Dieu n’a pas de réalité en ce monde
Comment penser et dire ce qui n’a pas de réalité ? Comment se laisser porter par l’idée de Dieu au-delà de toute expérience possible ? Nous savons bien que le dragon est un concept imaginaire. Nous savons distinguer entre les choses réelles et celles qui ne le sont pas. Pourtant, l’idée de Dieu semble échapper à notre raison qui dit l’inexistence. Rien ne permet d’affirmer que l’homme est « l’image de Dieu ». Il faudrait voir le modèle pour juger de la ressemblance. Il semble, en revanche, que l’homme dessine Dieu selon ses propres passions. Il inverse les termes de la comparaison véritable pour sauvegarder la qualité du Principe. A y regarder de près, Dieu est « l’image de l’Homme ». Dieu ne serait pas ce qu’il est sans l’homme pour en tracer les traits. Ce dernier l’enferme dans les limites de son propre entendement. Il le conçoit selon le principe de causalité : puisque le monde existe, il faut que « quelqu’un » lui donne forme. Il le comprend cohérent : puisque le monde est imparfait, « quelqu’un » le guide vers l’accomplissement. L’homme se donne un « Père », un « Créateur », auquel il confie la justification de sa vie, de ses valeurs et de ses lois. Il tend les bras chargés de suppliques et d’espérance. Il plie le genou pour quémander protections et bénédictions. Il parle à « Dieu » avec ses mots. Il transcrit la parole divine dans son propre langage. Pourtant, aucun signe indubitable, aucun message authentifié ne témoigne jamais de sa réalité. L’homme est l’inventeur de cette image qu’il nomme « Dieu ».
L’intelligence humaine rencontre ses limites face à l’impossible discours. La théologie n’a pas de fondement. L’idée de Dieu hante la pensée comme un concept errant, qui cherche vainement à expliquer la réalité. Les arguments théologiques constituent des tentatives dérisoires. Ils s’agrippent au leurre d’une transcendance qui ne peut que choir quand on croit la tenir. La raison abdique dans ce bavardage vulgaire qui nourrit la religion. Par un renversement du sens, le théologien du mirage ou du miracle prend pour sot celui qui s’attache à la rationalité du verbe.
Que signifie « penser Dieu » ? Est-ce lever les yeux béatement vers la voûte céleste pour y découvrir un ordre cosmique ? Est-ce faire référence à l’histoire biblique, à la tradition religieuse ou à quelque théogonie ? Est-ce concevoir les notions absolues de puissance, de perfection, d’infini, d’éternité ? Ce n’est certes pas ne rien penser, ni penser le Néant !
Témoigner des actions ou des qualités divines constitue une nouvelle inversion de l’ordre de la raison. Celles-ci ne peuvent fournir la preuve de l’existence, puisqu’elles la présupposent. Il y a l’acteur et puis l’action. Notre incompréhension de l’univers ne nous donne pas une compréhension de Dieu. La lecture du sens que nous donnons à l’Histoire ne dévoile rien à l’horizon de la fin. Nous ne pouvons gratifier Dieu d’attributs que nous avons nous-mêmes forgés. Il ne peut se révéler dans un assemblage de caractères suspendus à un nom qui finalement ne signifie rien. Bref, l’Etre parfait ne peut surgir de sa seule représentation !
L’homme accorde à Dieu la paternité des fondements et des actes de sa propre histoire. Il lui attribue une personnalité violente, passionnée, miséricordieuse, paternelle, pour justifier sa propre nature. Si l’idée de Dieu n’est pas rationnelle, elle est assurément passionnelle. Il est nécessaire pour l’homme que son Dieu soit l’unique et vrai Dieu. Ainsi, là où la raison échoue, il se donne de bonnes raisons pour affirmer la réalité de Dieu. La norme morale, les lois et les superstitions, qui fondent la communauté des croyants, sont sacralisées, comme paroles issues de quelque transcendance.
La foi transgresse la raison. Elle prétend à une connaissance hors du champ de l’expérience, à une intuition qui dépasse toute représentation. Elle consiste en l’adhésion à une idée fondatrice, dont on ne sait généralement rien, sinon que l’on y tient. La détresse humaine la veut et s’en saisit comme d’un remède contre l’ignorance. Telle est la foi, que toute enquête sur Dieu, sa psychologie, ses actions ou ses forfaits, s’avère impossible. Dieu ne peut être mis en accusation, parce qu’il est Dieu, parce qu’il fonde le droit. Le condamner revient à invalider l’idée même de Dieu et, par conséquent, à perdre la foi. A l’absurdité du monde répond l’absurdité de la foi. Enfermé dans son existence par les éléments cosmiques qui la composent, l’homme tente vainement de dépasser les limites de l’expérience possible et de l’entendement. Il est clos dans un espace-temps.
L’idée de Dieu échappe, parce que celui-ci ne se montre pas dans le concept. Son absence appelle sans cesse de nouvelles idées pour échafauder l’idée première. L’idée de Dieu devient un discours sans fin, parce qu’il n’est pas étayé par les termes solides d’une interrogation ; parce que l’argumentation ne démontre pas la crédibilité de l’expérience. L’affirmation « Dieu existe » s’impose comme une croyance, non comme une démonstration. Elle se déclare avec passion, s’écrie avec humilité, se profère avec violence. L’absence de discours rationnel autorise à dire ce qui n’est pas, à occulter le doute de celui qui affirme sa foi.
La négation de Dieu est symétrique à son affirmation. Dire « Dieu n’existe pas » est un jugement contradictoire au jugement « Dieu existe ». Le négateur ne met pas en cause le concept « Dieu », puisqu’il le pose comme sujet. Il refuse le discours théologique porteur d’une idée (l’existence de Dieu) qui n’a point de réalité. Mais, ce faisant, il commet l’erreur de prononcer « le Nom », et de reconnaître, malgré lui, cette idée de Dieu dont il affirme qu’elle n’a pas de réalité. Il ne dispute vraiment que de « l’existence » de Dieu. Le discours porte non sur Dieu mais sur l’idée de Dieu. Le négateur ne peut s’échapper en formulant une tautologie : « le Néant n’existe pas ». C’est en effet « le Nom » qui pose question.
L’affirmation de « Dieu » est première dans l’ordre du discours. Elle pose des valeurs, des notions de principe et de fin, que le contradicteur est amené à reconnaître a priori. Or, la négation de Dieu cherche à nier celui-ci en même temps que l’existence qui lui est attribuée. Ne pouvant nier cette dernière sans préalablement poser le concept de Dieu (« Dieu » n’existe pas), le négateur ne peut que rester en dehors du discours. Le nom de Dieu devient pour lui imprononçable.
La question du mal, ou Diable, est première pour le penseur cathare. Il perçoit la réalité du monde comme indifférente à l’homme. Il ne parle plus, aujourd’hui, de « la Création » mais de l’organisation de la matière. Lorsqu’il considère l’évolution des espèces, il voit qu’elle produit des crocs, des griffes, des cornes, des dards, du venin, mais aussi la ruse et l’intelligence perverse. La vie et la mort sont étroitement liées en ce monde de douleurs et de souffrances. Prise dans le filet de l’existence, chaque espèce est à la fois proie et prédatrice. Toute vie se nourrit de la mort. La question n’est pas celle de l’origine du mal, puisque celui-ci résulte des nécessités de la vie. La question est : Comment les hommes ont-ils pu imaginer qu’un dieu bon était à l’origine du monde ?
Le cathare conçoit l’idée du mal par le regard qu’il porte sur la réalité du monde. Celle-ci forme la représentation négative, à partir de laquelle il imagine Dieu en tant que représentation positive. Dieu n’a donc pas de réalité. L’existence appartient au Diable ! Le discours cathare apparaît plus vrai que le discours judéo-chrétien. Il ne cherche pas à justifier Dieu en accusant les hommes. Il n’occulte ni les souffrances, ni les gémissements de la nature entière. Il n’établit pas une théologie compliquée pour disculper Dieu de l’existence du mal. L’étonnement scientifique supplante la curiosité des mythes. Dieu demeure à jamais inconnu pour le cathare immergé dans la réalité. Aussi ne peut-il prétendre toucher à « l’Esprit de Dieu » qu’en se défaisant peu à peu du monde. Son regard sur la nature de l’homme est, certes, pessimiste. Mais la pensée qui l’appelle à le débarrasser de sa méchante nature le pousse vers l’optimisme.
Yves Maris
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