MADOFF, HERE I COME !
• Harlem, le 4 octobre 2010
L'automne s'est bien installé sur la ville, grillant la politesse à l'été indien que tout le monde espère généreux ici, avant les rudesses de l'hiver. Pour l'heure, c'est la pluie et un relatif froid humide qui surprend, déprime, et contraste cruellement avec les derniers jours.
Samedi 25 septembre, il fait beau à Park Slope. Je travaille bien le matin chez Jérôme. Après le déjeuner, je donne rendez-vous à Gabriel qui habite le block d'à côté. C'est un jeune batteur américain de 25 ans qui m'a été envoyé par Serge, le vieux collectionneur d'art rencontré chez les Dahlman. Il est originaire de Chicago, mais a fait ses études au Berkeley College de Boston et à la New School de New York. C'est assurément un original qui ne répond à aucun des clichés et des codes que les jeunes musiciens d'ici se donnent tant de mal à endosser. Justement, il dit souffrir du conformisme de sa génération et préfère la fréquentation des personnes âgés. Il a étudié avec Chico Hamilton, un des cofondateurs de la New School, qui est devenu son mentor aujourd'hui. Avec un ami, il l'aide même à faire face aux tâches quotidiennes. L'homme a 89 ans et veut toujours prendre le volant pour partir en week-end. Gabriel va sans doute l'accompagner ce soir dans le nord de l'Etat. Je passe une heure très agréable avec lui avant de retourner sur le piano de Jérôme.
En fin d'après-midi, je prends le métro direction Grand Central, l'une des deux grosses gares ferroviaires de Manhattan — l'autre étant Pennsylvania Station — pour attraper le Metro North qui, comme son nom l'indique, dessert le nord de l'Etat de New York. Je vais retrouver Ricardo à Mount Vernon où il réside. Nous dînons près de chez lui dans un petit restaurant mexicain où l'atmosphère tranche sacrément avec la frénésie new-yorkaise. Nous sommes dans une banlieue plutôt cossue de pavillons, de jardins bien tenus, d'allées bordées de grands platanes et de résidences tranquilles. Ricardo occupe un grand deux-pièces dans l'une d'entre elles, et je savoure cette quiétude autant que sa compagnie drôle, simple et infiniment chaleureuse.
Dimanche matin, je rentre en ville sous la pluie. J'ai une répétition à la Manhattan School of Music avec Guilhem pour qui c'est la deuxième année là-bas. L'école est une des plus importantes de la ville, avec un très gros département classique, ainsi qu'un département jazz qui ne cesse de prendre de l'importance. Miguel en est sorti avec les honneurs. C'est un grand bâtiment localisé à deux pas de l'énorme campus de Columbia University, dans un quartier d'étudiants et de professeurs qui vivent dans des immeubles de la fin du XIXe siècle, à la lisière de Harlem. C'est par conséquent un endroit qui ne change pas du tout, détail notable dans cette ville toujours en pleine mutation. C'est ici que j'avais atterri en septembre 1994, lors de ma première visite, et retrouver ces rues avec ce temps d'automne me plonge dans la nostalgie.
Après la répète, je remonte à pied jusqu'à la 125e et m'arrête dans un petit Barber Shop accueillant. Je suis bien revenu à Harlem. Le coiffeur qui me prend en charge est une homme d'une trentaine d'année, costaud et affable. Son ordinateur repose en équilibre précaire sur la tablette devant moi, entre les ciseaux, rasoirs et divers produits liquides et chimiques. Quand je lui dis que je suis musicien de jazz français, il s'empresse de me montrer la vidéo sur Youtube de la saxophoniste et chanteuse Vi Redd avec l'orchestre de Count Basie à Juan-les-Pins en 1968... c'est sa grand-mère. En partant, il me donne un exemplaire de son dernier disque. Il est producteur de hip-hop, une activité en péril ces temps-ci.
Fraîchement rasé, je reprends le métro pour Brooklyn où m'attend Cava qui n'a pas mangé depuis la veille. Je l'entends miauler en montant l'escalier. Soirée à bouquiner chez Jérôme avant de me coucher tôt.
Lundi, je retourne à Avatar pour finir le mixage et le mastering de Guilhem qui est venu avec des sandwichs maison, un régal. À 5 heures, j'attrape le cross town (un des nombreux bus qui traverse la ville en largeur) sur la 55e rue jusqu'à la 3e avenue où j'extirpe Ricardo de son bureau pour un café assis côte à côte à regarder la pluie. En rentrant, je fais mes courses sur la 55e. Quiche oignons et courgettes, salade d'avocat.
Mardi est une journée bien paresseuse. Je trouve néanmoins le livre sur les oiseaux que je cherchais (European Birds) pour mon père dont c'est l'anniversaire en fin de semaine. Je fais aussi des courses et un plat de lasagnes pour Shawn qui les apprécie beaucoup. Il faut absolument que je reprenne un rythme de travail plus régulier.
Mercredi, j'ai rendez-vous avec le contrebassiste français Clovis Nicolas que je n'avais toujours pas revu depuis mon retour. Il habite à deux blocks de chez Shawn et nous allons déjeuner au parc, parmi les enfants qui jouent. Le soleil est revenu. Nous passons un moment très agréable et je le bombarde de questions sur son expérience à la Julliard où il étudie depuis deux ans. Cela fait déjà huit ans qu'il est arrivé ici, et chaque fois que je le retrouve, je mesure les effets de cette fructueuse immersion. Nous convenons d'une session cette semaine avec le batteur italien, lui aussi installé dans ce quartier depuis des années, Luca Santaniello. Je lui demande s’il serait possible de bosser sur son piano pendant qu'il est à l'école, et c'est sans hésiter qu'il me remet un double des clefs. Voilà qui va grandement améliorer mon ordinaire.
Le soir, je file à Brooklyn où j'ai une répète chez Jérôme. J'y trouve le jeune batteur Reggie Quinerly qui est au travail sur la table, à recopier les partitions d'un arrangement qu'il doit remettre le lendemain matin. Lui aussi suit les cours de la Julliard, et c'est la dernière année pour lui, celle du master. En tant que batteur, il doit fournir un très gros travail sur le piano, l'écriture, la lecture, l'oreille... autant de domaines qui lui étaient encore étrangers il y a peu. Avec le contrebassiste Hans Glawischnig, nous répétons (les morceaux que nous allons jouer samedi) en une heure et demie, avec la facilité qui caractérise cette communauté humble, dévouée et excellente. Avant de remonter sur Harlem, Jérôme, Michelle et moi buvons un verre de rioja blanc sur le toit de l'immeuble. Le ciel dégagé et Manhattan étincellent l'un sur l'autre.
Jeudi, je déjeune avec Ricardo. Le temps est de nouveau à la méchante pluie avec de fortes rafales de vent. Je passe l'après-midi chez Clovis à bosser. Il habite un beau petit deux-pièces très bien foutu et je dois avouer que je l'envie un peu d'être si bien installé à NY, même si je sais combien la vie est dure ici. He's paying his dues, comme on dit ici.
Le soir, je vais écouter Bruce Barth dont c'est le deuxième soir en trio à Smalls. Il enregistre Live pour le compte du label que le club a créé il y a quelques années. À la contrebasse, Vincente Archer, et Rudy Royston à la batterie. Autant dire, une très belle rythmique qui est taillée sur mesure pour le jeu à la fois souple et incisif de Bruce. Quelle joie de l'entendre produire une musique toujours aussi fraîche malgré les années, ou grâce à elles devrais-je plutôt dire. Beaucoup de musiciens ce soir-là, dont le trompettiste Roy Hargrove et les éminents pianistes Tigran Hamasyan, Eri Yamamoto et David Berkman. C'est chaque fois une grande leçon de musique. Et d'amitié aussi. Nous convenons de nous retrouver très vite chez lui pour une session à quatre mains.
Pour illustrer la dureté de la vie et le niveau d'investissement des gens qui se débattent ici, le cas de l'ingénieur du son ce soir-là est à ce titre assez édifiant ; il s'agit du grand photographe (de jazz, mais pas seulement) Jimmy Katz ! Il a mis au point une petite station numérique très pratique pour ce genre de captation et s'est fait une spécialité d'aller dans les clubs avec son beau parc de micros pour immortaliser la musique de ceux qu'il a passé sa vie à photographier. Quand on vous dit qu'un disque n'est rien d'autre qu'une photo...
En marchant sur 115e rue, vers l'immeuble de Shawn à Harlem, je remarque un vieux rat tout tordu qui traverse le trottoir dans une trajectoire improbable, à dix mètres de moi, pour aller se perdre dans l'amas de poubelles qui s'amoncellent à cette heure-ci dans les rues du quartier. Sans plus y penser, au moment où je passe près des poubelles il surgit à contre-sens et me rentre littéralement dedans en poussant un petit cri strident. Je fais un bond de deux mètres. Glaçant.
Vendredi, je retrouve le piano de Clovis avant d'aller à mon gig avec Guilhem. Nous jouons à Harlem, au nord de la 125e, dans un bar très sympa, du même nom que le fameux club de Fela Kuti au Niger, The Shrine. Les groupes se succèdent au rythme de cinq tous les soirs. Notre set d'une heure est prévu à 18 heures. La salle est déjà pleine, mais ce qui apparaît de prime abord comme une bénédiction — dans une ville où il est si difficile de faire venir les gens aux concerts — va vite s'avérer être un véritable cauchemar. La salle est très sonore et les gens hurlent tous plus fort à mesure que nous jouons. On ne s'entend tout simplement pas dans ce vacarme assourdissant et la musique aura bien du mal à se frayer son chemin.
De chaque côté du bar, deux barber shops. Après ce gig difficile qui m'a rapporté 16 dollars, je ne résiste pas à ce rituel si bon marché et m'assieds dans un de ces gros fauteuil noirs qu'on a vus si souvent au cinéma. À chaque coiffeur une technique différente. Ils ont pourtant tous le même diplôme accroché au miroir. C'est vendredi soir et les rues sont électriques. Tandis que le rasoir sur mon crâne déclenche des frissons dans mon corps, et que les enceintes crachent un méchant rap, j'observe le concours de tractions que se livrent une demi-douzaine d'ados sur les barres de l'échafaudage de l'immeuble. En partant, j'oublie mes lunettes sur la tablette. Quand je m'en rend compte, je suis déjà très loin. De peur que la boutique ferme, je hèle un taxi de Harlem — ces grosses berlines noires conduites le plus souvent par des Africains ou des Haïtiens — et remonte Malcom X Avenue en négociant en français le prix de la course avec mon chauffeur ivoirien. Quand j'arrive enfin, le coiffeur me tend mes lunettes devant une brochette d'enfants hilares alignés contre le mur et dans un large sourire me demande « Did you go far ? »
Samedi, je me promène dans Harlem encore. Je suis comme les écureuils dans le parc en ce moment, je fais mes provisions pour l'hiver. Je déjeune dans une cantine des Caraïbes et je reprends ma balade sans but précis, sinon profiter de la lumière cristalline et voler quelques images avec mon fidèle Lumix.
Le soir, je retrouve Jérôme, Hans et Reggie à Miles Café, un nouveau club qui s'est ouvert dans l'Upper East Side, le quartier d'affaires où travaille Ricardo. C'est le deuxième du nom, après celui qui se trouve à Tokyo, et c'est bien Miles, le patron japonais — comme son nom ne l'indique pas — qui nous accueille à l'entrée. L'endroit est au troisième étage d'un petit immeuble coincé entre les gratte-ciel, ce qui ne fait qu'accentuer la note tokyoïte de ce lieu. Heureusement que nous avons quelques amis en ville ; Shawn est descendu avec moi depuis Harlem. En sortant de l'ascenseur je retrouve les charmants Dahlman accompagnés d'un couple d'amis et de Serge que j'ai bien plaisir à revoir lui aussi. Michelle est là. Nous sommes vite rejoints par un couple d'amis de Jérôme que j'avais croisé à Paris il y a quelques mois. Si on ajoute cinq ou six personnes que je ne connais pas, on monte sur scène devant une assistance finalement honorable pour cette destination qui reste encore totalement inconnue des aficionados. Tant mieux tant cette musique mérite ce soir-là d'être soutenue. Reggie est décidément un batteur d'une grande élégance, et avec un Hans toujours solide, ils forment une rythmique facile et inspirante qui nous propulse Jérôme et moi sur un répertoire qu'on a constitué pour moitié chacun et qui semble bien fonctionner.
Au final, un très bon gig et beaucoup de plaisir à jouer pour moi qui ai retrouvé des sensations trop souvent enfouies ou contrariées. Ricardo nous a rejoints au deuxième set, et à sa grande surprise — il n'écoute jamais de jazz moderne — prend du plaisir à rester jusqu'au bout. Nos amis ne manquent pas d'enthousiasme non plus et la soirée passe en un clin d'oeil. Je repars avec Ricardo qui est venu en voiture et me ramène à Mount Vernon.
Dimanche entre parenthèses ; grasse matinée, balade à la plage (c'est fou comme la ville de New York semble tourner le dos à la mer. Si on ne va pas la voir, on en oublie complètement la proximité), restaurant chilien d'une petite bourgade sans âme, retour à la maison en faisant une halte chez la tante qui a cuisiné quelques mets haïtiens, et film allongé au lit. Les heures passent clandestinement.
Ce matin lundi, sur le quai du Metro North, Ricardo lance à la pluie « Madoff, here I come ! »
Laurent.