Benjamin Lemoine, chercheur postdoctorant à Sciences Po, et Brice Laurent, chercheur en sociologie, inaugurent aujourd'hui une série d'analyses intitulée « Le parlement des chiffres ».
Les chiffres sont partout pendant la campagne. Au service d’un argument ou d’un projet politique, ils peuvent en renforcer la crédibilité, en attester la faisabilité ou encore en garantir l’exécution, à travers la transparence et la traçabilité des opérations économiques sous-jacentes. Symétriquement, ils peuvent servir à délégitimer la proposition d’un adversaire. Cette série contribue au décryptage de quelques-uns des dispositifs de chiffrage utilisés lors de la campagne et mis au cœur des confrontations entre candidats, afin de réfléchir ensemble aux conditions de leur élaboration (qui les produit ?), de leurs usages (qui les utilise ?) et de leur circulation (qui les interprète ?). Ces articles visent ainsi à rendre visibles et lisibles l’ensemble des accords et des hypothèses sociales, techniques, morales et politiques qui font tenir ces nombres, et par là concourent à en faire les enjeux de l’élection.
1ère partie. Les figures du chiffre en politique
Il est rare aujourd’hui que les candidats à l’élection présidentielle ne soient confrontés à la question du chiffrage de leurs propositions. La plupart d'entre eux ont même totalement intégré cette contrainte, comme si elle allait de soi. Contrairement aux campagnes précédentes, proposer un chiffrage n’est plus la marque d’une « spécificité » et ne permet plus, en soi, de « faire la différence » par rapport à un autre candidat. Quant aux journalistes, ils mobilisent également les chiffres afin de prendre de la distance face à l'avalanche de propositions et promesses des hommes politiques et ainsi affirmer leur indépendance. Les uns et les autres se comportent comme si le gain de l'élection se jouait dans les nombres. Cette omniprésence des statistiques en campagne soulève cependant deux interrogations fondamentales. Premièrement, alors qu’ils sont présentés par tous comme un outil objectif d'évaluation de la qualité d'un programme, quels choix politiques président à leurs calculs ? Deuxièmement, quel est l’impact de cette omniprésence des statistiques et des diverses valeurs numériques sur les campagnes électorales et sur le métier politique ? Ces questionnements guideront les articles et les contributions regroupés dans cette rubrique.
Les quantités de nature diverse (les tranches d’imposition, le calcul du coût du risque ou du démantèlement de la filière nucléaire, les pourcentages de dépense publique par rapport au produit intérieur brut, le montant de la dette publique, les chiffres de l’insécurité, le nombre de sans-abris, ou encore les chiffres du chômage, etc.) sont devenues les points de passage obligés de l’intervention des hommes politiques dans le débat public. Les statistiques ne sont plus exclusivement réservées à l’échange d’arguments au cours des débats télévisés mais deviennent des instruments permettant de départager les candidats « objectivement ». Les résultats de différents calculs sont mobilisés par les candidats, les experts et les journalistes en tant que preuves de la faisabilité d’un projet, en tant qu’outils permettant d’attribuer un degré de « sérieux » aux candidats, etc. Les sciences sociales peuvent s’avérer utiles en rendant explicites et lisibles aux yeux du plus grand nombre les choix politiques souvent implicitement contenus dans les chiffres ainsi qu’en soulignant la façon dont certains usages des chiffres disqualifient des options et projets et en soutiennent et légitiment d’autres.
Les « graphes » et la « pédagogie » du chiffre
Donnons un exemple à travers le cas d'une figure répandue de l’usage du chiffre, la « pédagogie ». Certains médias en sont friands. Le 3 février dernier, l’émission Arrêt sur images revenait sur un cas précis d’utilisation des chiffres dans le débat politique. Daniel Schneidermann avait invité François Lenglet, l’une des récentes « stars » de l’interview politique. L'entretien entre les deux hommes nous en apprend beaucoup sur l’expertise médiatique par le chiffre : comment Lenglet construit ses « démonstrations », comment il développe une certaine réflexivité vis-à-vis de son propre usage des chiffres à la télévision mais surtout comment il en justifie l'usage.
D’abord journaliste à la rédaction du quotidien Les Échos puis directeur de la rédaction de La Tribune, François Lenglet est aujourd’hui journaliste économique de BFM TV et directeur de la rédaction de BFM Business. Preuve de sa consécration récente dans le paysage médiatique, il fût convié à la table des interviewers du président.
Il est devenu l'une de ces figures médiatiques hybrides, mi-experts et mi-journalistes[1]. À la façon d’un sniper du chiffre, il s’est illustré à plusieurs reprises dans l’émission Des paroles et des actes de France 2 en mettant les candidats à l’épreuve de ses graph’ (pour « graphiques »), illustrations télégéniques de comparaisons internationales sur l’économie et les finances publiques, dont il puise les sources dans les organisations publiques et internationales. Ces graph’ sont devenus sa marque de fabrique, « son truc » à lui, sa « touche », son « arme fatale », comme lui fait remarquer en ces termes Daniel Schneidermann. Pour F. Lenglet, ces objets visuels doivent servir de point d’appui objectif à l’échange d’arguments entre les candidats et les journalistes. Les graph’ doivent pointer « les faits », permettre la distanciation entre l’intervieweur et l’interviewé, « faire la lumière sur quelques questions » et distinguer le « vrai » du « faux » dans les assertions des candidats. En somme, les graph’ permettent « d’ancrer » la discussion dans la science – même si Lenglet, avec une certaine ironie, utilise le terme ambigu « d’illusion » de l’objectivité – et ainsi d’évaluer le degré de réalité des propos avancés par le candidat :
F. Lenglet : « Le troisième élément qui là, pour le coup, est un avantage compétitif de ma partie, c’est que, justement, l’économie donne un peu le sentiment, j’allais dire l’illusion, de s’appuyer sur des chiffres, des faits, etc. C’est au moins un terrain sur lequel on peut essayer de s’ancrer d’avantage que …. en politique ou en politique internationale où, forcément, vous êtes renvoyés à des jugements, des controverses… Et que, dans une controverse, finalement c’est un peu les jeux du cirque, c’est celui qui est le plus éloquent qui l’emporte. L’économie a au moins le recours de pouvoir dire : “Non mais attendez, là, c’est pas 3 % pour la TVA sociale, c’est 1 point seulement”… Et ça c’est un avantage quand même … »
Les chiffres constituent, dans ce cas précis, une ressource dans le débat, mais non pas sous la forme d’une « cartouche de science » pour reprendre un terme du sociologue Alain Desrosières, qui désignait par cette expression une arme rhétorique permettant de valider ou d’invalider une assertion – ce qui est le cas dans d’autres contextes où des politiques se confrontent entre eux. Il s'agit plutôt de s’appuyer sur un chiffre en en faisant un point d’attache, permettant d’enraciner les affrontements politiques dans « un monde commun », au sein duquel sont partagées toute une série d’hypothèses sur les effets, la rationalité et la faisabilité (le réalisme) de certaines mesures, choix et options politiques. En effet, toute proposition qui ne s’inscrit pas dans le cadre défini par cette comparaison semble flotter en dehors des réalités. Le graph' fonctionne dès lors comme un rappel à l’ordre du réel. Il définit, en même temps, la « réalité acceptable », ou l’ensemble des « faits » considérés comme acceptables. Il faut donc s’intéresser aux conventions qui fondent ces chiffres sur lesquels s’appuie le graph’. Et ces conventions sont rendues visibles dans les situations où les interviewés n’acceptent pas les graph’ de Lenglet.
Une récente interaction avec le candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, le 20 janvier 2012, en fournit une bonne illustration. Mélenchon semble légèrement déstabilisé lorsqu’il est opposé aux graph’ de Lenglet, à l’occasion de sa prestation télévisuelle sur France 2. En effet, Lenglet lui oppose un historique de l’évolution des parts respectives consacrées au « capital » et au « travail » dans la valeur ajoutée des entreprises françaises. Le journaliste économique explique ainsi que « la part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières est restée relativement stable sur longue période ». Le candidat du Front de gauche, sur le moment, ne trouve pas d’autre répartie que d’expliquer que les experts de son parti ne manqueront pas de déconstruire ces chiffrages qu’il estime idéologiquement orientés. C’est chose faite quelques jours après l’émission, lorsque la commission Économie du Parti de gauche livre les « 4 mensonges de Monsieur Lenglet » et revient notamment sur cet exemple de graph’, qui semble dire, à demi-mots qu’il n’y a pas de problème salarial en France.

Les contre-chiffreurs du Front de gauche proposent ainsi une série de calculs et graphiques alternatifs, mais qui ne seront publiés qu'après la bataille devant le grand public[2] . D’une part, ils ouvrent la grande et unidimensionnelle catégorie « salaires » en mettant en exergue l’augmentation, à l’intérieur de celle-ci, des 1 % des revenus les plus riches : « La part de la richesse produite détenue par les 1 % les plus riches est passée de 7 à 9 % entre 1982 et 2006. À l’inverse les bas salaires ont eux stagné et, sur 25 ans, la hausse du SMIC net réel demeure bien inférieure à celle des gains de productivité moyens », écrivent-ils. D'autre part, en élargissant les chiffres aux sociétés financières (et pas seulement aux sociétés non financières – industrie et services – comme c’est le cas du graphique tiré de l’INSEE par Lenglet), le Front de gauche rappelle – à l’aide d’un rapport de la Commission européenne sur L’emploi en Europe (2007) – « que la part des revenus du travail dans le PIB a bien chuté de 10 points depuis 1981, c’est-à-dire plus du double qu’aux Etats-Unis, ce qui correspond environ à 100 milliards d’euros par an ! ». En somme, dans la réalité construite par le modèle de Lenglet, la différence entre les salaires et le capital dissimule les fortes inégalités de revenus. La méthode de calcul Lenglet ne permet de formuler le problème des salaires en France à la façon de l’argumentaire de Mélenchon. La construction des données permet ici de définir des priorités légitimes et d’en éliminer d’autres. Il est lui-même, par l’intermédiaire des « contre-chiffreurs », l’objet de controverses.
Une autre série de graph’ consacrés aux finances publiques est un exemple encore plus édifiant. F. Lenglet cherche à démontrer un lien de causalité négatif entre dépenses publiques et croissance en montrant la part élevée des dépenses publiques rapportée au PIB en France, en comparaison avec des pays concurrents que le journaliste estime de grandeur ou de nature « comparables » (Allemagne et Etats-Unis).
Après avoir qualifié ainsi les propositions du Front de gauche de « fête et feu d’artifice », le chroniqueur explique que la France est « championne du monde de la dépense publique » et que la dépense publique, contrairement à ce qui serait une idée reçue, selon le chroniqueur économique, ne contribue pas à la croissance :
« Si on pourrait se dire que la dépense publique c’est la croissance, je vous ai préparé un petit graph’ qui montre justement que la France, qui a dépensé le plus, a connu la croissance la plus faible … »
Mais plus tard, sur le plateau de Daniel Schneidermann, le même expert nuance cette assertion. Son propos n’aurait pas été de dire que « la dépense publique handicapait la croissance » mais plutôt de « démonter l’idée keynésienne de base » en comparant l’État à « un ménage » qui n’investirait pas suffisamment dans les domaines réellement prioritaires. L’usager du chiffre est donc au fait de ses ambigüités. Dans ce cas précis, tracer une corrélation entre la dépense publique et la croissance imposerait de considérer, sur la longue durée, les conséquences de dépenses d’investissement. Mais la grande masse des téléspectateurs de France 2 n'aura pas eu la chance d'entendre l’aveu de l’ambivalence des calculs et de la fragilité des chiffres, qui se prête mal à l’efficacité de la démonstration par les graph’.
Réaliser des projets politiques avec des chiffres
Quelles conclusions tirer de cet exemple et que peuvent dire et faire les sciences sociales sur ces sujets ? Apporter un chiffre supplémentaire, qui ferait autorité en s’introduisant entre les feux croisés des calculs déployés par les journalistes, les experts économiques, les représentants d'institutions publiques (ministère des Finances, Cour des comptes, etc.) et les professionnels de la politique ? Ou bien critiquer l’omniprésence du chiffre en plaidant pour le retour « des lettres » en politique et des « vrais » projets d’avenir (voire, de l'idéologie), qui ne sauraient s’exprimer dans un savant calcul économique ? Entre ces deux postures – la recherche du « meilleur chiffre » et la critique du « trop plein de chiffres » – il existe une voie intermédiaire, qui passe par le décryptage des enjeux liés à la présence des nombres et à leur circulation dans le débat public. Elle consiste à montrer les choix politiques inséparables de la fabrique des chiffres. Faisons le pari que cette modalité de description, qui déploie les conventions, les idéologies et les projets attachés aux chiffres, permet de renouveler l'analyse critique du jeu politique. Cette critique met en lumière les réalités – des projets et des idées – que les chiffres contribuent à rendre solides et celles qu’ils éliminent.
Le parti pris est bien de saisir les modalités avec lesquelles des réalités se constituent : ces réalités étant, de façon inextricable, économiques et sociales, mais aussi techniques et politiques[3]. Chacune des entités concernées par les chiffres (les assurances sociales, les grandes directions de l’économie, l’emploi, etc.) se renforce, se solidifie dans des pratiques, se déploie dans des rôles, se réalise et se maintient dans des institutions, pour devenir un fait objectif, une réalité qui tient. Ce parti pris implique que ne soit pas opposées « l’objectivité » du chiffre et la « subjectivité » du choix politique, afin de mettre en évidence la production conjointe des modes de calcul et de l’ordre social. Il faut se pencher sur la « médiatisation » des controverses et des débats : pas exclusivement au sens d’un « traitement médiatique » que l’on commenterait, d'une rhétorique qu'on mettrait à distance mais bien au sens de mise à jour de l’ensemble des acteurs et des dispositifs (schémas, grilles, compteurs, appareils de chiffrage) convoqués dans la discussion des problèmes publics, parmi lesquels les médias occupent une place de choix.
Le rôle des sciences sociales, à cet égard, peut être d’expliciter les ressorts de la fabrique du chiffre. Ceci est d’autant plus nécessaire que les chiffres ne demeurent pas « passifs » dans le débat politique, et tout particulièrement en période de campagne électorale. Ils sont utilisés pour donner de la réalité à une proposition – et, bien plus, à une manière de poser un problème public – et pour affaiblir des propositions concurrentes. Dans l’enceinte médiatique, ils servent bien souvent à clore la discussion plutôt qu’à l’ouvrir. Il est donc nécessaire de rendre compte des usages du chiffre dans la campagne afin de poser de nouvelles questions sur celle-ci et d’ouvrir de nouveaux champs au débat public, qu’ils aient trait aux modes de calcul des chiffres ou aux règles de leurs usages dans les enceintes médiatiques. Non pas expliquer quel est le meilleur chiffre ou renoncer au calcul comme instrument d’objectivation, mais comprendre quel monde est fabriqué en même temps que le chiffre.
Benjamin Lemoine et Brice Laurent
[1] Cf. Duval Julien, 2004, Critique de la raison journalistique : les transformations de la presse économique en France, Paris, Seuil
[2] L’audimat de l’émission « A vous de juger » sur France 2 est estimée à 3, 3 millions de téléspectateurs
[3] Les chiffres contribuent en effet à faire tenir des réalités communes, comme l'a bien montré dans ses travaux le sociologue Alain Desrosières (voir par exemple : « Discuter l’indiscutable », Raisons Pratiques vol.3, Pouvoirs et légitimité, 1992, pp. 131-154).