Chers amis,
J'espère que vous excuserez cette lettre un peu plus personnelle que la précédente. Je voudrais vous y raconter la découverte étonnante que je fis il y a quelques temps : quand j’avais vingt ans, j’étais conservateur sans le savoir. Il faut dire que je ne m’intéressais pas à la politique à l’époque. J’étais occupé tout entier par les Pensées de Pascal et particulièrement impressionné par son analyse du pouvoir qui tient en dix lignes (je les ai mises en note[1]) dont j'aime à penser qu'elles synthétisent toute l’œuvre de Michel Foucault.
Selon Pascal, tout pouvoir doit réunir deux attributs, la justice et la force : il doit, autrement dit, être perçu comme légitime et avoir les moyens coercitifs d’imposer sa loi. Pour former l’Etat, « il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. » Mais Pascal souligne que « la justice est sujette à dispute » tandis que « la force est très reconnaissable et sans dispute ». S’il avait fallu attendre que chacun s’accorde sur la justice pour fonder l’Etat, c’est-à-dire régler la vie de la Cité, nous y serions encore. C’est pourquoi « ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Mais si l’Etat est fondé sur le droit du plus fort, Pascal souligne qu’il ne peut perdurer que s’il se construit une légitimité car le peuple n’obéit aux lois « qu’à cause qu’il les croit justes ».[2] Pascal a raison : aucun Etat n’a jamais tenté de soumettre les hommes par la seule force. La pire des dictatures élabore toujours une propagande et commence invariablement par supprimer la liberté d’expression. Aussi pourrait-on proposer l’équation suivante : plus un Etat est perçu comme juste et moins il a besoin d’user de la force, ce qui constitue une précieuse économie de moyens. L’Etat perçu comme juste est donc plus stable, plus prospère, plus heureux.
Pascal qui ne croit pas à la possibilité d’un Etat réellement juste considère qu’il est toujours dangereux de dissiper l’illusion. C’est, dit-il, ce que font ceux qui souhaitent prendre le pouvoir : « L’art de fronder et de bouleverser les Etats est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. » Les frondeurs dénoncent l’arbitraire du pouvoir et « le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent, et les grands en profitent à sa ruine. »[3] La conclusion est terrible :
« C’est pourquoi le plus sage des législateurs [Platon] disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper [comme on pipe un dé]. »[4]
C’est par la violence symbolique que l’Etat garantit l’ordre social, ce qui suppose qu’il emploie sa puissance matérielle à réprimer ceux qui s’en prennent à ses symboles. Vision très sombre de la politique, qu’il ne faut cependant pas mal comprendre. Pascal ne dit pas qu’il n’y ait aucune justice mais que la justice est un concept trop faible pour fonder l’Etat. Cela ne l’empêche pas d’interpeler sans ménagement les pouvoirs en place dans ses Discours sur la condition des grands. Le devoir des « rois de concupiscence », disait ce grand chrétien, est de satisfaire la concupiscence des hommes : autrement dit, dans un monde qui n’est régi que par l’intérêt, l’Etat doit gouverner dans l’intérêt du peuple. Pascal, comme tous les jansénistes, alliait un pessimisme extrême quant au « monde » et une profonde sensibilité à la misère.
Pascal n’est pas à la botte des puissants et n'a pas de mépris pour les humbles. C’est un conservateur paternaliste : conservateur parce qu’il a conscience de la fragilité de l’ordre social qu’il ne veut pas refonder au risque de le détruire, paternaliste parce qu’il pense qu'il faut pour améliorer l’ordre social agir au sommet et non à la base. Si je vous parle de Pascal, c’est pour plusieurs raisons. D’abord parce que son analyse me semble d’une grande actualité : je lis partout que ceux qui dénoncent l’oligarchie sont des populistes qui mettent en péril « l’ordre républicain » et ne visent en réalité qu’à jouir du pouvoir. Mais surtout parce qu’elle permet de faire la différence entre les réactionnaires et les conservateurs.
Les réactionnaires sont les descendants de ces rois que sermonnait Pascal. Ce sont tous ceux qui exaltent le courage des investisseurs, le génie des entrepreneurs, la mission des « créateurs de richesse » pour légitimer les inégalités scandaleuses générées par le capitalisme d’aujourd’hui. Les réactionnaires sont solidaires du pouvoir. Parmi les conservateurs, en revanche, on compte des hommes habités d’une très haute exigence éthique dont le corollaire est une certaine misanthropie. Ils ont souvent d’autant plus de mépris pour les réactionnaires que ceux-ci détournent leurs idéaux à leur profit. Ce détournement est particulièrement flagrant dans le gouffre qui sépare le général de Gaulle, grand conservateur, des abjectes réactionnaires qui se réclament de lui.
A la Libération, De Gaulle nationalise des pans entiers de l’industrie française pour créer « un système économique et social tel qu’aucun monopole, aucune coalition ne soient en mesure de faire pression sur l’Etat ».[5] Ces réformes de structures, écrit Jean Lacouture, comblent « le jacobin impatient d’assurer à l’Etat de nouveaux outils de puissance, le résistant soucieux d’épurer de grands secteurs de l’activité nationale, et le puritain de l’Etat peu enclin à ménager les puissances d’argent qui lui ont toujours été anathèmes ».[6] Quelle différence d’avec l’exaltation du profit, le dogme du marché, le chantage à l’exil fiscal, la soumission hypocrite aux agences de notation !
Je ne discute pas ici la politique menée par le général de Gaulle durant ses divers exercices du pouvoir. S’il importe pourtant de faire la différence entre conservateur et réactionnaire, c’est qu’on ne s’oppose pas à l’un comme on combat l’autre. Le réactionnaire est purement et simplement l’ennemi de classe ; il se perçoit comme tel et agit comme tel ; avec lui, le conflit doit être assumé, ouvert, permanent. Le conservateur est dépositaire d’une vision du monde qui a sa cohérence. Il a son heure dans l’Histoire et concentre alors le pouvoir dans ses mains mais il est soucieux de sa légitimité : il y renonce lorsque celle-ci a cessé. Le réactionnaire, en revanche, défend toujours ses privilèges et par tous les moyens. Le conservateur lance l’appel du 18 juin mais le réactionnaire est arrêté dans la nuit de Varennes. Pour le conservateur, le socialisme est une utopie ; pour le réactionnaire, c’est une hérésie. Comme Jean-François Copé, il trouve qu’il règne dans les manifestations « une atmosphère malsaine de nuit du 4 Août ».[7]
La perversion du gaullisme par les baronnets de l’UMP a une conséquence étonnante pour notre vie politique : les réactionnaires se prennent pour des conservateurs et les conservateurs, eux, ne savent plus qu’ils le sont. S’ils adhèrent formellement à la démocratie, ils ne croient pas plus que Pascal à la possibilité d’un véritable gouvernement par le peuple et pour le peuple. S’ils ont conscience de l’injustice de l’ordre établi, ils se méfient des « populistes » qui excitent les masses en promettant le « grand soir ». Ils disent parfois cette banalité que le seul bon régime serait celui d’un monarque éclairé mais ils ne croient pas à l’homme providentiel. Un conservateur sans chef devient un conformiste : contre la réaction, il vote pour le status quo, c’est-à-dire pour le Parti socialiste.
Je crois que pour qu’un réactionnaire devienne socialiste, il faut rien moins qu’une épiphanie : espérons-la sans y compter. Un conservateur qui s’ignore, en revanche, peut être convaincu s’il découvre d’une part la nécessité du socialisme et d’autre part, sa possibilité. La nécessité est double : elle est morale et intéressée. On peut en venir à s’engager par devoir ou parce qu’on refuse de voir sa retraite, son salaire ou l’école de ses enfants rognés par la privatisation du monde dont je vous ai parlé tout au long de ces lettres. On peut également s’engager parce que la violence de notre monde devient intolérable. Il ne faut cependant pas faire fonds sur ces motivations car la violence et la peur ne mènent généralement pas au socialisme mais à la politique de l’autruche. Ainsi se referme un cercle vicieux où le scepticisme mène à l’ignorance volontaire qui favorise la paresse intellectuelle et l’insensibilité morale. C’est pour rompre ce cercle qu’il faut souligner la possibilité de l’action politique.
Conservateur, j’étais plus propre à être mobilisé par une figure de proue que par l’idée abstraite du peuple en marche. C’est donc d’abord le courage d’Eva Joly qui m’a enthousiasmé, de même que me scandalisait le tableau qu’elle fait de la corruption d’Etat.[8] Conformiste, j’ai ensuite soutenu Arnaud Montebourg qui, se présentant sous l’étiquette familière du Parti socialiste, me permit de découvrir les méfaits de la mondialisation dans Des Idées et des rêves – passé le premier chapitre d’autocélébration pompeuse, un très beau livre. Mais Arnaud Montebourg m’a si bien convaincu qu’il ne me fut plus possible de me rallier avec lui à François Hollande : restait Jean-Luc Mélenchon.
Ce n’est pas sans réticence que j’ai cédé au « populisme ». A rebours de ce que l’on imagine souvent, ce n’est pas sa verve qui m’a emporté : je me refusais au contraire à la séduction. Mais au fil des lectures que je cite dans mes lettres, je découvris la cohérence et la sophistication de son programme et n’eus plus de raison de résister à un sentiment inconnu jusqu’alors : l’enthousiasme politique. Il manquait cependant une chose pour passer de l’enthousiasme à l’engagement, la foi en l’action collective, c’est-à-dire la confiance en ce « peuple » dont je souhaitais désormais faire partie. Le peuple, fantasme ou réalité ? Un peu des deux, comme toute généralité.
Mais nous en parlerons plus en détail dans ma prochaine lettre. Il m’est aussi difficile aujourd’hui de m’arracher à la politique qu’il l’était hier de m’y intéresser, mais j’ai la chance d’avoir une femme charmante et j’aurais tort de la négliger plus longtemps.
Amitiés,
Olivier
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[1] Justice, force.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
Pascal, Pensées, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 200, fragment 94, page 572
[2] Pascal, Pensées, op. cit., fragment 62, p.563.
[3] Pascal, Pensées, op. cit., fragment 56, p.559-560.
[4] Pascal, Pensées, op. cit., fragment 56, p.560.
[5] Charles de Gaulle, avril 1943. Cité par Jean-Charles Asselain, « Nationalisations, la grande vague de la Libération », L’Histoire, septembre 1981.
[6] Jean Lacouture, De Gaulle, Editions du Seuil, 1985, cité par Serge Halimi, Quand La Gauche essayait, p.443.
[7] http://www.dailymotion.com/video/xe3bf8_jean-francois-cope-france-inter_news#.UXuzpLUz3Sg
[8] Voir la sixième lettre.