
De quoi est fait le plaisir de lire ? De quelle matière est tricoté ce délice quasi-jubilatoire qu’on ressent parfois en découvrant la petite musique d’un auteur, en faisant corps avec ses récits, en se reconnaissant dans la silhouette de certains de ses personnages ? Nul ne le sait et nul ne le saura probablement jamais. A l’évidence, Alice Munro, grande nouvelliste canadienne qui vient de se voir attribuer à 77 ans le prestigieux Man Booker International Prize (prix attribué tous les deux ans récompensant l'ensemble de l'oeuvre d'un auteur) connaît pourtant la recette et sait, de recueil en recueil, jongler avec talent de tous les ingrédients.
En 2004 déjà, Jonathan Franzen lançait dans le New York Times un vibrant appel : « Lisez Munro, lisez Munro ! » et celle qu’on a souvent surnommée « la Tchékhov canadienne » compte parmi ses admirateurs Joyce Carol Oates, Cynthia Ozick ou la cinéaste Sarah Polley (qui a tiré de l’une de ses nouvelles le film « Away from Her », en français « Loin d’elle », avec Julie Christie et Gordon Pinsent ).
Des nouvelles. Plutôt longues pour le genre, construites comme de vrais récits, mais ciselées, tout en finesse, en pudeur et en précision. Des sonatines. De petites pièces pour piano écrites d’une main experte et exécutées avec brio. Les héros de Munro ? Ce sont la plupart du temps des héroïnes. Gamines, jeunes filles, jeunes femmes, femmes entre deux âges ou carrément vieillissantes, amoureuses ou déçues, malades ou bien portantes, légères ou aigries, laides ou belles, amies, voisines ou servantes, bien vivantes ou en fin de vie, presque toutes sont des femmes presque ordinaires, de simples humaines mais si terriblement humaines qu’on en est confondus. Et tout se passe comme si une femme pouvait en cacher une autre, ou comme si, plus exactement, derrière la partition de chacune, se cachait en filigrane la ritournelle jumelle de sa vie émotionnelle, de ses espoirs, de ses peurs, de ses rêves accomplis ou déçus. Celle de derrière. Ou du dedans. Du possible. Du peut-être ou peut-être pas.
Dans « Fugitives », son dernier recueil, Alice Munro raconte en huit nouvelles (Fugitives, Hasard, Bientôt, Silence, Passion, Offenses, Subterfuges, Pouvoirs) huit femmes au bord de la rupture, chacune à sa manière sur le point de prendre la tangente, de tourner les talons et de changer de vie. Elles y réussiront ou pas. La fuite : quitter son compagnon, son boulot, sa famille, échapper aux mensonges, se sauver, se faire la belle, aller voir ailleurs si on y est. Abdiquer ou pas. Renoncer ou pas. Cicatriser les blessures ou les garder intactes. Toutes sont au bord de quelque chose comme si les coups du destin ne pouvaient se jouer que comme des coups de dés, comme si à la frange de sa propre vie, le regard qu’on portait soudain sur elle, n’était que le seul valide, le seul lucide, mais pas forcément pour autant… le seul qu’on pouvait suivre.
Dans « Un peu, beaucoup, pas du tout », mon recueil préféré, elles sont neuf. Johanna et les meubles qu’elle veut faire transporter. Jinny qui, sortant de chez le cancérologue, attend son mari dans une voiture en plein soleil à la lisière d’un champ de maïs. Alfrida si libre et indépendante qu’elle a impressionné sa nièce des années durant, jusqu'à ce qu'elle visite son appartement. Nina qui vient de perdre Lewis, doit affronter les obsèques qu’il s’était choisies et retrouve un poème laissé par le défunt dans une poche de pyjama…. Neuf histoire de femmes. Neuf histoires de vie. Neuf baisers, de tendresse ou d’adieux, volés, cueillis ou consentis. Neuf histoires d’amour, naissantes ou enfuies, de trahisons, de réconciliations avec soi-même ou son propre destin, de tendresse, de nostalgie, de cruauté parfois aussi. A savourer tantôt une boule dans la gorge tantôt les commissures irrépressiblement frémissantes, comme on cueillerait neuf fleurs au bord d’une promenade : un petit bouquet de merveilles toutes simples qu’on gardera longtemps dans notre herbier mental parce que l’air de rien, c’est au plus profond qu’elles ont su nous toucher.
Toujours dans ce registre moderato cantabile et la même finesse de doigté, le tout premier recueil d’Alice Munro : « La danse des ombres heureuses », au titre à la fois si merveilleusement alléchant et si parfaitement adapté, nous distille cette fois sept nouvelles, un peu plus longues peut-être que celles qui les suivront, mais où déjà affleurent les thèmes privilégiés de l’auteur : secrets avoués ou non, occasions manquées, trahisons inguérissables, émotions impalpables, vieillissement, capitulations ou renaissances soudaines, magie et drame contenus des instants les plus banaux, les plus quotidiens, les plus évidents. Ainsi, dans la nouvelle éponyme du recueil, assistera-t-on soudain à une apparition totalement imprévue dans l’ennui du récital annuel des élèves d’une vieille professeur de piano. Là, dans le salon poussiéreux et encombré de la vieille dame, au milieu des laborieux exercices, parmi les mères d’élèves elles-mêmes anciennes élèves et venues là un peu par corvée, soudain la musique fut, soudain la grâce apparut. Presque par accident, le jaillissement de la beauté au dernier endroit où on aurait pu l’espérer.
« Lire Alice Munro, c'est à chaque fois apprendre quelque chose dont on n'avait aucune idée auparavant » , a déclaré le jury du Man Booker International Prize composé entre autres des écrivains Jane Smiley et Amit Chaudhuri ainsi que du du scénariste et essayiste Andrey Kurkov en lui décernant le prix. « Elle apporte autant de profondeur, de sagesse et de précision dans chacune de ses oeuvres que la plupart des écrivains en apportent en une vie. » La grande dame de la nouvelle, elle, s’est simplement déclarée « totalement surprise et réjouie ». Une écrivaine au Pays des Merveilles. Une diablesse de la plume qui au travers ses short stories nous tend gentiment un miroir, et malicieusement, savamment, presque tendrement, nous oblige à regarder dedans. Au risque de passer au travers pour y retrouver toutes nos propres facettes éparpillées.
« She is speaking to you and to me right here, right now », écrivait Jonathan Franzen dans The New York Times du 14 novembre 2004* à propos de « Runaway » (« Fugitives »). C’est tout à fait vrai. A vous et à moi Juste ici, juste maintenant… Mais pour longtemps.
*Retrouver cet article là: http://www.nytimes.com/2004/11/14/books/review/14COVERFR.html?_r=1&pagewanted=5
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Biographie :
Alice Munro, née le 10 juillet 1931 au Canada, avait publié son premier recueil de nouvelles en 1968 (édité en 2003 en français sous le titre La Danse des ombres heureuses). Elle vit dans ferme de l'Ontario, non lieu de son village natal et a trois filles (dont l’une, Sheila, a publié un livre en 2002). Depuis le début de sa carrière littéraire, Alice Munro a accumulé les prix, recevant notamment plusieurs fois le Prix du Gouverneur général (Governor General' s Award). Le Man Booker International Prize lui a été remis le 25 juin à Dublin.
Elle aurait annoncé qu’elle arrêtait l’écriture. On espère l’information fausse. Ou alors qu’elle ne tienne pas parole.
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Bibliographie :
La danse des ombres heureuses (traduction Geneviève Doze), Rivages poche (2002)
Un peu, beaucoup, pas du tout ((traduction Genviève Doze), Rivages poche (2004)
mais aussi, chez le même éditeur: Secrets de Polichinelle, L'Amour d'une honnête femme, Les Lunes de Jupiter, etc.
Fugitives (traduction Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, éditions de l'Olivier (2008)
Bibliographie complète: http://www.evene.fr/celebre/biographie/alice-munro-23673.php?livres



