Hormis une racine (crowd – la foule), qu'est-ce qui peut bien unir le crowdfunding et le crowdsourcing? L'un permet au public de devenir à sa façon patron de presse en finançant les sujets et en les discutant, l'autre de devenir une sorte de «lumpen pigiste», sous-traitant du journalisme pour les tâches ingrates et répétitives?
Sans doute cette accroche est-elle très restrictive et l'on peut trouver des façons intelligentes et constructives de pratiquer la collaboration en en tirant, pour l'ensemble, un bénéfice d'usage (après tout, c'est le principe d'élaboration du logiciel libre).
Lors de la matinée du CFPJ Lab («crowdsourcing et crowfunding», 23 septembre), Nicolas Kayser-Bril (qui s'occuper du crowdsourcing et du datajournalisme chez Owni) expliquait pourtant l'intérêt que l'on pouvait trouver à cette façon de «lancer un problème dans l'espace et d'agréger les réponses» – en 2007, par exemple, Google et Amazon avaient lancé un appel collectif pour rechercher l'aviateur Steve Fossett: ils ont fourni un lot d'un gros million d'images satellites dépouillées, grâce au Mechanical Turk d'Amazon, par 50.000 personnes. Au final, c'est un promeneur qui a retrouvé Steve Fossett.
Le véritable obstacle, pointe-t-il, c'est là validation de l'information: si l'on peut se permettre une marge d'erreur sur de grosses masses de données parce que le résultat est «lissé», dans le journalisme, l'erreur relevée sur un point mineur mine la crédibilité de l'ensemble. Mais comment vérifier sans refaire purement le travail? Openstreetmap propose une piste, la correction a posteriori: 60.000 utilisateurs peuvent rectifier et compléter (notamment grâce à une application iPhone utilisant la géolocalisation) les cartes coopératives. Résultat (à droite): la carte de Kandahar comporte 3 rues sur Google Map mais est bien plus complète sur OpenStreetMap.
Ushahidi, un projet kenyan lancé en 2008 pour surveiller le déroulement des élections en demandant aux usagers d'envoyer des SMS ou des courriers électroniques propose une validation a priori des informations, ce qui pose un problème d'utilisation à grande échelle. On peut aussi imaginer, comme le propose un système russe, de confier la modération aux usagers en leur donnant d'autant plus de pouvoir d'intervention qu'ils ont eux-même été validés par le passé. Mais plus probablement, le meilleur système reste une double attribution aléatoire des données à traiter, en postulant que si deux réponses sont identiques, c'est qu'elles ne comportent pas d'erreur et qu'il ne faut vérifier que les réponses divergentes.
Encore faut-il parvenir à une masse critique d'usagers: Ipaidabribe se propose de recenser les pots-de-vin versés en Inde; mais au bout de deux mois d'expérience, il n'a reçu pour tout le pays (1,2 milliard d'habitant) qu'un peu plus de 1.000 témoignages.
Mieux vaut donc privilégier des sujets hyperlocaux pour mobiliser une part significative donc représentative de la communauré. La radio newyorkaise WNYC a ainsi demandé à ses auditeurs de compter les 4x4 dans le voisinage et a reçu 450 réponses, ce qui n'est pas si mal.
Il faut aussi proposer une interface immédiatement compréhensible. Nicolas Kayser-Bril raconte ainsi que l’application d'Owni pour dépouiller les Warlogs (les enregistrements dévoilés par Wikileaks) n'ont mobilisé que 250 contributeurs, qui, pour 70% se sont contentés de traiter un seul enregistrement.
En revanche, assure-t-il, l'intérêt de la tâche n'est pas déterminant. Beaucoup moins en tout cas que sa simplicité. Et il cite à l'appui de cette conviction l'exemple de l'application Géolocalisons les bureaux de vote, qui ne demandait que la saisie d'adresse de bureaux de votes à partir de listes non lisibles par des ordinateurs (images) et qui a permis à 300 participants de rassembler 15.000 adresses.
De même, la présentation d'un objectif clair est essentiel. Dans le cadre des états généraux de la sécurité à l'école, Owni avait proposé aux lycéens de signaler les caméras de vidéosurveillance installées dans leur établissement. «Nous voulions montrer qu'il y avait une déconnection entre le nombre de caméras et la sécurité», explique Nicolas Kayser-Bril, mais, in fine, 85 signalements seulement ont été enregistrés, faute d'avoir su faire comprendre le but recherché.
Enfin, au risque de l'infantilisation des contributeurs, il recommande avant tout de «rester ludique»: «on s'adresse à des gens qui ont 5 minutes à perdre, qui s'ennuient au travail.» Dès lors s'imposent les codes en vigueur dans les jeux vidéos:
- le plaisir (celui de terminer le niveau, de montrer son degré d'aptitude: pour cela, on peut montrer le degré d'avancement de la tâche – «nous avons tant de documents, tant ont été traités, il en reste tant à expertiser», indique «Investigate your MP's expense» du Guardian)
- la compréhension immédiate des règles (par exemple, Showelwatch de Propublica propose d'«adopter» un point donné du plan de relance de Barack Obama et de le suivre, de l'annonce à l'évaluation, ce qui permet une responsabilisation du contributeur)
- la compétition (MyBarackObama attribuait des points à chaque membre en fonction de leur implication dans la campagne et proposait un classement des soutiens les plus actifs.)
On peut compléter ces conseils avec ceux que donne ProPublica pour organiser un crowdsourcing efficace:
- Recruter les gens pour des missions précises sur un projet (sinon, chacun «s'approprie» l'ensemble du dossier, se fait une idée de ce que devrait être le résultat, donc déception). Le message à faire passer: «Aidez-nous à réaliser telle tâche» plutôt que «Adhérez à notre projet».
- Choisissez les sujets qui conviennent au crowdsourcing. Inutile de demander à un groupe de faire le travail d'un journaliste (par exemple couvrir une conférence de presse en la live-tweetant) car le travail de coordination sera plus important que le bénéfice attendu. Privilégier des sujets qui demandent beaucoup de personnes sur de nombreux aspects et qu'un personne seule aura du mal à traiter.
- Donnez de la valeur au travail. Un travail de reportage par exemple sera plutôt décevant car il est déjà fait par des professionnels qui disposent d'une technique adaptée. Au contraire, un travail de veille, de présence, d'alerte, de connaissance du terrain permet de faire émerger des sujets sous-couverts.
- Evaluez, mesurez la participation et la qualité. Estimer si le travail correspond aux critères attendus et fait dans les temps ou s'il faut doubler le dispositif. Par exemple, à mi-chemin d'une enquête, lancer une campagne d'e-mail pour mesurer le taux d'ouverture et vérifier l'implication.
Lire aussi