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Billet de blog 30 novembre 2009

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EDUCATION : Tout repenser

Depuis quelques mois, j'ai eu à maintes occasions le plaisir de partager ici sur Médiapart un effort de réflexion sur ce que j’appelle « la question éducative », et que nous sommes nombreux semble-t-il à considérer comme essentielle.Des dizaines de billets, des centaines de commentaires, quelques éditions, sans oublier le blog ressource de Claude Lelièvre (merci à lui).Face à cette profusion, à la mobilisation réellement partagée dont elle témoigne, il faut bien convenir de la pauvreté des engagements « du politique ».

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Depuis quelques mois, j'ai eu à maintes occasions le plaisir de partager ici sur Médiapart un effort de réflexion sur ce que j’appelle « la question éducative », et que nous sommes nombreux semble-t-il à considérer comme essentielle.
Des dizaines de billets, des centaines de commentaires, quelques éditions, sans oublier le blog ressource de Claude Lelièvre (merci à lui).
Face à cette profusion, à la mobilisation réellement partagée dont elle témoigne, il faut bien convenir de la pauvreté des engagements « du politique ».
Les partis qui sollicitent, si ce n’est nos adhésions formelles, au moins nos suffrages s’obstinent à n’aborder la question éducative qu’au titre du ciblage marketing qui doit leur permettre, c’est selon : de capter le vote de la population éducative pour les uns, celui des contribuables avides de restriction de la dépense publique pour les autres.
Dans les deux cas, le discours démagogique prend ainsi le pas sur le projet politique, en réalité il le masque, et plus encore, pour le côté qui me concerne, à gauche, il le bride, le stérilise, et c’est je crois très dommageable à tous points de vue, y compris électoraux.
Parce que je la pense plus que jamais nécessaire, je voudrais donc contribuer à cette relance, incessante de la question éducative, en m’appuyant, sur un écho du « Fossé des générations » de Margaret Mead (1971), sur les travaux de Bernard Stiegler dont j’ai lu et suis en train de lire quelques ouvrages (1), mais aussi sur la réalité observée depuis mon engagement personnel. Je travaille en effet au sein d’une association organisatrice (entre autres) de centres de vacances et de loisirs dans lesquels nous accueillons des milliers d’enfants et de jeunes, et suis naturellement en relation avec de nombreux professionnels d’autres institutions qui participent de ce que Stiegler appelle le « soin de la jeunesse ».
La réalité que j’évoque est en fait observable par tous et chacun, il suffit de décrypter un peu et de mettre en perspective la profusion des messages que nous délivrent quotidiennement les médias au hasard de l’actualité à propos de la jeunesse. Une actualité faite d’incidents dans les banlieues, de réformes contestées dans l’éducation nationale, de progression des conduites addictives, de temps quotidien passé par les enfants devant leurs écrans, de parents d’élèves mécontents ou inquiets, d’obésité juvénile galopante, d’actes de délinquance, et de temps à autres, comme autant de ponctuations tonitruantes : d’actes de folie meurtrière ou de suicide.
La jeunesse de nos sociétés ne va pas bien, c’est un fait avéré mais je crois bien trop sous estimé, en tout cas insuffisamment politisé ; c'est-à-dire problématisé politiquement.
Car après tout, constater que la jeunesse ne va pas bien, n’est-ce pas constater surtout que nos sociétés ne vont pas bien, qui en sont venues à considérer leur jeunesse, non comme une ressource mais comme un problème, et construisent d’elle, par médias interposés, une représentation collective univoque, souvent anxiogène, systématiquement négative. Ne serait-ce pas affirmer implicitement de leur part un comportement suicidaire, par la négation de leur propre avenir, au bénéfice de cette volonté de jouissance obsessionnelle et profondément égoïste du présent immédiat qui les caractérise ?
Notre société française tout spécialement, qui sous la houlette de notre président, de son gouvernement et plus encore des oligarchies dont ils sont les hommes de main, et de l’idéologie dont ils sont les interprètes, fonce ainsi droit dans le mur, par exemple :
- en abaissant l’âge de la majorité pénale,
- en désorganisant le service public égalitaire d’éducation au profit de sa privatisation rampante,
- en cultivant avec ostentation la compétition sélective entre les enfants comme principe éducatif naturellement indépassable,
- en imposant démagogiquement la semaine scolaire des 4 jours,
- en transformant les enseignants en agents d’observation et de fichage de leurs élèves et de leurs performances,
- en confortant l’idéologie du déterminisme social par cette aspiration surréaliste à la détection précoce de comportements déviants,
- etc., etc. ...
Beaucoup ici ont déjà décortiqué bien mieux que je ne saurais le faire toutes les marques de cette défiance et de mépris dont est l’objet plus que jamais notre jeunesse.
Et ni la tradition héritée d’un autre temps (celui de Jules Ferry) ni le conservatisme frileux assumé il y a peu encore par le courant historique gaulliste, ni l’immobilisme laxiste plus ancien de la mitterrandie ne sauraient excuser ou justifier cette dérive.
Il faut bien convenir par contre qu’elle ne trouve sur son chemin guère d’opposition à sa mesure. Et ce ne sont pas les oppositions catégorielles des professionnels du service public d’éducation, aussi légitimes puissent-elles être, qui pourront la contenir. Les vrais enjeux, et les vrais motifs de la mobilisation aujourd’hui indispensable sont ailleurs me semble-t-il.
C’est ici que je voudrais faire appel aux « Fossé des générations » de Margaret Mead qui proposait en 1971, pour interpréter les mouvements de révolte de la jeunesse des années 60, de considérer qu’après des générations instruites depuis toujours dans un rapport de dépendance culturelle à leurs géniteurs et dans la perspective immuable de perpétuation/adapatation du modèle transmis, était survenu une jeunesse instituée dans un rapport de négociation avec son ascendance, car désormais détentrice d’une connaissance et d’une culture autonomes, sans modèle opératoire, eu égard aux transformations radicales du monde, le monde de la menace nucléaire et de l’aventure spatiale en particulier. Une culture et des connaissances inédites elles aussi, construites et induites par les nouvelles technologies de la communication de masse, en l’occurrence le transistor radio et la télé. Une culture et des connaissances en voie d’unification planétaire tandis que les connaissances et les cultures des générations précédentes restaient indéfectiblement attachées à la fragmentation et aux différenciations nationales héritées.
« L’explosion des mouvements étudiants dans le monde s’est produite lorsque les nouvelles générations ont atteint l’âge du collège et de l’université ; elles étaient coupées de leurs parents élevés avant la guerre, elles étaient aptes à penser par elles-mêmes, capables de juger ce qu’elles voyaient d’un œil neuf et de jeter sur le monde un regard comme on n’en avait jamais jeté auparavant ; un monde où tous les jeunes gens s’engouffraient d’un seul coup, aussi ancien ou sous-développé que soit leur pays. » (Passage d’un extrait disponible sur internet, Edition Denoël/Gonthier 1971)
Et je crois urgent de reprendre le fil de cette analyse pour comprendre les vrais enjeux de la dérive actuelle, engager l’élaboration d’une véritable alternative et mobiliser à juste mesure.
Il ne me semble plus possible en effet, en guise de réflexion sur et pour l’éducation, de poursuivre d’infinis débats sur les méthodes et les contenus de l’enseignement scolaire, ni même d’entretenir la controverse permanente sur ses finalités, ni encore et enfin de résumer la question de ses échecs à celle de l’insuffisance de ses moyens.
Car il ne s’agit, ce faisant, que de perpétuer ce sempiternel « jésuitisme » qui consiste à nous débarrasser de la question en l’enfermant dans le cadre institutionnel que nous pourront tout à loisir accuser ensuite d’inefficacité si ce n’est d’inadaptation, et accabler sans fin de réformes toutes aussi illusoires qu’incantatoires quand elles ne relèvent pas purement et simplement de l’insulte et du démantèlement comme c’est le cas aujourd’hui.
Et nous débarrassant ainsi de la question éducative, nous évitons soigneusement d’en appréhender la gravité immédiate et de nous confronter à l’urgence me semble-t-il absolue des réponses à construire.
Elle saute pourtant aux yeux cette réalité pour peu que nous mettions, non pas comme il a été dit « l’enfant au centre » de l’institution éducative (et il n’est pas indifférent hélas que cette formule ambivalente ait été ressuscitée par un ministère de gauche), mais d’abord, et avant toute construction prédéterminée ou avant toute assignation à résidence confirmée, que nous mettions ces enfants au premier plan de notre lecture du réel.
Comment ne pas voir en effet cette réalité évidente des jeunes, des enfants, qui dès l’âge de 3 ou 4 ans disposent d’une lecture du monde, d’une représentation de ce monde, des savoirs et des compétences associés, construits en dépit ou en marge de l’intervention ( du bla bla d’intendant, de la cautérisation d’infirmier, au mieux quelques ouvertures pour dire qu’il va falloir ouvrir le chantier de la réflexion. (Chiche ! Et je nous conseille pour réfléchir, de commencer par faire une relecture de Gramsci pour le XXIème siècle. On gagnerait du temps.)
La seconde, corollaire, c’est de ne pas attendre que les partis bougent, pour dire que l’éducation doit être LA priorité des changements à venir. Et la meilleure façon de ne pas attendre c’est de s’emparer de cette question, et de la mettre en débat partout où c’est possible (je me permets ici de renvoyer au dernier chapitre de mon billet précédent : Pour le SOCIALISME HORS LES MURS).
Mais dire que l’éducation doit être la priorité ne suffi pas, il faut dire en même temps qu’aujourd’hui elle ne l’est pas, contrairement à ce qui se dit et à ce que laisse croire le bout d’iceberg que représente le budget de l’état.
En réalité l’enseignement ne vient qu’en 4ème position pour l’allocation globale des ressources publiques qui lui sont consacrées en France. (Source : analyse INSEE pour l’exercice 2005, je n’ai pas trouvé de mise à jour plus récente). Avec 105,6 milliards d’€, loin, très loin derrière la protection sociale : 387,7 milliards d’€. Viennent en second rang les dépenses de santé : 125,6 Md’€, puis les services publics généraux (dont la charge de la dette) avec 123,6 Md’€. La dépense publique pour les Loisirs, la Culture et les Cultes arrive en 8ème position pour 25,5 Md’€.
En regroupant Enseignement, Loisirs, Culture et Cultes, nous pouvons définir en gros le périmètre actuel de l’intervention publique en matière éducative, constater que notre république lui consacre donc quelques 131,1 milliards d’€, soit 14, 3% de la dépense publique totale (919,7 Md’€) et presque 4 fois moins qu’à l’ensemble Santé et Protection sociale réunies qui totalise 513,3 Md’€.
Mon propos n’est pas de souhaiter, ni même d’imaginer que ce rapport puisse s’inverser, en masse comme en classement. Par contre il me semble pertinent de nous demander si un peu plus de moyens consacrés à l’éducation ne permettraient pas de contenir la progression voire de modérer la demande de couverture de l’ensemble des risques sociaux. Autrement dit, si un peu plus d’investissement ne sera pas préférable et ne constituerait pas en fait la seule alternative véritable à l’inflation des soins palliatifs jusqu’à l’insupportable. L’approche la plus gestionnaire n’est pas forcément celle que l’on dit communément (et que l’on croit tout aussi communément), de même qu’elle n’est pas incompatible par définition avec une priorité si ce n’est philosophique, au moins politique.
Pour résister et créer il faut donc nous donner cette entière liberté de penser, en dehors des carcans institutionnels établis, en dehors des certitudes et des traditions enkystées, cette entière liberté de tout repenser que doivent nous suggérer quelques convictions :
- l’éducation est le cœur du politique,
- il ne peut y avoir de démocratie qu’éducative,
- il y a urgence prioritaire.
Et notre république serait me semble-t-il bien inspirée de consacrer aujourd’hui à son avenir, autant qu’elle lui consacra il y a un peu plus d’un siècle, et de décreter à nouveau la mobilisation éducative générale.

Merci pour votre lecture patiente.

(1) Mécréance et discrédit (3 tomes aux éditions Galilée), Pour en finir avec la mécroissance (avec Alain Giffard et Gabriel Fauré chez Flammarion), Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel (avec Ars industrialis chez Flammarion), Prendre soin de la jeunesse et des générations (toujours chez Flammarion). A voir et écouter sur le site d’Arsindustrialis (ou sur Googlevidéos) de nombreuses conférences, et certainement à lire aussi, tous les autres titres référencés.

Et puis rejoindre aussi sur le blog de Vincent et pour une autre approche, son billet Tarnac, la recentralisation et l'éducation populaire et notre fil de discussion.

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