Billet de blog 15 février 2009

Dominique Bry (avatar)

Dominique Bry

Misanthrope sociable. Diacritik.com

Journaliste à Mediapart

Des femmes qui tombent

« Adeline Serpillon appartenait à cette écrasante majorité des mortels qu’on n’assassine pratiquement pas. »

Dominique Bry (avatar)

Dominique Bry

Misanthrope sociable. Diacritik.com

Journaliste à Mediapart

« Adeline Serpillon appartenait à cette écrasante majorité des mortels qu’on n’assassine pratiquement pas. »

« Il faut parfois laisser traîner des mystères à la sortie des livres ». C’est ce que déclarait l’auteur de Des Femmes qui tombent, en quatrième de couverture et en réponse à « son éditeur, à sa sœur et à sa femme qui demandaient pourquoi l’aubergiste Gilberte a la tête enfermée dans un sac en plastique, au moment où son corps pendu est découvert dans le cellier ». Pierre Desproges répondait qu’il n’en savait rien.

Pour être bassement contradictoire envers l’auteur qui ne peut plus se défendre, lui qui a si souvent accusé pour rire… je dirais qu’il faut savoir distiller le mystère en entrant dans les livres. Des Femmes qui tombent est le roman de Pierre Desproges. « Le », parce qu’il n’écrivit jamais qu’un roman, au fil de sa carrière d’humoriste, amoureux des mots, ciseleur de perles syntaxiques, maniant et cultivant la langue et les belles lettres comme une profession de foi, comme on respire. Paru en 1985, Des Femmes qui tombent concentre la verve et le talent d’un artiste littéraire, alors qu’il faisait son intéressant sur scène entre le théâtre Grévin et le théâtre Fontaine.

A Cérillac, la mort frappe. Chirurgicalement, dirait-on aujourd’hui. Elle ne touche que les femmes municipales avec une frénésie guère naturelle chez les résidents de ce hameau ordinaire. A l’instar d’Adeline Serpillon, première victime de cette épidémie mortifère :

« Elle était moyenne avec intensité, plus commune qu’une fosse, et d’une banalité de nougat en plein Montélimar. Hormis le chat gris mou qui dormait sur son lit, personne ne se retournait sur elle, et encore moins dessous. »

Pierre Desproges croque la mort comme personne. Au fil de son écriture mélancolique et lyrique à la fois, nous suivons, rictus au coin des lèvres, l’histoire de ce village et de ses habitants, confrontés aux décès successifs qui déciment le gynécée local. Le médecin du village, Jacques Rouchon, son épouse Catherine (et leur enfant) sont les protagonistes, et parfois les spectateurs, de ce drame qui couve au printemps.

« Seul généraliste à Cérillac, le docteur Jacques Rouchon, la quarantaine épuisée, offrait à la rue les abords hirsutes et déconnants des vieux médecins de western. Alcoolique jusqu’au fond de l’œil, il noyait dans le Picon-bière l’insupportable et tranquille certitude qu’il avait de l’inopportunité de la vie en générale et de la sienne en particulier. »

Pierre Desproges aime les abîmes. La noirceur du trait d’esprit, le cynisme affleurent à chaque page. Chaque personnage, qu’il soit principal ou secondaire, est exposé, détaillé, construit. Nulle phrase n’est laissée au hasard. Chaque adjectif trouve sa place, nul adverbe saugrenu ne vient détruire l’ensemble. La perception du désespoir du médecin de campagne que l’on peut ressentir durant les premiers instants n’est rien comparée à celle qui nous étreint un peu plus loin.

« L’enfant vint au bout d’un an. Il était anormal, si l’on fait référence à l’employé de banque moyen en tant qu’étalon de base de la normalité. Dieu ne l’avait pas raté. Au sortir de sa mère, c’était un beau bébé, et puis (…) Il avait la démarche austère des mouettes emmazoutées et bramait sans relâche les mélopées caduques que lui soufflait le vent. (…) Dire qu’il répondait au nom de Christian serait exagéré, dans la mesure où il était sourd comme peu de pots (…) Bref, le fruit des amours de Jacques et Catherine Rouchon était confit. »

Les lieux communs, la sagesse populaire, les peurs ancestrales, l’inconnu, le racisme, la misogynie, la maladie et le handicap… Des Femmes qui tombent passe au crible et à la moulinette pudique ces travers qui sentent bon la France et l’incapacité de beaucoup à rire de tout, et surtout d’eux-mêmes.

Pierre Desproges se choisit d’ailleurs un alter ego, quand il fait se rencontrer Jacques Rouchon et François Marro, journaliste « qui émargeait dans un hebdomadaire de gauche mais intelligent ».

« Marro cultivait, même au plus profond de ses cuites, une passion maladive pour la langue. Il avait le respect démodé du mot juste et vénérait Vaugelas en pleine ère vidéo. Cet homme aux dehors ursidés était capable de tomber amoureux pour un subjonctif bienvenu derrière un verbe étrange et lancé d’une bouche anodine dont les lèvres lui semblaient alors écartées pour d’inestimables luxures. »

On connaît le Desproges théâtral, Procureur pour de faux du Tribunal des Flagrants Délires, jeteur de boudin blanc du Petit Rapporteur, Monsieur Cyclopède, licencié es absurdo des Minutes télévisuelles éponymes. On connaît moins le Desproges écrivain. Ce qui est un non-sens. Pierre Desproges est un écrivain. Nul besoin d’un roman pour s’en convaincre quand on goûte la plume de celui-ci. Il était... Rectification. Il est passé Maître dans l’art de peindre au vitriol les tableaux de la bassesse contemporaine à son œuvre. A une époque bénie où l’on pouvait encore rire de ses semblables – pire, de ses dissemblables – sans encourir les foudres d’une pensée à l’unicité aussi discutable qu’une inquisition médiévale, Pierre Desproges a su mettre en exergue et railler les travers d’une société qui n’allait déjà pas très bien. Mais qui avait au moins l’avantage de posséder encore quelques bastions libertaires et rigolards.

Des Femmes qui tombent est un hommage au texte. A la langue, au plaisir de délier celle-ci, pour faire parler les mots. Pour qu’ils s’expriment, pour qu’ils expriment l’indicible et taisent l’explicite. Pour tenir encore pour acquis que l’on peut-être extrêmement drôle tout en touchant au désespéré. Pour se rappeler que les politesses d’aujourd’hui sont risibles. Et que le rire est le propre de l’homme.

Des Femmes qui tombent, Pierre Desproges, Points, n° 479, 5 € 50.