
Tandis que les USA tergiversent, gesticulent inutilement dans tous les sens et donnent chaque jour des preuves de leur absence de stratégie pour régler la crise syrienne, la Russie a depuis 10 jours entamé un effort exceptionnel de projection de forces au sol pour défendre ses intérêts en Syrie.
La stratégie de Poutine a le mérite de la clareté et de la pertinence avec les objectifs poursuivis par la Russie : défendre Assad pour garantir ses intérêts et son influence sur le pays, mais aussi montrer à tous les alliés de la Russie (actuels ou potentiels) que la Russie assumera ses engagements et les soutiendra contre tout danger (y compris un soulèvement de leur propre population).
Le décalage avec l'inaction des USA pour défendre ses dictateurs alliés face aux printemps arabes, particulièrement en Egypte (mais aussi aux E.A.U. où l'armée saoudienne a du intervenir, est flagrant.
Et ce décalage va s'aggraver alors que les USA vont entrer en campagne électorale pour la présidence, et que la rivalité entre certains services de Washington (Department of Defence, CIA, NSA...) et OBama, président en fin de mandat dont les choix stratégiques sont contestés (nucléaire iranien, retrait d'Iraq...) va amener à la révélation des multiples scandales (comme les fuites sur le fiasco du plan US d'armer et d'entraîner des rebelles syriens modérés, commenté sous ce billet hier).
La Russie engage donc ses moyens, ce que j'ai analysé dans plusieurs billets (et dans leurs commentaires) : le 12/09, le 15/09, le 16/09 et le 17/09.
Quels sont ces moyens ?
Le pont aérien des avions cargos est permanent entre la Russie et la Syrie, et l'aéroport de Lattaquié est désormais sous contrôle russe. Les premiers clichés montrent des tanks (la présence de T-90 n'est toujours pas confirmée mais semble désormais probable), des hélicoptères d'attaque (MI-17 et Mi-28), une batterie d'artillerie, des unités au sol, et vraisemblablement des systèmes antiaériens S-300 (dans leur version russe, c'est à dire la plus récente).
Des clichés circulent sur la présence de Su-30, chasseurs bombardiers multi-rôle ultra-moderne (les témoins parlent de 4 appareils). D'autres sources font état de Su-27 (chasseur de supériorité aérienne), sans qu'il n'y ait aucune vérification à ce jour.
Enfin, ce matin, des photos montrent le passage du détroit du Bosphore par le Smetlivy, destroyer lance-missile de classe Kashin (à priori pour la Syrie).
Pour récapituler, il est vraisemblable, qu'outre les troupes de marine affectées à la défense de la base navale de Tartous (qui ont été renforcées), la Russie ait déployé une brigade interarme, des protections antiaériennes modernes et des capacités de missiles de croisière (d'où les navires), et il est probable que cet effort ne sera pas suffisant eu égard à la multiplicité des fronts (sur tout le pays) et aux besoins des troupes d'Assad.
Où sont-ils engagés ?
Pour l'instant, les informations disponibles montrent que les Russes sont engagés à Zabadani (un groupe de tireur d'élite) en soutien des milices chiites et du Hezbollah dans leur conquête de cette enclave sunnite encerclée et qui contrôle la voie de passage vers le sanctuaire libanais de la milice chiite d'obédience iranienne.

Ces mêmes informations, émanant de journalistes proches de Damas, font aussi état de groupes à Homs, Hama et Alep.
Enfin, les clichés et une vidéo russe montrent des positions russes en protection de Lattaquié, région menacée par l'avance des rebelles dans la plaine de al-Ghab.
Quel ennemi la Russie va-t-elle combattre en Syrie ?
Rappelons qu'Assad est confronté à 3 types d'ennemis, différents (et qui se combattent eux-mêmes) :
- l'EI : jihadistes d'un jour nouveau, alliés avec personne sur le terrain, et qui subit clairement le contrecoup à la fois des succès récents des autres mouvements anti-Assad (à Idlib, Damas...) et de l'engagement au sol des Russes.
- les autres mouvements jihadistes : il s'agit d'une myriade de petits groupes, dont le plus important est le JAN, branche syrienne d'Al-Qaida, et qui se regroupent au sein d'alliance de circonstances pour combattre Assad (ou attaquer les rebelles modérés pour leur prendre les armes livrées par les Occidentaux). Ces mouvements sont actuellement dans une dynamique ascendante, et présentent les menaces les plus immédiates pour Assad. En revanche, leur extrêmisme religieux les rend peu populaires auprès des populations civiles sunnites (à Alep, ou à Zabadani par exemple)
- les rebelles modérés (cette appellation ne vise pas une "modération" des combats - on est en guerre civile - mais leur modération par rapport à l'application de la Charia) : Il s'agit de forces éparses (concentrées à autour d'Alep et dans le sud, vers Deraa), constituées autour de déserteurs de l'armée d'Assad, mal soutenues par l'Occident, souvent dépouillées de leurs armes, et qui ont subi les coups répétés des troupes d'Assad (conventrés d'abord contre eux en 2011-2012 pour ldémolir toute alternative acceptable pour la communauté internationale).
Officiellement la Russie, comme les USA, combattent l'EI et les autres mouvements jihadistes (les USA ont ainsi bombardé plusieurs fois le JAN, la branche syrienne d'Al Qaida).
Mais en réalité, la Russie déploie ses forces dans des secteurs où combattent aussi bien des jihadistes que des rebelles modérés. Et à part à Homs (et éventuellement à Alep), les zones d'engagement des troupes russes ne sont pas celles où sont présents les troupes de l'EI.
Il existe donc un risque que cet engagement soit dirigé contre tous les opposants à Assad, fermant la porte à une solution politique, et pavant le voie à l'EI, qui sera ainsi remis en selle face à une dictature detestée par une partie de la majorité sunnite.
Ce riques est aggravé par trois éléments :
- les voix qui s'élèvent de plus en plus fort aux USA, au Royaume-uni et en France (émanant curieusement des milieux néocons) pour soutenir Assad, au nom d'une "realtpolitik" à courte vue.
- l"intégration de mouvements jihadistes au sein des forces syriennes modérées, notamment dans la plate-forme commune (appelée 5 principles of syrian revolution), publiée hier.

Cette plate-forme regroupe 20 milices ou mouvements armés santi-Assad, et malgré le 5ème principes (un rejet du sectarisme religieux assez vague), en intégrant des mouvements comme Ajnad al-Sham & Jaish al-Islam, elle va permettre à Assad et aux Russes de ne pas faire une distinction de plus en plus difficile sur le terrain, au grand dam des Occidentaux.
- enfin, l'attitude de certains mouvements jihadistes, qui par leurs crimes, se rapprochent de plus en plus de l'EI. Le massacre cette semaine de 57 de soldats d'Assad capturés lors de la récente prise d'Abu al-Duhub, est ainsi un très mauvais signal, moins par ses auteurs (même s'il est le fait du JAN et du Parti islamiste du Turkmenistan, deux formations jihadistes aussi extrêmistes que l'EI) que par son coïncidence avec l'arrivée des Russes.
Les effets de cet engagement :
L'engagement, très médiatisé, des Russes au sol en Syrie, a eu un effet immédiat, en boostant le moral des forces d'Assad (qui enregistraient une série d'échecs), et en pesant sur les ennemis d'Assad, dont les offensives ont marqué le pas.
Du point de vue des USA, et de l'Europe, l'effet majeur de cet engagement est de rendre impossible l'instauration d'une "no-fly zone" ou de zone sanctuarisée pour protéger les civils des combats, surtout si la présence de Su-27 se confirme.
En effet, comme cela a été noté, les Russes ont débarqué des moyens modernes antiaériens clairement dirigés contre toute action aérienne (les jihadistes officiellement combattus n'ont pas d'aviation), à commencer par les raids aériens réguliers menés par Israél.
La conséquence a été de réduire les raids de la coalition anti-EI en Syrie (qui sont de l'ordre de 1 pour 10 raids en Iraq).
Cela signifie que le flot de réfugiés syriens fuyant les combats vers l'Europe n'est pas prêt de s'arrêter, n'en déplaise aux déclarations des politiques, démunis de toute idée ou de toute résolution, et gérant cette crise sans vision, ni objectif clairement assumé.
Cela signifie aussi que se dessinent deux plans adverses : celui des USA de réorganiser tout le Proche-orient sur une base démocratique (plan ayant lamentablement échoué en Iraq), et celui de la Russie d'organiser le Proche-orient sur une base confessionnelle, avec une Iraq chiite, et une Syrie chiite/alaouite, ce qui suppose une modification des majorités, facilitée par l'émigration des Kurdes et des Sunnites en Europe.
L'avenir dira si la démarche de Poutine pourra réussir là où celle de Bush Jr a été un fiasco.