séduction et de l'attrait politiques et sociétaux, nous nous empêchons de penser un espace qui représente plus de 80% du territoire français et pas loin du quart de ses habitants. Plus grave encore, cet impensé des forces progressistes pousse irrémédiablement les campagnes françaises vers les représentants de la réaction, les démagogues de la frustration, les tenants de la nostalgie revancharde.
Nous pensons au contraire qu'il est nécessaire de repenser la ruralité afin de la réintégrer dans le cycle de la modernité et du progrès. L'identité rurale est une composante essentielle de la République une et indivisible. Il s'agit donc de pallier les gênes identitaires de la ruralité pour replacer cette dernière dans l'universel de notre espace public. Nous suivrons avec ferveur les propos de Pierre Bergougnioux : «Je suis un crétin rural fortement ancré à gauche. Je ne regarde ni ma patrie, ni ma personne comme revêtues d'une plus particulière qualité. Au contraire, je sens, je sais de quelle défaveur elles sont frappées. (...) Elles (les violentes, tranchantes catégories du matérialisme historique) m'ont prémuni contre l'esprit régionaliste, les vanités locales qui nourrissent le mépris, l'incompréhension d'autrui et de soi. (...) Jusqu'à une époque récente, des morceaux de la Gaule chevelue restaient pris dans la France républicaine et jacobine. Ils livraient aux enfants quelques dédommagements à l'absence des biens centraux que sont les monuments célèbres, les grandes bibliothèques et les musées, les établissements d'enseignement supérieur, la puissante rumeur des capitales, la vibration du présent. De tout cela, nous n'avons rien soupçonné aussi longtemps que nous sommes restés enfouis dans les vallons ombreux de la périphérie.[6] »
1. La nouvelle séduction des campagnes, d'un retour à la terre à l'autre
Mythe fondateur du régime vichyste, la terre, celle qui ne ment pas, a servi la réaction conservatrice du Maréchal Pétain. Elle a également pu être le héraut d'une autre société plus juste et plus solidaire. La campagne a ainsi pu être tour à tour l'incarnation de la nouvelle société droitière et de l'idéal alternatif de gauche. En effet, dans la lignée des évènements de Mai 1968, une jeune génération a cru bon de suivre l'épilogue du Candide de Voltaire en vivant modestement grâce à la culture du jardin, loin des tracas de la ville et de la modernité. L'imagerie populaire a su d'ailleurs présenter et parfois même moquer la morale hippie. Le film les Babas cool de François Leterrier, sorti en 1981[7], raille gentiment les travers d'une communauté hippie de Provence. La chanson Le déserteur de Renaud, écrite en 1983, décrit la même situation : «On a une vieille bicoque, on la retape tranquillement, on fait pousser des chèvres, on fabrique des bijoux, on peut pas dire qu'on s'crève, l'travail, c'est pas pour nous. [8]»
Le repeuplement des campagnes par de jeunes citadins en mal de nature n'est pas mort avec l'idéal hippie. Durant la décennie des années 1980 et plus encore durant les années 1990, les attraits du cadre de vie campagnard a su séduire un certain nombre de français. L'institut Ipsos s'est penché en 2003 sur ce phénomène des néo-ruraux[9]. Trois caractéristiques définissent statistiquement le néo-rural. Ce dernier doit habiter une commune rurale de moins de 2000 habitants dans laquelle il réside depuis plus de 5 ans. Son précédent domicile doit être établi dans une commune de plus de 2000 habitants et situé à plus de 50 kilomètres de la commune d'habitat actuel. D'après cette étude, les néo-ruraux représentent plus de 2 millions de personnes, soit 4,2% de la population de plus de 15 ans. La plupart d'entre eux (95%) s'installent en campagne pour bénéficier d'une meilleure qualité de vie. Certains (14%) entendent participer au renouvellement et au développement du milieu rural. L'idéal hippie est donc une composante encore active chez certains néo-ruraux. Jérémy Bémon, informaticien néo-rural, déclare ainsi : «J'ai souffert pendant longtemps de me sentir dans une vie dans laquelle je ne me sentais pas. Je veux m'épanouir en travaillant avec mes mains, mon corps. Je souhaite offrir une production saine et changer un système qui n'apporte pas de réponse aux problèmes économiques et écologiques en devenant acteur. [10]» Une étude similaire réalisée dans le cadre du Groupe d'Action Locale «Espace Cévennes» en 2003[11] montre que les néo-ruraux constituent une population majoritairement jeune. 46% d'entre eux ont en effet entre 25 et 34 ans. Ils sont issus de catégories socioprofessionnelles modestes avec un niveau de formation similaire à la moyenne nationale. Cette caractéristique s'avère cependant variable en fonction de la proximité d'un grand centre urbain. Les communes rurales avoisinant une grande ville voient immigrer des néo-ruraux issus de catégories socioprofessionnelles plus élevées. La distance réduite avec le centre ville permet ainsi aux professions libérales et aux cadres supérieurs d'habiter dans une zone rurale tout en continuant de travailler en ville.
L'arrivée de ces nouvelles populations dans les territoires ruraux entraîne des modifications dans la sociabilité villageoise. Le rural s'est constitué durant des décennies par son appartenance à un lieu. Les structures de solidarité et de rassemblement collectif s'organisaient donc en fonction d'une appartenance à un espace. La connaissance familière de cet espace entraînait donc une projection sensorielle forte dans cet espace. Si, en ville, la vue est fortement sollicitée, tous les sens du rural sont mobilisés pour lire son environnement. En raison de cette solidarité spatiale, les ruraux se sont souvent vus comme homogènes d'un point de vue sociopolitique. Cette homogénéité couplée à un certain immobilisme social a fait le jeu des notables dans la lutte politique. En campagne, on a donc souvent vu une personnalité distinguée de la société civile se faire élire grâce à ses qualités civiles et non en raison d'un clivage politique. L'arrivée d'une population connaissant moins bien l'espace a modifié les structures de solidarité et de rassemblement. La sociabilité villageoise recoupe désormais celle d'un réseau qui dépasse largement celle du lieu d'habitation. Les affinités amicales, socioprofessionnelles ou politiques deviennent ainsi des vecteurs de rencontres. [12]
De la même manière, la place de l'agriculture était une composante fondamentale de la vie des villages. Comme l'a brillamment démontré Henri Mendras au milieu des années 1960, la civilisation paysanne a fini de s'éteindre[13]. En effet, composant en 1962, 48% des ménages ruraux, les agriculteurs ne constituent aujourd'hui que 8% de la population rurale. La ruralité se développe donc avec une minorité d'agriculteurs. Cependant, l'identité paysanne continue de jouer un rôle très important au sein de la population néo-rurale et rurale. Les objets agricoles constituent encore dans les communes rurales une partie du mobilier urbain et de l'habitat. Ces composantes de la vie paysanne traditionnelle sont souvent «exhibées hors de tout contexte[14] ». D'autre part, une grande partie des néo-ruraux ont une activité agricole. Cette dernière peut relever du loisir (jardinage, exploitation personnelle de vignes, etc.) ou devenir professionnelle. Certains néo-ruraux s'installent en campagne pour devenir agriculteurs. Regroupés dans des structures collectives et/ou autogérées, ces derniers se lancent dans des projets agricoles marqués par le réalisme économique et orientés sur les cultures biologiques. Marie Pons, animatrice de l'Association pour le développement de l'emploi agricole et rural des Bouches-du-Rhône, déclare ainsi : «Agriculteur devient un nouveau métier après une expérience professionnelle. Les gens ont envie de travailler dehors, de produire. L'agriculture bénéficie d'un regard plus positif.[15] »
L'arrivée des néo-ruraux en campagne a modifié la structure villageoise. Elle a ainsi été porteuse de mélanges culturels bénéfiques pour les deux populations cohabitants. Cependant, elle a également été l'occasion d'appropriations culturelles abusives et de rejets identitaires.
2. Les luttes culturelles autour de la ruralité : ruraux contre rurbains
Toute civilisation s'érige sur le cadavre fumant d'une victime arbitraire. L'élimination de cette dernière réduit les appétences à la violence d'une civilisation. Considérée comme le fauteur de troubles et le remède providentiel, cette victime se pare d'une dimension sacrée au sein de la civilisation. Mythe fondateur, la victime est régulièrement mobilisée au cours de l'histoire de la civilisation. C'est la thèse que soutient le philosophe, anthropologue et académicien français René Girard dans La violence et le sacré[16]. Il en va de même pour les communautés rurbaines. En effet, l'installation des citadins dans les campagnes françaises passe indubitablement par la mort culturelle de l'habitant rural. Cette victime arbitraire de la rurbanisation permettra aux néo-ruraux de développer une culture nouvelle dans laquelle l'image du rural sera réappropriée pour ressouder les liens culturels du groupe.
L'histoire de la rurbanisation a été marquée par une lente domestication de la culture rurale. Les campagnes françaises situées à la périphérie des villes françaises connaissent la présence d'habitants des villes depuis le XIXe siècle. En effet, les demeures bourgeoises et châteaux ruraux, à proximité des grandes agglomérations, ont été construits et rachetés par les bourgeois citadins. À partir de la fin du XIXe et jusqu'à l'après-guerre, les familles citadines aisées possèdent fréquemment une maison de campagne dans laquelle elles se rendent pendant les vacances et en fin de semaine. Cette présence citadine plus ou moins continue pose peu de soucis à la population rurale pour différentes raisons. Tout d'abord, malgré un écart social et financier conséquent entre les riches familles et les populations locales, cet écart ne se traduit pas par une violence de classe. L'intermittence d'habitation des familles bourgeoises entraîne une cordialité respectueuse mais distante avec les ruraux.
Les années 1970 et 1980 marquent un profond changement dans la dynamique de rurbanisation. Les populations néo-rurales se font à la fois plus nombreuses et plus modestes. Issues de la classe moyenne supérieure, ces populations sont marquées par un niveau d'éducation relativement élevé. Petits fonctionnaires, cadres moyens dans le privé, professions libérales rejoignent progressivement les campagnes dans lesquelles le prix des habitations reste accessible et le cadre de vie se révèle extrêmement agréable. Fréquemment emprunt d'une culture de gauche, les populations néo-rurales s'ouvrent sur la culture rurale sans la prendre avec condescendance et sans se l'accaparer. Cela rend leur intégration dans la sociabilité villageoise relativement simple. Ces populations néo-rurales marquent un intérêt certain pour le travail agricole et les festivités qui lui sont attenantes (vendanges, fête des moissons, etc.) L'arrivée d'une nouvelle population étant l'occasion d'un métissage culturel, les codes culturels des néo-ruraux se transmettent également au sein de la population. Les sous des écoles entament des manifestations scolaires d'ouverture sur les cultures du monde, Maghreb et Afrique sub-saharienne notamment. Les contacts intergénérationnels se multiplient. Les personnes du troisième âge d'extraction rurale gardent les enfants des actifs néo-ruraux.
La domestication de la culture rurale s'opère à partir des années 1990 et se poursuit après le tournant du millénaire. Le développement et l'extension territoriale des grandes métropoles françaises entraînent une envolée des prix des habitations dans les campagnes avoisinant ces grandes villes. L'amélioration des moyens de communication routier, autoroutier, technologique et numérique participe également au gonflement de la bulle immobilière des espaces ruraux périurbains. Pour donner un ordre d'idée de cette explosion de l'immobilier, lorsque 1000 m2 de terrain à construire valaient environ 250 000 francs (environ 35 800 euros) au début des années 1990, à proximité d'une grande métropole, cette même superficie coûtait 1 million de francs (environ 143 000 euros), en 2007, juste avant la crise immobilière de 2008-2009. Dès lors, la forte augmentation des prix immobiliers a attiré une population beaucoup plus aisée : professions libérales, chefs d'entreprises, cadres supérieurs de la fonction publique et du privé. Au sein de la cellule familiale, le mari travaille dans la métropole de proximité et son salaire conséquent permet à sa femme d'élever les enfants tout en participant aux activités scolaires et parascolaires. Les codes culturels et sociopolitiques de ces néo-ruraux sont bien différents de la génération précédente. Les nouvelles familles restent très attachées au mode de vie urbain. Poursuivant des loisirs urbains, ces familles ne participent pas aux activités collectives et aux festivités villageoises qu'elles envisagent comme une sub-culture. Désirant marquer une différence socioculturelle avec les autochtones, les nouvelles familles affichent de manière ostentatoire les atours de la réussite sociale et de la culture citadine : pratique du quad et de la moto trial, déplacement des enfants en voiture quatre roues motrices, construction de piscine...
Dans un premier temps, la sociabilité villageoise est coupée en deux entre de toutes récentes populations opposant leur mode de vie à une population plus ancienne, rurale et néo-rurale ancienne. Cette dernière génération néo-rurale commence à s'investir dans l'économie villageoise par une appropriation des lieux de pouvoir. L'espace associatif est ainsi progressivement accaparé par les nouvelles familles. Cette prise de contrôle s'opère par un évincement des organes de direction des associations puis par une imposition de nouveaux codes culturels. La teneur culturelle des associations parascolaires a ainsi commencé à changer au milieu des années 1990 sous la houlette des nouvelles familles. Les associations de loisirs évoluent à leur tour (musique, peinture, théâtre, histoire,...) Ayant repris le contrôle formel de ces structures de loisirs, les nouvelles familles se lancent dans une réappropriation symbolique de l'histoire du lieu. Les manifestations culturelles autour de l'histoire du village se multiplient, mettant fréquemment en scène les ancêtres ruraux du village. Ces derniers sont renvoyés à un passé immémorial duquel descend le pouvoir des nouvelles familles, détentrices aujourd'hui du pouvoir. Le passé du lieu devient donc une production des nouvelles familles qui se parent, par là même, de la légitimité historique du lieu. Les pratiques professionnelles agricoles ont été reprises par les nouvelles familles. L'agriculture devient ainsi un loisir servant tout autant à préserver la beauté d'un paysage qu'à cultiver les fruits de la terre. À grand renfort de campagnes de communication dans la presse, les nouvelles familles affichent l'attachement aux valeurs modernes de la nouvelle utilisation de l'agriculture, en se gardant bien de rappeler que certaines des organisations agricoles professionnelles ont été les pionnières de l'agriculture raisonnée, au service du respect des paysages et de l'environnement. Afin de satisfaire ce besoin champêtre de loisir, les nouvelles familles écrasent les subsides de familles vivant difficilement mais fièrement de l'agriculture.
Après avoir acquis le contrôle des productions culturelles du village, les nouvelles familles évincent les ruraux du pouvoir politique. Traditionnellement, les mairies rurales ne sont pas colorées politiquement. Le conseil regroupe toutes les sensibilités politiques et sociales afin de mener une politique de consensus qui ne spolient aucun des infra-groupes du village. Les nouvelles familles créent des listes d'opposition, se détachant de la pratique politique locale. Représentant les intérêts des nouvelles populations, elles rompent avec la culture consensuelle et redistributive. Ainsi, après avoir été élue, la nouvelle municipalité réoriente les politiques publiques en faveur de ses électeurs. Elles spolient par là même les populations rurales originelles qui se voient écartées du développement du village.
La prise de pouvoir de ces nouvelles familles s'assimile par bien des aspects à une colonisation pure et simple. Un territoire public n'appartient à personne, si ce n'est à la République française. Chaque personne désirant s'installer dans un village français peut le faire librement et s'y sentir accueilli comme chez lui. Toutefois, comme ce fut le cas durant les années 1970 et 1980, l'immigration néo-rurale doit être l'occasion d'une refonte des cultures originelles dans un même creuset républicain pourvoyeur d'égalité. La spoliation de la culture rurale durant les années 1990 foule aux pieds cette dimension égalitaire, le développement culturel partagé qui fut l'essence même du pacte social rural. Il est véritablement affligeant de voir aujourd'hui les ruraux subire les feux de la colonisation comme les tribus amérindiennes durant le XIXe siècle. C'est ainsi, les ruraux deviennent des sioux. Tout comme ces peuples des plaines, les ruraux n'envisageaient pas le village comme une propriété inaliénable. Bien au contraire, l'arrivée de nouvelles populations était l'occasion d'un enrichissement. Mais un jour, les nouveaux arrivants ont déclaré que leur culture était rétrograde et devait être repensée. Ce sont ces nouveaux arrivants qui se sont permis de repenser la culture rurale selon leurs propres critères, sans consulter les indigènes ruraux.
Les ruraux deviennent donc des «dominés des dominés» selon la typologie de Pierre Bourdieu[17]. Le sociologue estimait en effet que les plus déshérités cumulaient des handicaps dans la capitalisation culturelle, sociale et financière. En effet, les ruraux relèvent d'une culture illégitime qui ne leur offre pas de voie d'accès dans les médias. Si un média s'y intéressait, une chronique sur leur mode de vie deviendrait à coup sûr une romance condescendante sur les accents arriérés d'une population en marge du progrès. La réussite scolaire implique d'être encadré par une famille développant un intérêt pour le monde de la culture et des études. Les cas se révèlent singulièrement peu nombreux chez les ruraux et une majorité d'enfants des campagnes s'orientent dès la sortie du secondaire vers des voies professionnelles. Les métiers de plombier, de boulanger et de garagiste sont d'une rare noblesse et offrent un épanouissement sans fin à leurs praticiens. Toutefois, ils empêchent malheureusement de voir les salles confortables du collège de France, la musique feutrée de l'Opéra Garnier et les toiles surprenantes de Jean-Michel Basquiat.
[1] «Dictionnaire de la géographie», P. George, PUF, 1970. Articles : «la campagne», p. 54, « rural », p. 376 cité dans J.-P. Guérin, H. Gumuchian, «ruraux et rurbains : réflexion sur les fondements de la ruralité aujourd'hui», Revue de géographie alpine, 1979, Vol. 7, n°1, p. 89
[2] J.-P. Guérin, H. Gumuchian, «ruraux et rurbains : réflexion sur les fondements de la ruralité aujourd'hui», Revue de géographie alpine, 1979, Vol. 7, n°1, p. 89
[3] J.-P. Guérin, H. Gumuchian, «ruraux et rurbains : réflexion sur les fondements de la ruralité aujourd'hui», Revue de géographie alpine, 1979, Vol. 7, n°1, p. 99
[4] Source : chiffres de L'INSEE.
[5] Antoine Spire, «Entretien avec Pierre Bergougnioux», Le Monde de l'éducation, avril 2002
[6] Antoine Spire, «Entretien avec Pierre Bergougnioux», Le Monde de l'éducation, avril 2002
[7] François Leterrier, Quand tu seras débloqué , fais-moi signe ! ou Les Babas cool, 1981
[8] Le déserteur, Renaud, 1981, cité dans, Jean-François Poupelin, «ex-citadins et néo-paysans, mais loin d'être des rêveurs baba-cool», Rue 89, le 23/06/2009
[9] Ipsos, « «néo-ruraux» : portrait des citadins venus s'installer à la campagne», 4 juin 2003, www.ipsos.fr/CanalIpsos/articles/1126.asp
[10] Jean-François Poupelin, «ex-citadins et néo-paysans, mais loin d'être des rêveurs baba-cool», Rue 89, le 23/06/2009
[11] Groupe d'Action Locale «Espace Cévennes» , www.espace-cevennes.com
[12] J.-P. Guérin, H. Gumuchian, «ruraux et rurbains : réflexion sur les fondements de la ruralité aujourd'hui», Revue de géographie alpine, 1979, Vol. 7, n°1, pp. 89-104
[13] Henri Mendras, la fin des paysans, Paris, Actes sud, 1992 (1967), Ibid.
[14] J.-P. Guérin, H. Gumuchian, «ruraux et rurbains : réflexion sur les fondements de la ruralité aujourd'hui», Revue de géographie alpine, 1979, Vol. 7, n°1, p. 101
[15] Jean-François Poupelin, «ex-citadins et néo-paysans, mais loin d'être des rêveurs baba-cool», Rue 89, le 23/06/2009
[16] René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, 1998 (1972), Ibid.
[17] Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Editions de Minuit, 1979