Billet de blog 26 août 2010

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

La Brève et merveilleuse vie d'Oscar Wao

« Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation ».

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« Et soit je ne suis personne, soit je suis une nation ».

Ce dernier vers d’un poème de Derek Walcott est cité en ouverture de La Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, après la mention de « brèves et anonymes vies ». Dont celle d’Oscar, « notre héros », « tombeur des bacs à sable » à sept ans dont la vie part ensuite « en eau de boudin ». La faute au fukú, « la Malédiction et la Fatalité du Nouveau Monde ».

Le fukú est le nom dominicain du sort, d’un destin contrarié. « Pas seulement une vieille légende » mais un principe historique et narratif, un « on dit que », premiers mots du roman.

Le fukú gouverne la vie d’Oscar, tache obèse, graphomane sans éditeur, incapable de « pécho » une fille, de faire une croix sur sa virginité, tendance suicidaire, éternel loser.

Le fukú dit l’histoire familiale comme celle d’une nation, la République Dominicaine sous le joug de Trujillo, « l’un des plus abominables dictateurs du XXè siècle », « un personnage si étrange, si pervers, si épouvantable que même un auteur de SF n’aurait pas été foutu de l’inventer ».

Le fukú, toujours lui, explique aussi l’assassinat de Kennedy, la malédiction transmise à John-John, le Vietnam.

« Eh oui, m’sieurs dames. Le fukú » !

Et « comme vous devez vous en douter, j’ai moi aussi une histoire de fukú. J’aimerais dire que c’est la meilleure d’entre toutes – un fukú de première, mais non. La mienne, c’est pas la plus flippante, la plus éloquente, la plus douloureuse, ni la plus belle.

C’est juste celle qui a enroulé ses doigts autour de ma gorge ».

La Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao est le premier roman de Junot Díaz, déjà auteur d’un recueil de nouvelles remarqué, Comment sortir une Latina, une Black, une Blonde ou une métisse (Plon 1998, réédité en 10/18 sous le titre de Los Boys). Un premier roman couronné par le prestigieux prix Pulitzer. Le premier roman d’un auteur né en décembre 1968 à Saint-Domingue, élevé dans le New Jersey, qui a donc en partage avec son héros éponyme une double culture, comme le met en lumière l’épigraphe de Los Boys, « je n’appartiens pas à l’anglais bien que je n’appartienne à nulle part ».

« Nulle part », « je ne suis personne » : Junot Díaz dresse des ponts romanesques entre Saint-Domingue, lieu de l’origine, de l’éducation, de la tradition et de la superstition et Nueva York, objet de fantasmes, mais aussi d’une dure réalité. La famille Cabral est originaire de Saint-Domingue, forcée à l’exil aux Etats-Unis, dans le New Jersey, par le fukú. Le roman suit leur histoire des années 30 à aujourd’hui, celle du grand-père, médecin, maudit par Trujillo, Belinda, la mère, Lola, la sœur, Oscar, Yunior, l’ami/amant. Chaque chapitre présente une partie de leur histoire, ajoute une pièce manquante au puzzle, éclaire un aspect nouveau de la saga : « si vous ne croyez pas à ces « superstitions », tant mieux. Grand bien vous fasse. Car peu importe en quoi vous croyez, le fukú, lui, croit en vous ».

Comme ce roman, que vous pensez lire et qui, de fait, ne vous lâche pas. Vous prend aux tripes, vous entraîne et vous possède. Un monument de romanesque, à l’image de son héros, obèse – « l’année de sa seconde, Oscar a découvert qu’il pesait la bagatelle de cent onze kilos (cent dix huit quand il était déprimé, c'est-à-dire souvent) » – un roman débordant, capable de tout absorber, ingérer (jusqu’à déborder dans des notes de bas de pages qui offrent d’autres départs romanesques, d’autres lectures, une dimension politique, ironique à la saga).

Drôle d’objet que cette Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao – pseudonyme ironique du héros, Wilde prononcé à la sud américaine – métissé, mêlant roman d’éducation classique et roman post moderne, avec ses avalanches de notes, sa langue exubérante, mélange d’anglais et d’espagnol, mâtiné de français, patchwork de verlan, de slang et de poésie sauvage. Junot Díaz construit un roman polyphonique, inédit, incroyable. Un roman historique, politique, sentimental, un roman sur des drames liés à la fatalité, à l’immigration, à la dictature. Un roman sur la quête d’une identité. Un roman magistral nourri de Sous-Cultures, à l’image d’Oscar, fan de SF, écrivain, qui se rêve en Stephen King ou Tolkien dominicain.

Tous les personnages du roman sont à la recherche d’un lieu, d’un espace à habiter pleinement, qu’il s’agisse d’une maison, du cœur d’un homme, d’un sexe de femme, d’une personnalité qui ne soit plus dans la fuite (Belinda, Lola) ou l’abjection de soi (Oscar). Le roman leur donne cet espace, ce refuge, ce « zafa », un « contresort » au fukú, mais aussi un monde entre deux lieux, un univers en soi, fait de références multiples, tissé de langues disparates.

Comme l’écrit Junot Díaz en note, être « brutalement, cruellement arraché » de la RD « pour se faire catapulter dans le New Jersey » ce n’est pas seulement l’expérience douloureuse de l’exil, des ghettos, de la solitude, « une simple carte verte ne vous faisant pas seulement passer d’un monde à un autre (du Tiers au Premier) mais d’un siècle à un autre (de quasiment pas de télé ni d’électricité à un max des deux) ».

La Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao suit ces personnages en quête de « nouveaux cycles de vie », croise leurs illusions perdues, dans un roman exubérant et ironique, inclassable, métissé, irrésistible. L’exclamation de Yunior face à son ami Oscar : « Dire que jamais de ma vie j’avais rencontré un Dominicain comme lui, c’est pas peu dire », vaut pour le roman. « Incroyable Oscar Wao », incroyable roman.

CM

Junot Díaz, La Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, traduit de l’anglais (américain) par Laurence Viallet, 10/18, 350 p., 7 €.