Attention, chef d’œuvre. Le genre dont on sait en le refermant qu’il va continuer longtemps à vous hanter. Dont on est sûr aussi qu’on le gardera toujours à portée de main, sur sa table de chevet, pour pouvoir s’y replonger….
Evidemment, sur Mediapart, auquel il est d’ailleurs abonné*, l’auteur de ce magistral pavé a maintes fois été évoqué **. Il n’empêche. Un bouquin pareil mérite plus que d’être simplement cité ou recommandé : il mérite d’être réellement partagé. Un chant d’amour. Une élégie à une cité, celle dont il est originaire : Belfast, la ville — peut-être avec Sarajevo —, que l’Histoire aura le plus meurtrie, mutilée, crucifiée… et qu’il n’en aime que plus, comme si chacune des cicatrices qu’elle porte était une raison de plus de la vénérer.

Belfast, le terrorisme, la violence, les explosions, les bombes et la menace des bombes, tous les jours à chaque instant, la litanie des bombes égrenée à la radio, la litanie aussi des fausses alertes à la bombe, avec lesquelles la population a appris peu à peu à composer... La ville où le chant des sirènes déchire les jours et les nuits. Pourtant, la vie est toujours là, la tendresse aussi, et l’espoir, et l’humour, et l’amitié. Intacts. Palpitants au milieu des décombres. Riant vaille que vaille sous toutes les épées de Damoclès brandies. La vie pour la vie.
Peu d’hymnes à une ville auront atteint ce point de fusion, ce paroxysme de tendresse absolue que l’on peut par brefs éclairs ressentir à la vision de certains passages du Roma de Fellini ou du générique du Manhattan de Woody Allen, à la lecture de certaines pages sur Paris d’un Paul Gadenne ou d’un Henri Calet. Un attachement quasi-charnel à l’odeur d’une cité, à son entrelac de rues, de ponts, de quartiers, à la couleur de ses pavés luisants sous la pluie, à la matière dont y sont fabriqués les nuages, aux graffitis sur ses murs délabrés. Et à la petite mélodie du crépuscule qui, chaque soir, tombe quand même sur la ville. Comme à celle de ces petits matins improbables qui continuent, eux aussi, presque miraculeusement à se succéder, avec leur parfum légèrement amer de pintes de bière tiédies et leurs muscles encore endoloris de la pâleur des nuits. Misère-City. La ville où il faut s’accrocher à la vie.

Cette symphonie à sa ville déglinguée et chérie, c’est à plusieurs voix, comme dans les partitions de chants en canon, que Robert McLiam Wilson a choisi de la composer. Un portrait savamment tressé au fil de l’itinéraire entrecroisé de Jake et de Chuckie, ses deux héros anti-héros, deux trentenaires, paumés-nés, l'un catholique et l'autre protestant, mais amis de toujours. Le premier est un orphelin au cœur tendre qui joue les gros bras pour gagner sa vie comme « employé aux recouvrements », et met toute son énergie à essayer de tomber amoureux. Sarah l’a quitté depuis six mois pour rentrer à Londres (« L’Angleterre m’avait repris Sarah »). Et lui, espérant confusément que le scénario de cette love-story puisse encore être réécrit, n’a qu’à grand peine commencé à cicatriser depuis. L’autre est un roi de la débrouille grassouillet et terriblement pragmatique qui vit chez sa mère dans un minuscule pavillon mais préfère descendre à une cabine téléphonique pour lui parler afin de ne pas risquer d’être ému par sa solitude et sa détresse.
De pub en pub, de pintes de bière en rencontres, de balades en dérives, on croisera aussi Mary, la serveuse aux grands yeux, fiancée à un flic ; Max, l’Américaine aux dents blanches d’Américaine ; Roche (en hommage à Gavroche), le gamin dessalé qui s’est construit un chez-soi sous le banc d’un jardin public et y dort, la joue sur son cartable ; Peggy, la mère de Chuckie, qui redécouvrira l’amour sur le tard et pas vraiment dans la forme prévue par les mœurs irlandaises ; Aoirghe, républicaine fanatique au nom imprononçable et grande ficheuse en l’air de soirées entre amis; Slap, Septic Ted, les éternels compagnons de beuverie… Tout un petit monde truculent et loufoque de paumés minables et attendrissants, mi-grandioses mi-dérisoires, tous acharnés à survivre au jour le jour parce qu’il le faut bien, ici aussi.
Plus qu’un simple portrait d’une ville meurtrie, ce livre est avant tout une véritable ode, lyrique et drôle, grave et légère, à rien moins que l’humanité tout entière. On pense à Hugo, à Dickens, à Tolstoï, à Zola. A Charlie Chaplin aussi, parfois. On est touché, ému, attendri. Mais tout du long, aussi, on rit ou on sourit. Comment ne pas le faire lorsqu’on découvre Jake, errant inlassablement de pièce en pièce dans son appartement, désœuvré, et se sentant parfois si esseulé qu’il se voit obligé de descendre au supermarché du coin pour avoir à dire bonjour ou merci à quelqu’un ? Comment ne pas se sentir déchiré quand on le voit défaillir de tendresse lors de sa première soirée avec Mary (« Quand ma peau a touché la sienne, j'ai compris que je ne me suiciderais pas ce mois-ci ») ? Ou quand on suit l’irrésistible — et néanmoins cocasse — ascension sociale de Chuckie, bien décidé à faire fortune sans se fatiguer ? Sans cesse, tragédie et comédie se livrent une course de vitesse. L’éclat de rire vient effacer la mélancolie. La phrase d’après, ce seront les larmes qui auront envie de couler. Une pirouette encore et tout rebondit. Une pure magie.
« Toutes les histoires sont des histoires d'amour », déclare Robert McLiam Wilson en exergue. Certes, il en faut, de l’amour pour tisser fil à fil une si grandiose allégorie de la ville qui vous a vu naître et entonner à même les cendres des quartiers détruits un tel hymne à la vie ! Un jour, peut-être, Belfast pourra renaître. Les bombes-cafetières cesseront de tomber. Les sirènes arrêteront de hurler. La ville redeviendra cette « petite ville si jolie, nichée au creux de l’aisselle de Belfast Lough, (…) entourée de montagnes et cajolée par la mer » qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. L’énigme des sigles sauvages griffonnés sur les murs aura été élucidée. Chuckie aura remporté haut la main tous les défis qu’il s’était lui-même lancés, un matin plus glauque encore que les autres, lorsqu’il s’était soudain dit que ça ne pouvait plus durer. Quant à Jake-la-tendresse, Jake-le-cabossé-du cœur, il aura cessé de passer lamentablement d’une fenêtre à l’autre de son appartement pour regarder le soir tomber sous tous les angles. Immobile, fracassé, presque interdit, il restera planté au pied de son lit à contempler la femme qui est enfin entrée pour de vrai dans sa vie… et pour l’heure est simplement endormie. Alors, peut-être, l’aube se lèvera enfin sur Belfast. Et nous refermerons le livre, éblouis.
« Eureka Street », de Robert McLiam Wilson, traduit par Brice Matthieussent, 10/18 Domaine étranger, Christian Bourgois éditeur (1997), 544 pages.
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Du même auteur:
Ripley Bogle (1996)
La Douleur de Manfred (2003)
Les Dépossédés (2005)
Pour sa biographie, voir sa « fiche auteur » sur le site de son éditeur.
Un grand bravo aussi à Brice Matthieussent, son traducteur : ça coule tellement qu’on jurerait que ça a été écrit en français.
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Légendes des renvois :
* Le blog de Robert McLiam Wilson sur Mediapart :
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/robert-mcliam-wilson
** : Les billets ou fils où il a été question de l’auteur ou de ses œuvres :
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/310509/les-depossedes-de-robert-mcliam-wilson-sur-france-culture
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/la-critique-au-fil-des-lectures/article/030908/ma-liste-last-not-least
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/les-mains-dans-les-poches/article/230209/le-nouvel-amour
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/300109/djian-impardonnables
http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/271108/hunger-le-film-matiere-de-steve-mcqueen
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/081208/egypt-farm-rachel-cusk
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/camilleguillaume/051208/mediapart-un-premier-bilan-hebdomadaire-0
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/dominique-conil/061108/pourquoi-etes-vous-pauvres
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/yolaine-maillet/010908/la-longue-marche-pour-les-droits-civiques-en-irlande-du-nord-1968-2
http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/eric-fassin/310308/trop-noir-ou-femme-ou-pas-assez
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Nota Bene: désolée, c'est la deuxième fois que j'ai envie de chroniquer un bouquin sur le site, et pour la deuxième fois, il se trouve qu'il s'agit de l'œuvre d'un abonné. N'y voyez pas malice, et ne croyez surtout pas que cela va devenir une spécialité. Le hasard des coups de cœur, simplement !