L’erreur du Dieu « psychique »
Le concept de Dieu ne correspond pas à une représentation réelle. Il n’empêche que Dieu réside, à l’évidence, dans le for intérieur de la pensée humaine. Puisque l’idée de Dieu surgit dans sa psyché (mot grec signifiant âme), c’est donc en lui-même que l’homme doit connaître Dieu. C’est en lui qu’il réside et nulle part ailleurs. L’erreur manifeste consiste à vouloir donner une positivité à un concept détaché de toute réalité. Dire que l’idée de Dieu est en moi est vrai et rationnel. Dire que Dieu parle en ma conscience l’est également. J’en suis seul juge. En revanche, proclamer que « Dieu » attend de moi que j’impose sa loi est folie. En effet, si l’idée de Dieu est authentique au cœur de ma conscience, elle perd toute légitimité dès lors que je prétends l’imposer sous quelque forme que ce soit, sous la forme d’une loi positive en particulier. S’agirait-il du Décalogue, désigner un texte de loi comme « Parole de Dieu » est déraisonnable et mensonger.
L’Ancien Testament (du latin testamentum : contrat) révèle l’action de Dieu dans la chronique d’Israël et la réalité de l’histoire. Yhwh se manifeste dans la proclamation prophétique et l’accomplissement d’engagements contractuels à l’égard du peuple élu. Il est le Dieu qui profère une loi positive, à l’obéissance de laquelle tout fidèle se trouve sévèrement soumis. Il n’est plus le Dieu cosmique des religions naturelles qui rendait compte de la raison du monde et des lois universelles. Il est le Dieu de l’Alliance, vivant et personnel.
« Moïse dit à Elohim : « Voici que, moi, j’arriverai vers les fils d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous ; ils me diront : Quel est son nom ? Que leur dirai-je ? » Elohim dit à Moïse : « Je suis qui je suis ! » Puis il dit : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : Je Suis m’a envoyé vers vous ! » (Ex. III, 13-14). L’être de Dieu, c’est-à-dire l’idée de Dieu, veut s’imposer comme une réalité extérieure à l’homme. Yhwh apparaît dans une flamme de feu au milieu d’un buisson. Il crie de la montagne. Il vitupère. Il ordonne. Sa colère s’enflamme. Bref, Yhwh est revêtu de la personnalité morale et de l’autorité cinglante qui justifient qu’il impose le droit et tienne Israël pour cocontractant. L’Alliance se signe avec le sang des hommes : « Alors Moïse se tint debout, à la porte du camp, et il dit : « A moi quiconque est pour Yhwh ! » et vers lui se rassemblèrent tous les fils de Lévi. Il leur dit : « Ainsi a parlé Yhwh, le dieu d’Israël : Mettez chacun l’épée à la hanche ! Passez et repassez de porte en porte dans le camp, tuez, qui son frère, qui son compagnon, qui son proche ! » Les fils de Lévi agirent selon la parole de Moïse et il tomba du peuple, en ce jour, environ trois mille hommes. » (Ex. XXXII, 26-28) Dieu existe puisqu’il parle ! Sa parole (la loi) est déposée en témoignage dans l’Arche d’Alliance. Moïse prend le pouvoir au nom du Seigneur-Yhwh : l’Histoire est en marche !
Nous parlons d’un Dieu « psychique », dans le sens où il partage avec les hommes ses états d’âme, ses sentiments et ses passions. Nous comprenons qu’un tel concept de Dieu constitue le cœur de la controverse née de la révolte nazaréenne. Le reniement de l’apôtre Paul est clair : « Je suis mort à la loi. » (Ga. II, 19). Mort à cette loi extérieure qu’il regarde comme « le service de la mort aux lettres gravées sur pierres » (2 Co. III, 7). L’Alliance « partie du mont Sinaï » enfanta, dit-il, « à l’esclavage » (Ga. IV, 24). Ainsi en est-il de toute loi positive qui ôte la liberté de conscience et impose à l’homme une « parole » extérieure à lui-même. Il doit être clair, une fois pour toute, qu’entre Dieu et l’homme « il n’y a pas de médiateur » (Ga. III, 20). La loi intérieure est seule divine ; à condition qu’elle demeure intérieure. Si elle vient à manquer à cette condition qui la justifie, elle donne à l’idée de Dieu une réalité dans le monde qu’elle n’a pas ; elle nie la liberté de conscience. Or, « si vous êtes menés par l’Esprit, vous n’êtes pas sous la loi. » (Ga. V, 18) La loi intérieure et la loi extérieure procèdent de deux principes qui s’opposent.
Le christianisme paulinien se heurte immédiatement au légalisme judéo-chrétien : « Tant que n’auront pas passé le ciel et la terre, pas un i, pas un point ne passera de la loi. » (Mat. V, 18) A l’adresse de l’Apôtre, l’évangile de Matthieu ajoute : « Celui donc qui délie l’un des moindres des commandements et qui enseigne ainsi les hommes sera appelé le moindre dans le règne des cieux, mais celui qui le pratique et l’enseigne sera appelé grand dans le règne des cieux. » (Mat. V, 19) La dispute est vive : « Quand Képhas (Pierre) est venu à Antioche, je [Paul] lui ai résisté en face, car il était à blâmer. » (Ga. II, 11)
Tel est l’enjeu qui perdure depuis deux millénaires. En proclamant la fin de la loi, Paul proclame la mort du Dieu du monde : ce principe des lois qui condamne Jésus. L’Eglise romaine a cherché à construire un discours théologique qui rende compatibles la loi intérieure et la loi extérieure. Elle a proposé le concept de Trinité qui mariait « mystérieusement » l’ensemble des contradictions : Le Père hébraïque, le Fils nazaréen, l’Esprit paulinien. Aujourd’hui, la Trinité a perdu le sens du compromis. Elle se dissout dans l’insignifiance et l’oubli des enjeux du christianisme primitif.
Le premier terme de la Trinité, le Père hébraïque, s’interprète comme « Dieu et la Torah » (la loi de Moïse) : Dieu en deux personnes. Dieu le Père se meurt maintenant d’une grande vieillesse. Pourtant, sa parole revient sans cesse comme l’écho. Il édite chaque année, ici et là, de nouveaux codes de lois, et ses éclats de voix tonnent comme des bombes. Le moralisme des législateurs, des procureurs et des censeurs, garde l’empreinte religieuse. Il ne cède en rien au pharisaïsme. Qu’on le veuille ou non, la norme morale est toujours la loi de Dieu.
Le Nazaréen n’est plus reconnu depuis longtemps, ni comme Messie, ni comme Fils de Dieu. Quant au troisième terme de la Trinité, l’Esprit, il partage la qualité de rareté avec l’antimatière. Que reste-t-il de l’avènement de Jésus, de sa révolte contre la loi, du règne de l’amour annoncé ? Une Eglise occidentale qui se fane après avoir éradiqué les « hérétiques », parce qu’ils voulaient brûler d’amour et brûler la loi. Ils désiraient changer le monde en affirmant que « Dieu » n’en était point le maître. Ils disaient que le vrai Dieu est inconnu. Deux mille ans ont passé, tout est à recommencer !
Yves Maris
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